Dans le rapport Avia-Taïeb-Amellal, il est proposé de soutenir des initiatives du type name and shame, visant à publier la liste des annonceurs dont les contenus sont visibles sur des sites diffusant des propos haineux. Je tiens au plus grand pragmatisme sur ce sujet : les annonceurs ne sont pas nos ennemis, mais nos partenaires. Je n'ai rencontré aucun annonceur qui ne soit pas dérangé de retrouver ses publicités affichées sur des sites racistes. Je n'en connais aucun ! S'il y avait des annonceurs racistes ayant très envie que leurs publicités paraissent sur des sites racistes, il faudrait, bien évidemment, recourir au name and shame. Ce qu'il faut, en réalité, c'est continuer de faire émerger une responsabilité de l'intermédiaire publicitaire. Le secteur s'en est chargé. Le Gouvernement doit progresser dans sa réflexion, avec le secteur. Cela pourrait, s'il le faut, passer par la régulation mais je crois qu'il y a une vraie prise de conscience.
J'ai évoqué l'excitation suscitée par l'arrivée des réseaux sociaux. De la même manière, l'invention de la publicité personnalisée a suscité un grand enthousiasme. On se réjouissait, par exemple, d'avoir « pris » la une du site du Monde, entre 17 et 21 heures pour tel prix. Comme dans les bourses du début de ce siècle, les acheteurs médias saisissaient leur téléphone pour réserver tel ou tel créneau. Aujourd'hui, ce fonctionnement a complètement disparu. Désormais, tous les sites collectent de la donnée – de façon plus respectueuse, grâce au RGPD – et les acheteurs paient, pour toucher une cible particulière – par exemple les 18-25 ans qui habitent dans une zone particulière – avec la promesse que l'intégralité de cette cible sera touchée en moins de quarante-huit heures. La chaîne d'acteurs mobilisée pour aboutir à ce résultat peut compter jusqu'à dix intermédiaires : entre ceux qui négocient avec les sites, pour apposer le petit carré dans lequel s'affichera la publicité ; ceux qui collectent de la donnée pour définir qui regarde le site à quel moment ; ceux qui intègrent les informations dans des bases et ceux qui font les intermédiaires de négociation. S'ajoute à cela un système de négociations et d'enchères permanentes permettant de toucher telle ou telle cible mais en payant le moins cher possible, donc avec des délais plus longs etc. Le résultat est qu'on ne sait plus du tout où les publicités atterrissent in fine. Il faut – le RGPD le rend nécessaire – apporter une plus grande transparence sur ces sujets. Certains très grands annonceurs ont d'ailleurs expliqué qu'ils ne souhaitaient plus travailler avec des régies incapables d'expliquer leur dispositif de déploiement et d'achat médias. Les acteurs veulent avancer. La France, qui possède parmi les meilleurs acteurs au monde sur ces sujets, a un rôle à jouer. Profitons-en !
Je suis également très favorable aux initiatives citoyennes qui visent à identifier les mauvaises pratiques. Certaines associations font de la veille sur les sites racistes. Des annonceurs du CAC 40 recrutent des agences qui enquêtent en permanence pour s'assurer que leurs publicités ne sont jamais affichées sur de tels sites. Je crois que nous allons dans la bonne direction mais donnons-nous rendez-vous dans six mois pour voir si les choses ont bien avancé. Quand nous aurons avancé sur les nouveaux modes de régulation des contenus haineux, il faudra également nous assurer que le secteur a bien progressé sur ce sujet.
L'éducation est le premier élément du plan d'action. L'éducation et l'information sont la base de toutes les solutions. En France, Facebook a créé, de façon volontaire, un fonds d'un million d'euros – même si je ne suis pas naïf quant à leurs motivations, je les en remercie – pour financer des associations dont l'objet est la promotion du civisme en ligne. Certaines interviennent en milieu scolaire ; d'autres créent des contenus sur les réseaux sociaux pour sensibiliser les jeunes publics ; d'autres encore assurent le suivi des victimes de contenus haineux. Certaines pratiques de harcèlement et de violence en ligne n'ont rien de spécifique à Internet, lequel n'est que le moyen d'une pratique historique. Des élèves se font désormais renvoyer de leurs établissements pour des violences en ligne. Il faut créer, au sein des établissements, les conditions d'un dialogue pour lutter contre cette forme de harcèlement scolaire, lequel doit s'intégrer au temps de la vie scolaire, à l'instar de la lutte contre le racket ou d'autres formes de violences à l'école.
