Mes chers collègues, c'est avec plaisir que je vous présente la note sur les technologies quantiques intitulée « Introduction et enjeux ». Cette note est la première d'une série consacrée aux différentes déclinaisons de ces technologies, dont elle constitue un préambule plus général.
Les investissements dans le domaine des technologies quantiques ont connu une expansion forte au cours des dernières années avec une course mondiale bien engagée dont les enjeux sont aussi bien scientifiques que stratégiques. Aux côtés de la course à l'intelligence artificielle ou des investissements dans les blockchains, la récente course aux technologies quantiques fait partie des grands enjeux qui pourraient permettre à certains pays d'occuper une place stratégique dans l'innovation, mais parfois aussi avec beaucoup de communication.
Rappelons tout d'abord que la physique quantique a été formalisée dans les années 1920 et a révolutionné notre conception du monde atomique. Elle est à l'origine de nouveaux principes tels que la quantification de l'énergie, qui fait référence aux « quanta » ou « paquets d'énergie » : par exemple, quand un atome passe d'un certain niveau d'excitation à un autre, une quantité d'énergie bien précise est émise ou reçue, ce qui est radicalement différent de la continuité de l'énergie que connaît la physique classique. Un photon émis lors d'un changement d'état d'excitation d'un atome a une fréquence précise, ou un multiple de cette fréquence. Un autre principe fondamental est la dualité onde-corpuscule : il faut penser un électron, un photon ou une autre particule fondamentale comme quelque chose qui est à la fois ponctuel et ondulatoire donc délocalisé. En conséquence, ce « quelque chose » n'a pas de position précise, mais seulement une probabilité de position. Par exemple, on peut illustrer ce comportement avec les expériences assez étonnantes dites « de Young », dans lequelles des particules passent à travers des fentes et diffractent comme le ferait une onde. On peut citer aussi le principe de superposition d'états, selon lequel l'état d'une particule quantique est une combinaison linéaire de différents états, sans qu'on aille vraiment jusqu'à dire quelle est à la fois dans un état et dans un autre. De même, l'intrication quantique caractérise le fait que les états de deux particules peuvent être corrélés et liés intimement, même à très grande distance.
La France a joué un rôle important en physique quantique, avec des scientifiques français majeurs dans les années 1920 et 1930, notamment avec des personnalités comme Louis de Broglie, et plus récemment avec des théoriciens comme Serge Haroche ou Alain Aspect – le premier ayant déjà obtenu le prix Nobel, et tout le monde s'attendant à ce que le second le reçoive aussi un jour.
De nombreuses technologies, intégrées dans notre vie quotidienne depuis des décennies, utilisent déjà les grands principes de la physique quantique. Tel est le cas des lasers, dont on pensait, au moment de leur invention, qu'ils ne constituaient qu'une illustration des principes de la mécanique quantique « pour la beauté de l'art » et dont on s'est rendu compte après coup qu'ils pouvaient avoir toutes sortes d'usage. Tel est également le cas des transistors, ou encore des systèmes de localisation par satellite. Rétrospectivement, ces diverses applications ont marqué ce qu'il est convenu d'appeler la première révolution quantique.
Dans les années 1980 et 1990 sont nées par ailleurs les premières idées d'applications de la physique quantique en informatique, avec l'idée que certains calculs pourraient être très sensiblement accélérés en appliquant les principes de la physique quantique au cas des ordinateurs. En particulier, le principe de superposition permettrait d'effectuer une sorte de calcul parallèle, le parallélisme étant assuré ici par les lois de la physique. À l'époque que j'évoquais à l'instant, il existait cependant encore de nombreux verrous technologiques : on se demandait en particulier quels algorithmes on pourrait utiliser, sous réserve de disposer du bon équipement physique. Un pavé dans la mare a été lancé par le théoricien Shor avec son fameux « algorithme de Shor », montrant que, avec un ordinateur reposant sur les principes de la physique quantique, on pouvait résoudre le célèbre problème de la factorisation d'un grand nombre en facteurs premiers à une vitesse considérablement plus rapide qu'avec un ordinateur classique. Très vite a alors émergé l'idée que cette technique pourrait « casser » la cryptographie existante, qui devrait alors se rabattre vers d'autres codes. Mais aussi l'idée que certains calculs absolument infaisables avec les ordinateurs modernes, même de haute performance, pourraient être effectués par des ordinateurs quantiques.
