La commission des affaires économiques s'est saisie pour avis des deux articles du projet de loi. Le premier prévoit la mise en place d'une taxation de certains services numériques, le second modifie la trajectoire de l'impôt sur les sociétés (IS), afin d'obtenir un rendement budgétaire supplémentaire pour financer les mesures d'urgence économiques et sociales votées en décembre.
J'aimerais insister sur l'importance du premier article : il répond à une attente très forte de nos compatriotes, qui souhaitent que les géants du numérique contribuent de manière plus substantielle à l'impôt. Le numérique a bouleversé le fonctionnement de l'économie et des sociétés contemporaines ; les géants du numérique, qui ne se limitent pas aux seuls GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), ont modifié considérablement nos habitudes de consommateurs – nous le mesurons au quotidien.
Ces nouveaux modèles, fondés sur le principe de l'innovation, offrent des perspectives de croissance nouvelles pour les décennies à venir. L'idée n'est certainement pas de s'insurger contre leur succès ni de vouloir entraver leur développement ; mais nous devons apporter aujourd'hui une réponse à ce problème majeur que constitue l'insuffisante contribution des géants du numérique à l'impôt. Ainsi, Google, qui est, avec 790 milliards de dollars de capitalisation boursière, la troisième entreprise la plus cotée en bourse après Apple et Amazon, acquitte en France un IS de l'ordre de 15 millions d'euros. Le contraste est saisissant ! Quant à l'entreprise Airbnb, qui mise beaucoup sur la France, première destination touristique mondiale, elle aura payé 160 000 euros au titre de l'IS !
De façon plus générale, la Commission européenne estime que les entreprises traditionnelles paient en moyenne un impôt de 23 % sur les bénéfices, contre 9 % pour les entreprises du numérique. Comment ne pas comprendre le sentiment d'injustice des Français et de nos petites et moyennes entreprises (PME) et très petites entreprises (TPE), lorsqu'un restaurant est susceptible d'acquitter d'un montant d'imposition supérieur à celui d'Airbnb ?
Pourquoi les géants du numérique échappent-ils dans de telles proportions à l'impôt ? D'abord parce que la création de valeur ne nécessite plus un établissement physique stable de l'entreprise, alors que l'identification d'un établissement physique stable est au fondement de la fiscalité des entreprises : les géants du numérique créent leurs valeurs à partir d'actifs immatériels, à commencer par les données des utilisateurs. Ceux-ci, sans être rémunérés, sont au coeur du modèle d'affaires des géants du numérique.
Par ailleurs, bon nombre de grandes entreprises du numérique mettent en place des stratégies de planification fiscale agressives pour échapper à l'impôt, qui consistent à localiser leurs filiales dans des pays misant sur une fiscalité très basse pour attirer les capitaux ; le groupe facture ensuite des prestations fournies entre filiales à des prix de transfert déconnectés des prix du marché. Répréhensibles moralement, ces comportements ne sont pas toujours condamnables juridiquement.
Nous ne pouvons-nous contenter de cet état de fait. Nous voulons construire une politique fiscale juste et efficace ; or la faible taxation des géants du numérique est profondément injuste.
Injuste, car les grandes entreprises du numérique profitent pleinement des services publics français, employant des ingénieurs formés dans nos universités et nos grandes écoles, mobilisant nos réseaux routiers et nos réseaux de télécommunications.
Injuste, car elle conduit à une forme de concurrence déloyale entre les entreprises traditionnelles et les géants du numérique qui interviennent sur les mêmes secteurs d'activité – secteur hôtelier, transport individuel de voyageurs.
Injuste, car elle entretient la position monopolistique de ces acteurs. Les marchés du numérique se caractérisent par des rendements croissants et un tout petit nombre s'en partage l'essentiel des parts. La faiblesse de l'imposition conforte cette hégémonie : comment espérer que des pépites françaises et européennes grandissent si elles doivent acquitter d'impôts bien plus élevés que les entreprises déjà leaders sur leur marché ?
Injuste, enfin, car elle conduit à reporter le manque à gagner budgétaire sur les autres catégories de redevables, les travailleurs et les plus petites entreprises. Cela est inacceptable : l'équité fiscale est le préalable du consentement à l'impôt, c'est même à mon sens le fondement du pacte social.
La situation actuelle ne peut donc satisfaire personne. Qui plus est, la taxation des GAFA est inefficace en ce qu'elle ne permet pas de taxer la valeur là où elle est créée, ce qui affaiblit considérablement le rendement de l'impôt.
Face à ce constat, que pouvons-nous faire ? J'en suis convaincu, c'est vers une solution européenne et internationale qu'il faut s'orienter à terme. À cet égard, notre pays a constamment fait preuve d'une détermination sans faille. Dès juillet 2017, le ministre de l'économie et des finances, M. Bruno Le Maire, et ses homologues allemand, anglais, italien et espagnol ont écrit à la Commission pour demander une taxation commune des services numériques. À la suite de cette demande, deux propositions de directive ont été émises. Dix-neuf États sont désormais convaincus de la nécessité d'agir ; malheureusement, l'exigence d'unanimité en matière fiscale ne permet pas d'envisager une solution européenne pour le moment.
