Intervention de Général Jean-Pierre Bosser

Réunion du mercredi 11 octobre 2017 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je voudrais tout d'abord vous remercier très sincèrement de m'accueillir, une nouvelle fois, au sein de votre commission.

Vous le savez, j'attache la plus grande importance à la continuité et à la qualité des échanges que l'armée de terre entretient avec la représentation nationale tant au niveau central qu'au niveau local. Les portes des régiments vous sont toujours ouvertes et je vous encourage à les découvrir ou même à les faire découvrir.

Depuis les élections législatives de juin dernier, nous avons eu plusieurs occasions de nous rencontrer. Le 19 juillet, vous me receviez pour une audition. J'avais alors souhaité vous donner quelques clefs de compréhension très générales de l'armée de terre. Le 19 septembre, j'ai eu le plaisir d'accueillir un grand nombre d'entre vous à Satory pour une demi-journée de présentation conçue à votre intention. Nous avons été très honorés par cette visite et par l'intérêt que vous avez manifesté pour la vie de nos soldats et leurs équipements. Cela a été une occasion privilégiée d'échanger avec vous et de vous faire mieux comprendre nos problématiques.

Je vous retrouve aujourd'hui dans le cadre de la série d'auditions budgétaires auxquelles votre commission procède en ce moment. Mon objectif est de vous apporter un éclairage sur la façon dont le projet de loi de finances pour 2018 contribue à répondre aux défis de court terme de l'armée de terre et prépare l'avenir.

Pour cela, je souhaite tout d'abord partager avec vous mon analyse de la situation globale de l'armée de terre.

J'aborderai ensuite mes priorités dans le cadre du projet de loi de finances pour 2018.

Enfin, j'évoquerai mes ambitions à plus long terme pour l'armée de terre, qui s'inscrivent dans l'objectif que le président de la République a lui-même fixé aux armées.

Pour commencer, ma première observation porte sur les trois ruptures majeures que l'armée de terre a connues depuis trois ans.

La première rupture concerne les menaces et l'engagement des forces armées sur le territoire national. Les attaques terroristes de 2015 ont entériné le fait que le territoire national constitue un théâtre d'opérations à part entière, où nos soldats sont autant exposés que sur les théâtres extérieurs et où l'emploi des forces est peut-être encore plus difficile. Le recours aux armées pour la protection du territoire national n'était pas nouveau mais le déclenchement de l'opération Sentinelle en janvier 2015 a représenté un changement d'échelle et de nature. Dans un tout autre contexte, l'engagement de l'armée de terre à la suite du passage de l'ouragan Irma est un bon exemple des capacités que nous pouvons mettre au service du territoire national en situation de crise, avec des forces de souveraineté déjà positionnées et des renforts venus de la métropole pour remplir des missions de secours, de sécurisation et de reconstruction.

La deuxième rupture porte sur notre organisation, il s'agit de la mise en place du modèle « Au Contact », que nous vous avons présenté le 19 septembre dernier à Satory. Je n'y reviens donc pas. Je rappelle seulement qu'il organise l'armée de terre en douze commandements et que l'un de ses piliers emblématiques est le commandement terre pour le territoire national, ce qui replace la mission stratégique « protection » au coeur du modèle.

Enfin, la troisième rupture est tendancielle, c'est celle de la remontée en puissance qu'a connue l'armée de terre depuis 2015. Rupture physique qui s'est traduite très concrètement par des recrutements supplémentaires, avec la création de trente-trois unités élémentaires et la densification de deux régiments. Rupture culturelle également car il a fallu changer notre mode de pensée. L'armée de terre vivait depuis des années sur un rythme continu de déflation de ses effectifs et de déconstruction. Il a fallu inverser la tendance. Or, je le dis souvent, on ne reconstruit pas comme on déconstruit. Le monde a changé et il faut faire preuve non seulement de volonté mais encore d'intelligence et de sens de l'innovation.

