L'accord entre l'Union européenne et l'Arménie qu'il me revient de vous présenter est un texte d'une grande importance. En effet, les deux parties ont su trouver un compromis traduisant leur volonté commune de partenariat tout en tenant compte des contraintes géopolitiques.
Du point de vue européen, cet accord s'inscrit dans ce que l'on appelle la « politique de voisinage », et plus précisément dans sa déclinaison pour les voisins orientaux de l'Union, formalisée en 2009 sous l'appellation de « partenariat oriental ». Cette politique, orientée vers six anciennes républiques soviétiques, a pour objet de leur proposer l'intégration la plus profonde possible à l'espace européen, sans pour autant ouvrir de perspectives explicites d'adhésion. Le coeur de ces partenariats est l'offre d'accords d'association afin de permettre à ces pays de s'intégrer de fait au marché unique, à travers une forte coopération européenne, un démantèlement quasi-total des barrières douanières et un alignement de leur législation sur l'acquis communautaire. Trois partenaires orientaux, la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine ont signé des accords de ce type en 2014. Deux autres, la Biélorussie et l'Azerbaïdjan, n'étaient pas intéressés comptes tenus de leurs choix politiques.
Pour ce qui est de l'Arménie, son tropisme envers les valeurs européennes place ce pays en position d'acteur déterminant de la politique de voisinage. Une diaspora d'origine arménienne très nombreuse vit dans les pays occidentaux, notamment aux États-Unis et en France, ce qui crée des liens très intenses avec l'Occident. Près d'un quart de son commerce extérieur a en effet lieu avec l'Union européenne. Enfin, le peuple arménien a fait preuve l'année dernière de son attachement aux valeurs démocratiques lors de ce que l'on a appelé la « Révolution de velours » : en avril 2018, des manifestations massives et pacifiques ont contraint à la démission des dirigeants dénoncés comme corrompus et inefficaces. Un nouveau leader s'est imposé, l'actuel premier ministre Nikol Pachinian, qui a triomphalement remporté les élections législatives consécutives à ces événements et a constitué en janvier dernier son nouveau gouvernement.
Volontairement tournée vers l'Europe, l'Arménie souhaite toutefois conserver une alliance stratégique très étroite avec la Russie, alliance qui correspond à ses intérêts vitaux. La politique étrangère arménienne reste en effet déterminée par les conséquences du conflit du Haut-Karabagh. Ce conflit a été l'un des plus terribles de la fin de l'URSS, puisqu'il a causé 30 000 morts et l'exil forcé de 1,2 million de personnes. Il est apaisé depuis le cessez-le-feu de 1994, mais n'a jamais été formellement réglé sur le plan politique. La ligne de cessez-le-feu avec l'Azerbaïdjan est lourdement minée et militarisée et il s'y produit encore parfois des affrontements. Actuellement, le climat est à l'apaisement, voire à la négociation, notamment grâce à l'activité du Groupe de Minsk. Cependant, les conséquences de ce conflit demeurent terribles. Il y a trois ans, en avril 2016, il y a ainsi eu au moins 160 morts dans les deux camps durant ce que l'on a appelé la « guerre de quatre jours ». La normalisation du conflit, tentée avec la Turquie en 2009, a également été gelée et la frontière terrestre avec ce pays reste fermée. Dans ce contexte, l'Arménie peut difficilement se passer d'une réassurance stratégique de la Russie. Plusieurs milliers de soldats russes y restent déployés ; ils gardent les frontières et assurent la défense aérienne. Les liens avec la Russie sont également très forts dans le domaine économique. De larges pans de l'économie arménienne sont contrôlés par des entreprises russes. Enfin, de très nombreux Arméniens travaillent en Russie et transfèrent chaque année un milliard de dollars de revenus au pays, soit 9 % de son PIB.
Pour toutes ces raisons, lorsqu'en 2015 la Russie a formé l'Union économique eurasiatique, en y invitant ses alliées parmi les anciennes républiques soviétiques, l'Arménie a naturellement décidé d'en faire partie.
Cependant, l'Union eurasiatique est une union douanière, de sorte que ses membres lui transfèrent leur souveraineté en matière commerciale. Ils renoncent à passer individuellement des accords commerciaux, du moins sur les questions de tarifs douaniers. L'Union eurasiatique a également pour ambition de constituer une sorte de marché unique aux législations harmonisées, ce qui a aussi pour effet de limiter potentiellement la capacité pour un de ses membres de s'aligner sur les législations européennes. Dans ces conditions, l'Arménie ne pouvait pas signer avec l'Union européenne un accord d'association comprenant un volet de libre-échange. C'est pourquoi elle a interrompu les négociations engagées en ce sens depuis plusieurs années.
Dans ce contexte, l'Union européenne et l'Arménie ont cherché à partir de 2015 une solution alternative et négocié l'accord que nous examinons aujourd'hui, signé en 2017. Ce texte « sur mesure » est large, ambitieux, juridiquement contraignant, mais ne prend pas la forme d'un accord d'association. Il institue un partenariat dit « global et renforcé ».
