Il y a effectivement des moyens, et il y a surtout une réflexion menée sur le sujet. Quand le complotisme est favorisé par la promotion d'idées venues de l'étranger, avec la volonté de gêner le fonctionnement de l'État, voire de le renverser, il est possible de se structurer, puisqu'il existe un ennemi identifié qui cherche à déstabiliser la démocratie.
En revanche, quand on a affaire à un complotisme « de bonne foi » et que c'est votre propre peuple qui construit ces idées, y croit très fort, les diffuse et est sincèrement persuadé que toute personne portant la voix du pouvoir ne peut que faire partie du complot, les choses deviennent beaucoup plus difficiles et nécessitent une réflexion approfondie.
Ce dont nous parlons parfois comme d'une fiction est souvent une réalité dans les salles de classe, notamment dans les quartiers populaires. Un professeur qui aborde le thème du complotisme dans sa classe va très vite se rendre compte qu'un tiers, si ce n'est les deux tiers de ses élèves, y croient très fort. Il a alors le choix entre deux possibilités : soit il se protège en n'abordant plus jamais ce thème au cours de l'année, soit il affronte le problème en se disant que convaincre les élèves partisans du complotisme va constituer son défi de l'année, qu'il réussira à relever par le débat, l'information et le questionnement sur les sources.
Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, plusieurs théories du complot ont émergé comme des vérités révélées et ont été massivement soutenues par des personnes qui y croyaient sincèrement. Ce qui m'incite toutefois à rester optimiste, c'est que j'ai vu aussi des Gilets jaunes qui avaient à coeur d'éteindre des rumeurs qu'ils savaient infondées. À un moment donné, il s'est trouvé quelqu'un qui, affirmant détenir des informations de nature à faire tomber le Gouvernement, donnait même des conférences à travers toute la France et avait réussi à susciter, auprès des Gilets jaunes, un culte autour de sa personne… Aujourd'hui, de nombreux Gilets jaunes, y compris parmi leurs leaders, reconnaissent avoir eu tort en croyant aveuglément ce que racontait cet homme qu'ils ne connaissaient pas, simplement parce qu'ils avaient très envie d'y croire, et regrettent de s'être fait avoir par un imposteur.
On peut penser qu'à force d'entraîner son esprit critique et de se confronter à d'autres systèmes de pensée que le sien, on finit toujours par ouvrir les yeux, mais lorsque le problème concerne des adultes, il est beaucoup plus difficile à régler, car ils n'ont pas de personnes plus âgées, parents ou professeurs, à qui se référer, et le questionnement qui leur permettra de s'en sortir ne peut venir que d'eux-mêmes.
La difficulté se trouve encore aggravée par le fait que certains prospèrent grâce au complotisme en vendant des livres – qu'on trouve dans toutes les librairies, qu'elles soient physiques ou en ligne – qui rencontrent un succès massif, sur des thèmes tels que « les 200 familles qui dirigent le monde » ou le « complot reptilien » – une macro-théorie du complot selon laquelle des reptiliens pouvant prendre forme humaine nous manipulent. Il se trouvera peut-être, aujourd'hui ou demain, quelqu'un pour affirmer qu'un bug dans une vidéo où j'apparais prouve que je suis en fait un lézard !
Aussi invraisemblables que les théories du complot puissent paraître, certains y croient très fort, pour une raison bien simple : c'est qu'il est très agréable d'y croire, en partant de l'idée que ce n'est pas parce que c'est simple que ce n'est pas vrai. Par exemple, de nombreuses personnes ont du mal à accepter, au sujet des attentats terroristes, que ceux-ci ne sont pas toujours le fait de malades mentaux et qu'il existe aussi, malheureusement, des individus très structurés qui cherchent à nous détruire. Pour ces personnes, il est parfois plus simple d'accepter l'idée selon laquelle les attentats sont le fait d'un gouvernement infiltré par les reptiliens...
Il en est de même de la Shoah : il est dur d'accepter que des hommes structurés ont délibérément planifié la destruction de millions d'autres et, pour certaines personnes, il est beaucoup plus simple de le nier purement et simplement, ou d'imaginer un complot.
C'est pour cela que le complotisme est si difficile à démonter par les parents, par l'école, par les élus et le Gouvernement : parce qu'il est plus simple à comprendre et plus facile à accepter. Pour la même raison, il est à craindre que ce phénomène ne dure longtemps, et nous devons nous préparer à être forts.
Je ne suis pas sûr que la loi puisse nous être d'un grand secours. À mon sens, elle n'est utile que quand des théories complotistes sont mises en oeuvre à des fins de manipulation d'un scrutin et de déstabilisation d'un gouvernement, d'un État. Quand il ne s'agit que de manipuler les esprits, il est beaucoup plus difficile de trouver un fondement pénal. Les premières lois contre les mouvements sectaires avaient déjà montré à quel point il était difficile de définir un délit en l'absence de prise d'intérêts financiers, et il a fallu de très nombreuses années pour constituer en la matière un arsenal législatif digne de ce nom.
Le complotisme, c'est la réinvention de la réalité, caractérisée par une modification de sa perception et par une décentralisation des manipulateurs : pour cette raison, les groupuscules dont émanent les théories complotistes sont extrêmement difficiles à identifier – nous n'avons pas affaire, ici, aux compagnies géantes que sont les GAFA !
Tout à l'heure, madame la députée, vous avez cité l'interview que j'ai donnée cette semaine dans Libération. Je maintiens mes propos et confirme qu'il existe bel et bien une internationale d'extrême droite ou conservatrice, très bien financée par certains entrepreneurs qui diffusent aujourd'hui ses idées de façon très officielle et tout à fait légale, en réaction à l'influence qu'ils considèrent comme excessive des libéraux cosmopolites : ils veulent, à leur tour, financer partout dans le monde des universités qui formeraient des gens convaincus que les peuples doivent se replier sur eux-mêmes, et qu'il faut faire tomber les grandes nations libérales.