Deuxième observation : l'armée de terre est aujourd'hui engagée de façon intense. Ses engagements sont marqués par quatre caractéristiques principales.

Elle est tout d'abord confrontée à une forme de durcissement des modes d'action de l'adversaire, notamment au Levant et en bande sahélo-saharienne. Au cours de l'été, nous avons connu au Sahel une attaque par engin explosif chaque semaine, souvent avec charge double. En 2017, trois de nos soldats sont morts en opération et soixante-dix-neuf ont été blessés. Nous avons aussi subi la destruction de plus d'une vingtaine de véhicules. Nous avons décidé une montée en gamme de nos moyens déployés : en bande sahélo-saharienne, avec l'engagement de véhicules de l'avant blindés, VAB Ultima, et des véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI) ; au Levant, avec des canons CAESAR ; à l'est, avec des chars Leclerc et des VBCI. Aujourd'hui, il n'existe pour les soldats de l'armée de terre aucune mission calme, ni à l'extérieur, ni sur le territoire national, réalité que je rappellerai cet après-midi aux jeunes élèves officiers des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.

J'en viens à la deuxième caractéristique : l'étalement de nos forces. Lorsqu'on regarde la carte des engagements de l'armée de terre, on constate que nos soldats sont présents au Sénégal, au Mali, au Niger, au Tchad, en Mauritanie comme au Levant. Il faut avoir conscience que cette dispersion entraîne des tensions sur les effectifs et les compétences. Elle génère en particulier des difficultés dans certaines capacités comme les structures de commandement, les systèmes d'information et de communication ou encore la logistique.

Troisième caractéristique : l'armée de terre fait face à une diversification des conflictualités. Elle est confrontée à des menaces couvrant tout le spectre des relations de puissance qui, fait important, peuvent se combiner.

Il y a les menaces conventionnelles, relevant de la dialectique du fort au fort, avec un retour de la puissance se manifestant de la part de puissances anciennes ou émergentes par des stratégies de déni d'accès, d'expansion territoriale, de projection de force ou d'influence.

Il y a la dialectique du fort au faible, avec des menaces hybrides nous opposant à des adversaires dissymétriques de second ordre mais capables de se regrouper rapidement, d'utiliser ponctuellement des technologies militaires de pointe et de mener des actions plus conventionnelles.

Il y a, enfin, la dialectique du fort au fou, avec des menaces à caractère irrégulier recouvrant plusieurs aspects : le « fou religieux », à l'extérieur sous la forme d'un terrorisme islamiste ultra-violent et à l'intérieur sous la forme de djihadistes isolés ou de cellules organisées capables d'actions d'ampleur et coordonnées ; le « fou tout court », avec le déclenchement de réactions mimétiques chez des individus souffrant de graves maladies psychiatriques.

J'en viens à la quatrième et dernière caractéristique de nos engagements actuels : la prévalence toujours plus marquée des perceptions sur les réalités. Vous me direz qu'il n'y a là rien de bien nouveau et que la désinformation a une longue histoire. Mais à l'heure de l'instantanéité de l'information, des médias sociaux, des médias alternatifs voire de la politique « post-vérité » et des fake news, il me semble que jamais les émotions, les idéologies et les croyances personnelles n'ont eu autant d'influence sur l'opinion publique, au détriment des vérités de fait. L'un des derniers exemples emblématiques en date est cette photo du journaliste Matthieu Mondoloni, reporter à France Info, montrant un soldat portant dans ses bras une petite fille qu'il a secourue après le passage de l'ouragan Irma. Elle a été taxée par certains de « propagande », au moment où de nombreuses rumeurs circulaient sur Internet pour dénoncer une situation à Saint-Martin bien pire que la réalité. C'est tout de même très révélateur.

Troisième observation : je considère aujourd'hui que l'armée de terre, professionnalisée depuis une vingtaine d'années, est arrivée à l'âge de la maturité.