Les auditions menées dans le cadre de la préparation du rapport laissent espérer qu'une solution pourra être trouvée au niveau de l'OCDE d'ici à 2020. Dans cette attente, nous faisons le choix de mettre en place une taxe nationale. Il ne s'agit pas de faire cavalier seul, mais d'agir au plus vite pour accélérer le rythme des négociations internationales. Cette taxe n'enlève rien à la nécessité de parvenir à un consensus européen et international ; c'est pourquoi sa vocation est temporaire. Remarquons d'ailleurs que ce texte a donné un nouvel élan aux négociations au sein de l'OCDE.
Quelles sont les grandes caractéristiques de la taxe proposée ? En premier lieu, elle est lisible. Elle reprend largement le dispositif prévu dans la proposition de directive européenne. Avec un taux uniforme de 3 %, elle poursuit un objectif de clarté pour les entreprises concernées.
En deuxième lieu, c'est une taxe ciblée, qui ne concerne que les activités pour lesquelles les utilisateurs situés en France contribuent à la création de valeur : publicité ciblée, intermédiation et vente de données en ligne. Le taux de 3 % s'appliquera au chiffre d'affaires tiré de ses activités, et la taxe sera due en proportion du nombre d'utilisateurs localisés en France. Elle ne dépend donc pas du lieu d'établissement de la société, mais de la présence d'utilisateurs sur le sol français, un moyen innovant pour lutter contre l'optimisation fiscale.
Cette taxe ne vise que les très grandes entreprises dont le chiffre d'affaires, pour les activités susmentionnées, est supérieur à 750 millions d'euros au niveau mondial et à 25 millions d'euros au niveau français. Au total, elle concernera une trentaine de groupes. Nous avons fait ce choix afin de ne pas entraver le développement des start-up françaises et européennes ni la digitalisation des TPE et PME.
Enfin, la taxe est rétroactive : elle s'appliquera à compter du 1er janvier 2019.
Sur le plan économique, cette taxe doit permettre d'atténuer les effets anticoncurrentiels qui résultent aujourd'hui d'une trop faible taxation : les géants du numérique, souvent étrangers, viennent concurrencer les entreprises nationales tout en bénéficiant d'une fiscalité plus favorable.
En matière de justice fiscale, cette taxe doit assurer une plus juste contribution des géants du numérique au financement des services publics dont ils bénéficient largement : 400 millions d'euros sont attendus sur le plan budgétaire.
Je veux rassurer ceux qui craignent des effets négatifs pour l'investissement et l'emploi en France : le nombre très limité de redevables nous permet largement d'écarter cet écueil.
Il ressort des auditions que nous avons menées que l'effet sur les consommateurs sera limité, puisque le modèle économique des géants du numérique repose précisément sur la gratuité d'utilisation. Il est par ailleurs peu probable que la taxe soit répercutée sur les entreprises partenaires : dans un environnement très concurrentiel, les géants du numérique tenteront de maintenir autant que possible leur position dominante sur le marché.
Je voudrais, avant de conclure, également évoquer le deuxième article du projet de loi. Si le second article poursuit un objectif simple de rendement budgétaire, il n'en demeure pas moins essentiel. Il prévoit qu'un taux de 33,33 % continuera de s'appliquer en 2019 pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur ou égal à 250 millions d'euros et ce, sur la fraction de bénéfice imposable supérieure à 500 000 euros.
Il s'agit d'un léger infléchissement par rapport à la trajectoire de l'IS prévue par la loi de finances pour 2018, puisqu'un taux de 31 % avait été initialement retenu. La baisse de l'IS est une priorité politique de la législature : les entreprises françaises pâtissant encore trop des charges administratives et fiscales. Mais il est juste que les très grandes entreprises soient mises à contribution, de façon conjoncturelle, pour répondre aux attentes très fortes des citoyens en matière de pouvoir d'achat, sans pour autant mettre en danger l'équilibre des comptes publics.
Des recettes budgétaires supplémentaires de l'ordre de 1,7 milliard d'euros sont attendues, qui permettront de financer en partie les mesures d'urgence économique et sociale votées en décembre 2018. Le cap d'un taux d'IS de 25 % en 2022 est maintenu. Les entreprises réalisant un chiffre d'affaires inférieur à 250 millions d'euros se verront appliquer pour l'exercice 2019 un taux normal de 31 % pour la part des bénéfices supérieure à 500 000 euros, et de 28 % pour la part des bénéfices inférieure à cette somme. Pour les entreprises concernées par ce changement de trajectoire, cette modification sera neutre : elle ne revient pas sur un avantage acquis, mais consiste simplement à retarder d'un an la baisse du taux.
Il nous incombe, en tant que législateur, d'adopter ces deux articles qui répondent à des attentes fortes exprimées par nos concitoyens.