Avec près de 400 articles, 12 annexes, deux protocoles, une déclaration commune, ce texte est un document très touffu, très complet, traitant de nombreux sujets. C'est la largeur du champ d'intervention qui explique d'ailleurs qu'il s'agisse d'un « accord mixte », dépassant les compétences propres de l'Union européenne et à ce titre soumis à la ratification de chacun des États-membres de l'Union, même si l'essentiel de ses dispositions sont déjà entrées en vigueur à titre provisoire.
Un grand nombre des clauses de l'accord sont des dispositions génériques présentes dans la plupart des accords de l'Union et à la portée juridique plus ou moins grande. Elles rappellent notamment l'adhésion des parties signataires à de grands principes communs tels que la démocratie, les droits de l'homme, le multilatéralisme, le développement durable, ou prévoient qu'elles coopéreront dans de nombreux domaines.
Parmi les champs de coopération qu'aborde l'accord il est notamment question de l'énergie nucléaire. D'un point de vue formel, c'est pour cette raison que l'accord est également passé au nom de la Communauté européenne de l'énergie atomique, Euratom, puisque cette organisation reste juridiquement distincte de l'Union européenne et doit donc être partie aux traités qui concernent ses compétences.
Mais, au-delà de ce formalisme, cette mention de l'énergie atomique représente aussi un enjeu particulier dans le cas de l'Arménie. Le pays continue en effet à exploiter la centrale nucléaire de Medzamor, située à 30 kilomètres de sa capitale, au coeur de sa seule grande plaine agricole et à 16 kilomètres de la Turquie. Son exploitation avait été interrompue suite à la catastrophe de Tchernobyl et au terrible séisme qui a ravagé le nord de l'Arménie en 1988, mais a été reprise en 1995 alors que le pays faisait face à une situation économique très difficile et au blocus de deux de ses voisins. Medzamor fournit plus de 40 % de l'électricité arménienne ; on comprend son caractère stratégique. La licence d'exploitation a été plusieurs fois prolongée durant la dernière décennie. Elle court maintenant jusqu'en 2026. Le Premier ministre arménien a même déclaré en juillet 2018 travailler à l'extension du fonctionnement du réacteur jusqu'en 2040.
Déjà, en 1999, le plan d'action accompagnant le précédent accord de partenariat entre l'Union européenne et l'Arménie prévoyait le développement d'énergies alternatives pour aboutir à une fermeture définitive de la centrale. Une aide compensatoire de 100 millions d'euros avait été proposée. Mais rien n'a été fait.
L'article 42 du présent accord prévoit donc une coopération dans le domaine énergétique qui couvre explicitement la sûreté nucléaire. Il est stipulé que cette coopération recouvre non seulement des mesures d'échanges de bonnes pratiques et de formation, mais aussi « la fermeture et le déclassement sécurisé de la centrale nucléaire de Medzamor et l'adoption rapide d'une feuille de route ou d'un plan d'action à cet effet, compte tenu de la nécessité de remplacer cette centrale par de nouvelles capacités (…) ». Il y a donc une forme d'engagement à aller vers la fermeture de la centrale, mais conditionné au développement de capacités électriques alternatives. Il est donc important que la coopération européenne avec l'Arménie mette l'accent sur la sûreté nucléaire.
S'agissant des mesures dans le domaine commercial et économique, comme je l'ai dit, l'appartenance de l'Arménie à l'Union économique eurasiatique interdit tout engagement spécifique en matière de droits de douane. L'accord rappelle donc seulement les engagements existants à l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Cependant, l'accord comprend des engagements nouveaux de l'Arménie dans certains domaines dits non tarifaires. Par exemple, l'Arménie s'engage à mettre en conformité sa législation avec celle de l'Union européenne, au terme de délais variables, concernant la réglementation de plusieurs secteurs des services, tels que les services informatiques, les communications électroniques, les services postaux, les services financiers, les transports, le commerce électronique, ou encore en matière de marchés publics. Dans ce domaine, l'Arménie s'engage à adopter des règles qui garantissent de manière effective qu'il y ait des appels d'offres ouverts et que des recours opérationnels existent contre les abus. Il y a également des engagements d'alignement sur le droit européen pour un certain nombre de réglementations sectorielles.
Il faut enfin dire un mot d'une question qui intéresse spécialement notre pays. L'Union européenne a demandé à l'Arménie, comme elle le fait avec ses autres partenaires, de respecter et protéger ses indications géographiques. Or, il apparaît que depuis 1863, donc un siècle et demi, des distilleries arméniennes vendent, notamment en Russie, des alcools sous l'appellation « cognac ». Plus marginalement, les Arméniens produisent aussi du mousseux sous la dénomination de « shampagnskoïé ».