Maturité des soldats, tout d'abord. Malgré leur jeune âge, les soldats de l'armée de terre sont disponibles, courageux et disciplinés. Partout, ils font preuve de beaucoup de sang-froid et d'efficacité. Je tiens à citer ici le 1er régiment de chasseurs parachutistes, le 13e régiment de Dragons parachutistes ou le 6e régiment du génie qui, après avoir connu en 2017 des pertes au combat, au Mali ou en Irak, ont poursuivi leur mission. Je cite également les soldats des 511e et 515e régiments du train qui ont perdu des camarades, morts au combat en 2016 au Sahel en conduisant des camions de convois logistiques. Dès le lendemain, ils ont repris le volant pour poursuivre l'acheminement des convois.

Maturité des familles, ensuite. Nous avons des familles exemplaires, mais il ne faut pas occulter le fait que les contraintes qui pèsent sur leur vie quotidienne sont de plus en plus durement ressenties. La suractivité, la mobilité géographique, le poids des absences répétées, les difficultés rencontrées pour trouver un logement, un emploi pour le conjoint ou un établissement scolaire pour les enfants sont autant de facteurs qui affectent leur moral. Nous devons être très attentifs à la reconnaissance que nous leur témoignons et à leur accompagnement. C'est un point sur lequel a insisté Mme la ministre, qui souhaite déployer un plan à leur intention.

Maturité sur le plan des valeurs. Les soldats de l'armée de terre vivent de façon concrète les valeurs de la communauté nationale. Ces valeurs, nous n'en avons pas l'exclusivité, mais elles nous sont enviées. C'est pour nous un grand motif de satisfaction que de constater que nous pouvons les mettre en avant de façon décomplexée. Nous devons toutefois être très vigilants pour en préserver l'écosystème.

Maturité enfin sur le plan de nos relations avec nos partenaires. La France a les moyens de ses ambitions en matière de coopération, qu'il s'agisse de générer des coopérations ou d'intégrer des coalitions déjà en place. La certification du Corps de réaction rapide-France l'an dernier a montré que nous étions parfaitement en mesure de nous intégrer dans des opérations européennes, comme le souhaite le président de la République. L'armée de terre possède une capacité d'interopérabilité qui lui permet de compter en Europe et au sein des grandes alliances.

Je terminerai mon analyse de la situation actuelle de l'armée de terre par une quatrième observation portant sur les seuils critiques auxquels nous expose notre remontée en puissance.

Il s'agit tout d'abord des seuils critiques en matière de recrutement et de formation. En trois ans, l'armée de terre a recruté 46 000 soldats, effort sans précédent dans l'histoire récente que seule la France a été capable de fournir en Europe. D'autres armées européennes, vous le savez, ne parviennent pas à recruter les effectifs dont elles ont besoin. Nous poursuivrons cette évolution en 2018, année pendant laquelle nous avons l'intention de recruter un peu plus de 13 000 soldats. Toutefois, les recruteurs ont pu constater l'apparition d'un niveau seuil, au-delà duquel la qualité des dossiers s'érode. Pendant vingt ans, l'armée de terre n'était jamais descendue en dessous du ratio d'un dossier utile sur deux ; aujourd'hui, le ratio se situe à un dossier utile sur 1,8. Cela met en exergue la question de l'attractivité du métier des armes et de nos parcours professionnels.. Concernant la formation, il y a en permanence plus de 5 000 soldats à l'instruction, ce qui est énorme pour une armée engagée comme la nôtre. Aujourd'hui, si nous devions poursuivre la croissance de nos effectifs, je considère que notre capacité maximum de remontée en puissance se situe aux alentours de 1 000 personnels supplémentaires par an.

