Avant d'examiner ce projet d'accord de coopération de défense avec le Nigéria, je veux rendre un double hommage.
Tout d'abord, un hommage aux femmes, aux hommes et aux enfants tombés de par le monde, victimes des violences perpétrées par des groupes armés ou des individus fanatiques et crapuleux. Je pense aux victimes des attaques qui ensanglantent le Mali depuis des mois, en particulier à celles d'Ogossagou, mais également aux victimes de Christchurch, en Nouvelle-Zélande.
J'adresse aussi un hommage aux femmes et aux hommes qui oeuvrent loin de leurs familles pour protéger et secourir les populations civiles en proie aux violences et aux catastrophes : je veux parler de nos soldats. Ces hommes et ces femmes accomplissent la mission que le pouvoir politique leur a confiée au péril, et parfois au prix, de leur vie. Nous savons ce que nous leur devons. Nous leur devons reconnaissance et protection. Nous ne devons pas croire qu'ils sont invulnérables et recourir à eux en tout temps, en tout lieu, sans discernement. Notre premier devoir envers eux est de proposer une vision politique qui donne un sens à leur engagement et permette de transformer en paix durable les victoires tactiques qu'ils ont remportées et remporteront.
De ce point de vue, les autorités politiques sont en échec. Il est indispensable d'accepter de le voir et de le dire si l'on veut y remédier. La notion de « guerre au terrorisme », empruntée aux néoconservateurs américains et encore trop souvent évoquée, nous a placés dans une impasse. À cela, il y a deux raisons principales. La première est qu'on ne fait pas la guerre à un procédé, mais à un ennemi. Se donner un objectif vague, c'est être dans l'impossibilité de reconnaître une victoire et de déclarer la fin d'une opération. La deuxième raison de l'échec, c'est que le terrorisme est fondamentalement utilisé pour servir des desseins politiques. De fait, la réponse militaire est forcément très partielle et ne suffit pas à elle seule. C'est une oeuvre sans fin si l'on ne s'interroge pas sur les sources profondes de l'action violente et les objectifs qu'elle vise.
Certains pensent peut-être qu'il est superflu de faire ce genre de rappel. Pourtant, des faits récents prouvent le contraire. Alors qu'il est indispensable de dresser le bilan des engagements militaires de la France en Afrique, en particulier au Mali, tout est fait pour l'empêcher. Je rappelle que le groupe La France insoumise a demandé ce bilan dès le début de notre législature. Nous l'avons demandé aussi lors des débats sur la loi de programmation militaire, mais nos efforts ont été vains. L'idée de réfléchir collectivement à l'histoire récente a été repoussée avec dédain par la majorité. Il y a quelques jours, ce sont des chercheurs qui ont été empêchés de rendre publique leur réflexion. La parution du dossier consacré au Mali par la revue Afrique contemporaine, éditée par l'Agence française de développement, a été repoussée sine die. Aux yeux mêmes des membres de la rédaction, il ne s'agirait ni plus ni moins que de censure. Comment dire le contraire ? Sur le principe, c'est inacceptable.
Cet accord de défense avec le Nigéria s'inscrit totalement dans la continuité de la politique menée par la France en Afrique depuis l'intervention en Libye. Certes, qui voudra se prononcer contre le principe de la coopération avec un État comme le Nigéria, qui répond mieux que tant d'autres aux exigences de la démocratie ? Mais l'imprécision de ce texte et ses non-dits ont de quoi inquiéter. L'article 4 énumère les domaines de la coopération envisagée, mais une mention mise entre parenthèses nous précise benoîtement que cette liste n'est « pas limitative ». C'est donc un chèque en blanc que l'on nous demande de signer au Gouvernement.
Or le Gouvernement a montré le peu de cas qu'il fait de notre assemblée, en particulier lorsqu'il s'agit de défense et d'Afrique. Faut-il rappeler qu'il y a à peine un mois, le Premier ministre donnait l'ordre d'employer la force au Tchad pour venir en aide à la dictature d'Idriss Déby ? Or le Gouvernement a refusé tout débat à ce sujet. Une lettre du Premier ministre – trois lignes exactement – nous a placés devant le fait accompli. Mme Parly puis M. Le Drian ont fait une présentation sommaire, l'une devant la commission de la défense, l'autre devant celle des affaires étrangères, mais nous n'avons pas eu droit à un débat, et encore moins à un vote dans l'hémicycle. Pourtant, le fondement légal de cette intervention au Tchad est extrêmement fragile : les accords qui nous lient à ce pays ne prévoient pas que les troupes françaises puissent y opérer au service du Gouvernement. Le fondement politique de ces frappes est encore plus contestable : comment peut-on prétendre oeuvrer à la pacification d'une région si gravement, largement et profondément déstabilisée en mettant nos armes au service d'un despote sanglant comme M. Déby ?
Nous avons intérêt à l'installation de la paix sur le continent africain, mais la lutte pour une paix durable est vouée à l'échec si elle est menée unilatéralement et au mépris des principes politiques que la République professe. Ces principes qui font notre devise, nous les voulons, nous les savons universels. Or, à chaque fois que nous les utilisons pour travestir le sens réel des décisions prises par le Gouvernement, nous passons pour des hypocrites, notre crédit s'amenuise et la confiance indispensable aux rapports entre les hommes et entre les peuples disparaît. Nous éloignons encore l'horizon de la paix et de la sécurité.
C'est pourquoi la vérité et la transparence sont indispensables à l'atteinte de nos objectifs. La diplomatie de cabinet n'est, en réalité, pas très différente de la diplomatie de couloir. Le secret dans les relations internationales ne peut rien d'autre que nous concilier l'amitié des dictateurs : il ne permet pas de mobiliser des peuples ni d'ouvrir des perspectives de paix. Comme disait Jaurès, nous devons avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire. La droite de l'hémicycle préférera peut-être que j'évoque Péguy, qui nous exhorte à faire l'effort d'accepter de voir ce que l'on voit.