En parallèle, la demande en puissance de calcul n'a cessé de croître et a pu être satisfaite grâce à des supercalculateurs de plus en plus sophistiqués et à la fameuse « loi de Moore ». Celle-ci « prédit » une augmentation exponentielle de la densité de transistors, et indirectement une augmentation exponentielle de la capacité de calcul. Mais nous sommes sur le point d'arriver à un plateau pour cette loi de Moore avec les technologies classiques : pour certains indicateurs, elle n'est déjà plus vérifiée depuis quelques années et on se rend compte que si on veut poursuivre la croissance exponentielle de la performance en informatique, si on veut dépasser les freins techniques et limiter la consommation électrique et les coûts qui augmentent très vite, une rupture technologique s'impose. Pour l'instant, l'idée d'ordinateurs fondés sur les technologies quantiques semble la plus prometteuse, même si une grande incertitude demeure quant à l'horizon de temps auquel ces ordinateurs sont susceptibles d'être disponibles. C'est un sujet pour lequel, compte tenu des enjeux, de très forts investissements industriels privés et étatiques se concentrent en Europe, aux États-Unis ou encore en Asie. On parle maintenant de deuxième révolution quantique : une révolution quantique qui ne porte plus seulement sur les lois de la physique mais aussi sur le rapport avec l'informatique et l'information, et qui trouve différentes applications, par exemple :
– le calcul quantique, avec la possibilité de réaliser certains calculs avec une puissance et une vitesse démultipliées ;
– la simulation quantique, pour reproduire de manière formalisée des interactions quantiques entre atomes au sein de molécules ou de cristaux, avec l'idée que ces interactions, extrêmement complexes et reposant sur une très grande combinatoire, pourraient précisément être décrites par les possibilités offertes par les lois de la mécanique quantique ;
– les communications pour échanger de l'information via des protocoles et des supports quantiques ultra-sécurisés avec une idée simple : si vous arrivez à produire une paire de particules intriquées et dans un état quantique déterminé, en transmettant ces particules par des systèmes de câblage adéquat, à deux endroits différents et éventuellement très éloignés, vous disposez alors de récepteurs qui ont exactement la même information. Si un tiers ou un espion a intercepté l'information au passage, l'information est automatiquement modifiée et vous vous en rendez compte. C'est assez impressionnant de se dire qu'avec les lois de la mécanique quantique, on peut mettre au point un algorithme mathématiquement démontré comme « incassable ». Évidemment, cela n'empêchera pas les espions de recourir à d'autres techniques, plus humaines : Mata Hari va devoir reprendre du service !
– et enfin les capteurs quantiques, dont la précision est au niveau de l'atome et permet des applications industrielles et en recherche fondamentale non négligeables.
Comme toujours, on évoque des investissements considérables aux États-Unis, qui se sont dans un premier temps appuyés sur leurs industriels comme Microsoft, IBM ou Intel, mais qui commencent à investir au niveau fédéral, avec un plan d'un milliard de dollars sur cinq ans. Pour ces grands programmes, il faut toujours garder à l'esprit qu'ils incluent une part importante de pure communication et une autre de vrais investissements très sérieux. En Chine, les montants évoqués se comptent en milliards, en tête des budgets d'investissement en la matière. Enfin, en Europe, a été construit un programme d'investissement de type flagship ou « futures technologies émergentes », d'un montant d'un milliard d'euros sur 10 ans. Le montage et la mise en place de ce programme doivent beaucoup au travail de notre collègue Alain Aspect, qui est membre de notre conseil scientifique. Notons aussi un programme lancé par Atos sur la simulation quantique, avec l'idée que, même sans construire un ordinateur quantique, il serait déjà utile de développer les outils pour simuler le fonctionnement d'un tel ordinateur quantique dans le cloud et de le mettre à disposition des chercheurs, des industries qui veulent anticiper et s'approprier le sujet. Il faut aussi souligner qu'un certain nombre de start-up issues de la recherche émergent en France. Par ailleurs, des programmes de financement nationaux complémentaires voient le jour en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas,… avec, à chaque fois, des centaines de millions d'euros. Si on fait le total, on voit que, malgré notre bonne école historique de recherche en physique quantique et certains grands noms et prix Nobel récents en la matière, nos investissements restent limités par rapport aux enjeux. Il y a lieu de signaler également que la France héberge de grands programmes étrangers : par exemple, en décembre 2018, IBM a inauguré un pôle d'excellence mondiale centré sur le calcul quantique à Montpellier. Cela conduit à se reposer la question suivante : comment être fiers de notre capacité à attirer des investissements étrangers dans ces domaines de technologie par la qualité de notre formation et, en même temps, limiter le « siphonnage » de nos talents passant systématiquement de la sphère publique vers la sphère des grands acteurs privés ?
Voilà, mes chers collègues, le panorama général que je souhaitais vous dresser à ce stade : dans d'autres notes scientifiques à venir, nous développerons l'aspect informatique puis le versant cryptographie, en présentant, à chaque fois, les tendances mondiales face aux forces et aux faiblesses de la France. Dans cette perspective, nous avons prévu de visiter un pôle de recherche à Grenoble, sur la partie physique fondamentale, connu comme étant au plus haut niveau international. Pour préparer cette note, nous avons mobilisé un nombre important de spécialistes, énumérés dans la liste des experts consultés : physiciens de haut niveau, directeurs de recherches, mais également journalistes vulgarisateurs qui font un travail de veille approfondi. La note cite également quelques ouvrages récents de très bonne facture, comme celui d'Olivier Ezratty ou la revue « Révolutions quantiques », publiée par le CEA en 2018.