La remontée en puissance nous a également confrontés à des seuils critiques en matière de compétences. Nous avons des effectifs suffisants en nombre mais du fait du temps de latence de la formation, nous avons un fort déficit sur les hauts de pyramide. Pour former un chef de groupe, un chef de section ou un commandant d'unité, il faut du temps. Huit ans sont nécessaires, par exemple, pour rendre opérationnel un chef de section d'infanterie à la tête d'une section de VBCI. Ainsi, il manque en volume environ 1 000 officiers et, en qualité, environ 3 000 sous-officiers supérieurs dans l'armée de terre. La remontée en puissance prend du temps, et nécessite un schéma d'anticipation dans le domaine des ressources humaines. Rien ne sert d'avoir de nouveaux chars, si nous n'avons pas de militaires pour les piloter et les diriger.

Dans le domaine très sensible de l'infrastructure, j'ai privilégié des solutions d'hébergement innovantes, comme les bâtiments modulaires durables à ossature de bois appelés CATALPA. Mais la situation reste globalement préoccupante. Si, il y a vingt ans, les soldats étaient mieux logés au régiment qu'à la maison ; aujourd'hui, ils sont souvent moins bien logés au régiment qu'à la maison. Or, j'estime que les conditions de vie constituent un facteur clef pour fidéliser les militaires.

En matière de préparation opérationnelle, l'engagement massif sur le territoire national s'est traduit pour l'armée de terre par une chute de l'entraînement, qui se mesure grâce à deux indicateurs : d'une part, le nombre de soldats ayant passé plus de 150 jours en dehors de leur garnison – 16 000 en 2016 pour l'armée de terre ; d'autre part, le nombre de journées consacrées à l'entraînement – de 84 en 2014, elles sont passées à 64 en 2015 puis sont remontées à 72 en 2016. L'effet des 11 000 hommes supplémentaires se fait ressentir par une remontée en puissance de notre capital opérationnel. Mon objectif est de retrouver à l'été 2018 le niveau qui était le nôtre avant les attentats de 2015.

Dans le domaine des équipements, l'armée de terre est confrontée à deux problématiques. D'une part, le volume d'équipements est resté globalement constant malgré l'augmentation des effectifs. Notre force opérationnelle terrestre compte 77 000 militaires alors que nos équipements sont conçus pour un standard de 66 000. D'autre part, nous vivons une fragilité capacitaire, car certains de nos équipements, conçus dans les années soixante-dix et employés sans interruption en opérations depuis 25 ans, sont usés.

Enfin, dans le domaine du soutien ou de l'environnement de l'armée de terre, la remontée en puissance a mis sous tension tous les acteurs. Le service de santé des armées (SSA) a été en difficulté pour délivrer des certificats d'aptitude médicale et assurer le flux accru de visites médicales périodiques. Le service du commissariat des armées (SCA) est également très sollicité et doit répondre à de multiples défis – exemple parmi d'autres : trouver pour les militaires des chaussures correspondant à leur pointure, détail qui a son importance. Et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) a pu éprouver des difficultés pour réaliser les contrôles élémentaires de sécurité dans des délais compatibles avec les besoins d'engagement.

Vous me pardonnerez cette analyse un peu longue mais il me semble essentiel, avant de déterminer où l'on va, de savoir d'où l'on vient.

J'en viens à ma seconde partie, mes priorités pour 2018.

Ma première priorité est que l'armée de terre retrouve un niveau d'entraînement qui était peu ou prou celui qu'elle avait avant le déclenchement de l'opération Sentinelle en 2015. Pour cela, il est impératif d'amplifier le mouvement amorcé au premier semestre 2017 d'une reprise de la préparation opérationnelle interarmes (PO-IA). Elle nous permettra d'engager de manière homogène les forces de l'armée de terre sur des théâtres d'opération de haute intensité. Le projet de loi de finances alloue à l'armée de terre des ressources financières permettant d'atteindre environ 81 journées de préparation opérationnelle pour la force opérationnelle terrestre, ce qui est en deçà de notre norme de quatre-vingt-dix jours, mais nous estimons que cela nous permettra de maintenir l'activité au même niveau que celui visé en 2017.