Au moins sur le cognac et sur un marché, la Russie, la concurrence arménienne avec notre production nationale est réelle. Les volumes et les recettes sont moindres, mais non négligeables. D'après les statistiques disponibles, les Arméniens auraient ainsi produit 30 millions de litres de ce qu'ils appellent « cognac » en 2017, contre 200 millions de bouteilles de notre cognac. Ces productions, l'une et l'autre presqu'intégralement exportées, auraient généré environ 200 millions de dollars de recettes d'exportation pour l'Arménie, contre plus de 3 milliards d'euros pour la France. Il y a d'ailleurs des intérêts français des deux côtés, puisque la principale marque arménienne appartient à Pernod Ricard. L'Arménie compte 40 000 viticulteurs pour 3 millions d'habitants. Ses alcools représentent 10 % de ses exportations. Les enjeux socio-économiques sont donc importants.
C'est pourquoi l'article 237 de l'accord prévoit le renoncement de l'Arménie aux appellations litigieuses, au terme d'une période de transition, courte pour le champagne, plus longue pour le cognac, puisqu'elle est de 13 ans pour la vente en interne et même de 24 ans pour l'export, sous réserve que les étiquettes ne soient pas libellées en caractères latins et ne puissent induire en erreur le consommateur sur la véritable nature de ces boissons. Je rappelle que c'est le marché russe qui est l'enjeu principal.
Par ailleurs, en contrepartie, l'Union européenne s'engage dans l'accord à fournir à l'Arménie une aide technique et financière en vue de la création d'une nouvelle dénomination alternative à celle de « cognac » et d'actions de promotion et de commercialisation pour éviter les désagréments en termes de compétitivité. L'Union européenne et l'Arménie ont jusqu'au 1er juin 2019 pour définir d'un commun accord ce paquet d'aide, sur la base d'une étude indépendante. Il y a donc un calendrier serré et des enjeux pour les producteurs français, puisqu'à défaut d'aide européenne, les Arméniens pourraient se considérer comme dégagés de leurs engagements. Cette question est suivie attentivement pas nos administrations.
Je voudrais enfin évoquer une question sur laquelle l'accord ne comprend pas d'engagements nouveaux et contraignants, mais qui est sensible : celle des conditions de circulation des hommes et des femmes entre l'Arménie et l'Union européenne. L'Arménie, comme les autres pays du voisinage de l'Union européenne, souhaite parvenir le plus vite possible à une suppression de l'obligation de visa à l'entrée de ses citoyens dans l'espace Schengen pour les séjours de moins de trois mois – les Moldaves bénéficiant déjà de cette exemption depuis 2014, les Géorgiens et les Ukrainiens depuis 2017.
Cependant, il faut savoir qu'avec tous les pays (et pas seulement l'Arménie), cette question délicate est traitée à part des grands accords de portée générale. Avec tous, l'Union a organisé un dialogue spécifique, avec des phases successives et des vérifications que les pays respectent leurs engagements pour maîtriser les risques sécuritaires et migratoires. Il doit en être de même avec l'Arménie. C'est pourquoi l'accord rappelle, dans son préambule, que « le renforcement de la mobilité des citoyens dans un environnement sûr et bien géré reste un objectif essentiel », mais renvoie la question des visas à un dialogue qui sera ouvert « en temps voulu », « pour autant que les conditions soient réunies ». Il n'y a donc pas d'engagement nouveau.
À ce jour, neuf États-membres – ou dix, si l'on compte le Royaume-Uni – ont ratifié l'accord que je vous présente aujourd'hui. Je crois qu'il est dans l'intérêt de notre pays et de l'Arménie de ratifier rapidement cet accord.
Nous avons en effet une relation particulière avec la République arménienne. Cela ne tient pas uniquement à des enjeux économiques, qui, comme nous l'avons vu, restent relativement limités. Cela tient à la force des liens humains et affectifs. Un demi-million de nos compatriotes ont une origine arménienne plus ou moins lointaine et enrichissent la France et sa culture, à l'image d'une personnalité symbolique telle que Charles Aznavour. C'est la communauté la plus nombreuse en Europe, hors-Russie. Par ailleurs, 20 000 Arméniens au sens strict, c'est-à-dire citoyens de la République d'Arménie, résident ou séjournent durablement sur notre sol. Il existe de multiples coopérations bilatérales, notamment de nombreuses coopérations décentralisées. Les relations politiques sont excellentes, avec des rencontres fréquentes au plus haut niveau des deux exécutifs. Nous savons enfin la vigueur des débats que nous avons eus, dans notre Assemblée, sur les questions de la reconnaissance et du négationnisme du génocide de 1915, dont le Président de la République a annoncé il y a quelques semaines qu'il serait commémoré officiellement tous les 24 avril.
Par ailleurs, si la plupart des dispositions de l'accord sont déjà entrées en vigueur à titre provisoire, comme il est généralement procédé pour les accords européens, ce n'est pas le cas de tous les articles comme par exemple celui sur la sûreté nucléaire. Ces articles s'appliqueront seulement lorsque tous les États-membres auront ratifié le texte.
La France doit donc rapidement marquer son approbation à cet accord qui renouvelle les relations entre l'Union européenne et l'Arménie. Je vous invite à adopter le projet de loi que nous examinons.