Il faut prendre conscience que ce qui se passe dans le monde numérique est aussi important que ce qui se passe dans le monde physique. Tel est le message que nous essayons de faire passer lors de nos interventions en milieu scolaire, notamment avec le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (CLEMI). Les questions que nous devons nous poser sur l'information dans le monde physique – leurs sources ou leur fiabilité, par exemple – sont les mêmes dans le monde virtuel, si ce n'est que cela va plus vite et qu'elles y sont plus nombreuses. J'ai participé à plusieurs ateliers dans des écoles primaires, où l'on réapprend aux enfants des règles en vigueur dans le monde physique, mais qu'ils n'appliquent pas dans le monde numérique parce qu'ils ont l'impression que les conséquences seraient moins graves : ne pas donner son nom à un inconnu, ne pas partager de photos avec n'importe qui. En réalité, 95 % des problèmes que rencontre la jeunesse en ligne se résument en cinq grands thèmes. Nul besoin d'y passer beaucoup de temps, ce qui importe, c'est de discuter régulièrement de ce sujet, dans la famille et dans les établissements.
Depuis cinq ans, des expérimentations sont menées. Désormais, l'enjeu est de passer à l'échelon national. Heureusement, alors même que cette formation ne fait pas partie du programme, une majorité d'écoles primaires et de collèges prévoient une à deux heures dans l'année pour discuter de ces sujets, ce qui est bien sûr loin d'être suffisant, surtout si l'enfant n'a pas d'autres heures d'échanges en famille.
Développer les compétences numériques permettra aussi de créer des automatismes. C'est pourquoi la promotion de l'enseignement de l'informatique tout au long de la scolarité est essentielle. Sortir de la naïveté face à un écran est essentiel. En 2018, nous avons introduit dans les programmes du lycée une initiation essentielle de deux heures hebdomadaires aux sciences informatiques, dès la classe de seconde. Tous nos élèves de seconde à partir de l'année prochaine suivront une introduction à la programmation, à la façon dont le web est architecturé, à ce que sont l'intelligence artificielle, le rôle des sciences dans la société etc. En première et en terminale, une option de six heures sera disponible pour ceux qui le voudront. L'enjeu est maintenant de réfléchir à la façon d'enseigner ces matières au collège et à l'école primaire. Les établissements, en particulier privés, voient se multiplier massivement des cours de code ou d'informatique, hors temps scolaire. Nous souhaitons les diffuser également dans les établissements publics, ce qui est de plus en plus le cas mais qui a un coût. C'est nouveau et nous n'avons pas encore tous les enseignants ou les intervenants pour le faire. De nombreuses start-ups et associations proposent des solutions à travers la France. En résumé, une meilleure maîtrise technologique, une meilleure prise de conscience des risques et un meilleur dialogue dans la famille me semblent être la solution.
Enfin, s'agissant de l'information, n'oublions pas que les plateformes possèdent de la surface disponible sur les écrans. Je ne sais pas si cela passera par une action volontaire de ces plateformes – certaines sont prêtes à le faire – ou par la loi mais je crois que l'on doit être capable de leur demander d'allouer une partie de cet espace pour faire de la sensibilisation, comme elles en allouent une partie pour faire de la publicité. On l'a fait pour la protection des données à caractère personnel. Sur les comportements à risques, les contenus violents et le harcèlement, aucun écran ou bannière n'est prévu pour vous sensibiliser. Facebook, dans sa lutte pour le civisme en ligne, propose des choses, que je n'ai pas encore vues. Si tous les acteurs agissaient durablement et à hauteur de leur activité économique, cela pourrait avoir de l'impact.