Ma deuxième priorité concerne les équipements et le système de maintien en condition opérationnelle (MCO). Cette priorité est entièrement liée à la première. Il ne peut y avoir de préparation opérationnelle interarmes rassemblant, par exemple, un noyau dur d'infanterie ou de cavalerie et des militaires du génie et de l'artillerie ainsi que des services de logistique que si les équipements suivent.

À cet effet, nous mettons en oeuvre le projet MCO-terre 2025 qui permet de mieux impliquer les industriels dans le maintien en condition opérationnelle des équipements. Il repose sur un nouvel équilibre entre la maintenance réalisée par des acteurs étatiques et la maintenance par l'industrie privée, qui doit passer d'un ratio de 90 %-10 % à un ratio de 60 %-40 %. Nous devons pour cela distinguer ce qui relève de la maintenance opérationnelle, qui vise à générer de la disponibilité technique sur le terrain – typiquement les petites pannes courantes – de la maintenance industrielle, c'est-à-dire des opérations de régénération lourde pour lesquelles nous faisons appel aux industriels privés. Le projet de loi de finance pour 2018 consacre un effort de 506 millions d'euros de crédits de paiement à l'entretien programmé des matériels terrestres, dont une partie viendra financer ce projet MCO-terre 2025, ce dont je me réjouis, même s'il manque encore pour la seule année 2018 environ 50 millions pour garantir un financement complet et contribuer à la remontée d'activité.

Ma troisième priorité est d'accélérer le retour à l'équilibre des ressources humaines de l'armée de terre. Pour cela, nous devons à la fois atteindre progressivement un taux d'encadrement officier conforme à celui d'une des premières armées du monde occidental, poursuivre l'effort en matière de recrutement, gagner la bataille des compétences et réussir la fidélisation. Le renforcement de la condition militaire est le facteur clef pour atteindre ces objectifs.

La ministre a souhaité lancer un plan d'accompagnement des familles et d'amélioration des conditions de vie des militaires. Il visera notamment à mieux prendre en compte les absences opérationnelles, à améliorer l'intégration des familles dans la communauté de défense et à améliorer les conditions de logement et d'hébergement. Une enveloppe de 22 millions d'euros est provisionnée dans le PLF 2018 pour le financer. Je serai très attentif à ce qu'il ait des effets concrets sur le quotidien de nos soldats et à ce que les leviers de décision soient placés entre les mains du commandement. Avoir un plan décliné en quarante-six mesures, c'est bien, mais sans chef d'orchestre pour les incarner localement, ces dispositions vont se diluer dans l'espace et dans le temps. Nos gens ont besoin d'interlocuteurs de contact et c'est le commandement, localement, qui est le mieux placé à mon sens pour répondre à ces attentes.

Enfin, je souhaite en 2018 finaliser le modèle « Au Contact » et sa gouvernance. Cela ne réclame pas forcément des augmentations budgétaires. Nous voulons renforcer la cohérence d'ensemble de la doctrine, de la formation et de l'entraînement, soutenir la renaissance d'une école supérieure de guerre « terre », redéfinir le rôle et la place du renseignement de niveau tactique, face aux trois types de menaces que j'ai évoquées – conventionnelles, irrégulières et hybrides. Nous nous attacherons également à intégrer la cybersécurité dans l'armée de terre, à structurer l'aguerrissement ou encore à rénover la doctrine dans le domaine de la cynotechnie.

J'aborde maintenant ma dernière partie, mes ambitions pour l'avenir de l'armée de terre.

Disons-le tout de suite : je ne suis pas tout seul, je ne détiens pas la vérité absolue. Je m'inscris pour commencer dans les travaux de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale, qui viennent de s'achever. Le comité de rédaction présentera ses conclusions vendredi prochain au président de la République. Je ne m'étendrai donc pas aujourd'hui sur ce sujet. Simplement, je veux dire que nous avons eu un été actif, avec des réunions tous les jeudis depuis le 20 juillet, et je tiens à souligner la qualité de ce laboratoire de réflexion, dirigé de main de maître par Arnaud Danjean.

Une fois ces premiers jalons posés, la loi de programmation militaire (LPM) viendra s'inscrire à la fois dans le temps court, le temps moyen et le temps long. Sans entrer dans le détail des travaux d'élaboration qui viennent de débuter, je voudrais vous dire que je souhaiterais la voir porter des ambitions de réparation, de recapitalisation et de modernisation, articulées par le chef d'état-major des armées.

L'ambition de réparation vise à pallier des déficiences majeures, tout en préservant des programmes majeurs comme Scorpion étape 1, l'arrivée du missile de moyenne portée, le remplacement du FAMAS ou le modèle « Au contact ». Par exemple, aujourd'hui, l'armée de terre ne peut pas se déplacer de manière autonome sur le territoire national : elle manque de véhicules légers. L'entretien des vieux parcs nous coûte cher alors que sont disponibles, même sur étagère, des matériels de qualité qui nous permettraient de remédier aux insuffisances en matière de mobilité terrestre.

De même, nous sommes en train d'user nos canons CAESAr de façon accélérée dans le cadre de l'opération Chammal, au Levant. Il faudra les remplacer, de même qu'il faudra remplacer les radars nécessaires à la coordination dans la troisième dimension et à la défense sol-air (GM 60). Je n'entrerai pas dans les détails mais le transport logistique est aussi concerné. Nous devrons remplacer notre camion GBC 180, qui atteint quarante ans d'âge. Nous manquons aussi de moyens de franchissement. À l'est, nous pouvons être engagés sur des portions de terrain où il y a une coupure humide tous les dix kilomètres. À ce jour, il ne doit rester que cinq cents mètres de ponts, qui doivent en outre être modernisés.

L'ambition de recapitalisation vise à restaurer un modèle qui a été sous-doté. C'est donc du fonctionnement courant, du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (MCO-T), de l'activité, de l'infrastructure. C'est réinvestir dans les dispositifs avancés, outre-mer et à l'étranger. C'est veiller au niveau des taux d'encadrement. Et cela intègre aussi la condition militaire. En fait, pour résumer, c'est bien vivre son métier – ne pas être obligé de courir parce qu'il manque des paires de chaussures, des casques, des connexions « Félin » (Fantassin à équipements et liaisons intégrés), des gilets de protection – et bien vivre de son métier.

La modernisation, bien sûr, c'est tout le chantier Scorpion, mais c'est aussi la recherche et le développement, l'innovation, la transformation numérique, la cybersécurité… Au fond c'est intégrer le XXIe siècle. Cela inclut d'ailleurs les procédures d'acquisition des équipements, dont vous parlera peut-être le délégué général pour l'armement, car nous devons être assez agiles pour accompagner l'accélération des progrès technologiques et éviter tout décrochage.

Pour conclure cette présentation, je voudrais vous parler des travaux que j'ai demandés à mon état-major en cette rentrée.

Le président de la République nous a fixé une ambition et nous donne des moyens. Il a souhaité que nous soyons la première armée européenne. Aujourd'hui, l'armée de terre française est sans doute la première en Europe, mais comment va-t-elle faire pour le rester ? Quels sont les critères qui nous permettront de dire au président le chemin que nous traçons pour qu'elle le reste ? Je fais actuellement travailler de nombreuses personnes sur cette question, y compris des généraux en deuxième section.

Voici quelques pistes qui nous paraissent intéressantes et s'inscriront sans doute dans les jalons de la revue stratégique.

Le premier critère est sans doute la détention d'un modèle d'armée complet ou presque complet, qui permette d'intervenir dans le haut comme dans le bas du spectre, seuls ou non, d'entrer en premier et d'affronter tout type d'ennemi. Je parle de modèle « presque complet » parce que nous pouvons trouver certaines capacités chez nos amis allemands ou – pourquoi pas ? – italiens ou espagnols.

Le deuxième critère me paraît être la masse. À partir de quels effectifs sommes-nous capables de gérer simultanément plusieurs théâtres, de durer et de régénérer nos hommes, nos munitions, nos équipements ? Aujourd'hui, notre force opérationnelle terrestre et son environnement opérationnel représentent 100 000 hommes, sans compter les soutiens. Cela me paraît le seuil en dessous duquel la masse serait insuffisante.

Le troisième critère, que je n'avais pas identifié au départ, est le niveau d'aguerrissement. Il s'agit d'avoir dans l'armée de terre des soldats capables de gagner les combats les plus durs, dans des milieux humains et physiques complexes – de la haute montagne au milieu nautique. Il s'agit également d'avoir une capacité à durer, à supporter des pertes et à accepter, s'il le faut, de payer le prix du sang. Lorsque nous parlons de mutualisation avec nos camarades étrangers, nous avons toujours de bonnes idées, mais lorsque nous en arrivons à l'engagement opérationnel et à imaginer la possibilité de perdre des soldats au combat, la collaboration est plus délicate. Nous pouvons former en commun nos munitionnaires, nos spécialistes d'explosifs, nos pilotes d'hélicoptères, mais cela devient compliqué lorsqu'il s'agit de s'engager ensemble pour prendre des risques majeurs.

Un quatrième critère est la possession d'équipements de quatrième génération, qui permettent de pratiquer un combat interarmes réellement « infovalorisé », c'est-à-dire qui tire tous les bénéfices de la révolution numérique. Une armée de quatrième génération allie la rusticité et la haute technologie.

Un cinquième critère est la capacité à créer et à soutenir des coopérations, dans le cadre d'alliances classiques comme l'OTAN ou d'alliances ad hoc ou de circonstance, avec un pays africain ou un pays européen.

Tous ces critères reposent sur un cadre robuste, constitué d'une spécificité militaire et d'une condition du personnel stabilisées, reconnues et acceptées. La spécificité militaire est essentielle pour parer au risque de banalisation du métier des armes. Il faut bien mettre en cohérence notre ambition militaire et le cadre administratif et juridique dans lequel nous vivons et préparons nos engagements. Vous le savez, je porte un regard particulier sur la directive européenne sur le temps de travail, et je pourrai, fort de l'éclairage de mes homologues étrangers qui ont eu à mettre en oeuvre cette directive, répondre à vos questions sur ce point. Quant à la condition du personnel, je l'ai déjà évoquée.

Je vais maintenant conclure. Nous entrons avec ce projet de loi de finances pour 2018 dans une dynamique de remontée en puissance et une forme d'optimisme non pas béat mais nouveau. Il faut que la prochaine loi de programmation militaire donne à cette nouvelle dynamique de la profondeur et du champ.

Avant d'aller plus loin, j'ai la conviction qu'il faudra passer par un premier temps au cours duquel nous rapprocherons les moyens des ambitions. Ce n'est pas du tout anormal : cela fait quinze ou vingt ans que l'on se plaint du fait que les moyens s'éloignent des ambitions. Il faudra donc un petit moment pour qu'ils s'en rapprochent avant de constater des effets totalement nouveaux. Rapprochons donc les moyens des ambitions, et nous répondrons déjà à l'une des préoccupations majeures de l'institution, qui doit apparaître dans les comptes rendus des auditions de mes prédécesseurs depuis plus de vingt ans.

Cette remontée en puissance exige d'opérer individuellement et collectivement un changement culturel majeur. La période qui s'ouvre ne sera pas forcément simple, mais elle sera propice aux bâtisseurs – et je pense que cela nous va bien.

Je vous remercie, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, de votre attention. Paul Reynaud parlait, en 1925, de construire « l'armée de nos besoins ». C'est ce que nous allons essayer de faire pour le court, le moyen et le long terme, au travers de la loi de programmation.

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