Tout d'abord, merci d'avoir permis que cette première audition soit consacrée au recueil de notre parole ; cela contribue aussi à nous sortir de notre invisibilité et à soutenir le mouvement de libération de la parole qui a commencé à émerger récemment chez les premiers enfants placés.
Je vous remercie également de la rapidité avec laquelle cette mission a été mise en place, aussitôt après la révélation, sur une chaîne du service public il y a quelques mois, de faits et de dysfonctionnements extrêmement graves. Tel est le contexte de la création de cette mission. Cette réponse parlementaire me paraît importante après ce qui a été montré au grand public.
Il va être compliqué de résumer dix ans de placement, puisque j'ai été placé à ma naissance jusqu'à ma majorité. J'ai connu sept lieux de placement différents.
En quelques mots, j'ai été placé parce que ma mère biologique était, et est toujours, malade psychiatrique. Elle est malade mentale et n'a pu s'occuper de moi quand elle a accouché. J'ai donc été confié à une pouponnière le jour de ma naissance et les jours qui ont suivi avant d'être reçu dans une première famille d'accueil dans le département des Yvelines, chez qui je suis resté jusqu'à l'âge de cinq ans. Malheureusement, pour des raisons personnelles et professionnelles, cette famille d'accueil a décidé de partir vivre dans le Sud. Elle a demandé aux services d'aide sociale à l'enfance de maintenir cet accompagnement dans le Sud, mais cela lui a été refusé parce que ma mère biologique habitait en région parisienne et qu'elle détenait l'autorité parentale, malgré le fait qu'elle soit sous tutelle.
J'ai été accueilli dans une seconde famille où j'ai vécu les dysfonctionnements et les maltraitances qui ont été montrés au grand public à la télévision. Cette famille d'accueil m'a fait dormir sur un morceau de polystyrène pendant deux ans, ne me nourrissait pas tous les jours, et il lui arrivait de me frapper.
Il a fallu deux ans à mon éducatrice avant qu'elle se rende compte des violences que je subissais. J'en suis parti en urgence pour arriver dans une troisième famille d'accueil qui avait vécu ce qu'avait vécu ma première famille d'accueil. Quelques semaines avant mon arrivée, elle avait dû se séparer et faire ses adieux à une enfant qu'elle gardait depuis toute petite.
Mes conditions d'accueil évidemment étaient assez particulières parce que cette famille était triste et déprimée. De mon côté, j'étais un enfant qui avait vécu de la violence et qui donc connaissait à cette époque pas mal de problématiques. Et le lien ne s'est pas fait. Je suis resté dans cette famille pendant quatre ans, il a fallu beaucoup de temps avant d'en partir. Je ne me sentais pas bien chez elle, je n'étais pas à ma place. Je n'avais pas été accompagné correctement sur le plan psychique et les traumatismes que j'avais pu vivre n'avaient pas forcément été traités. Elle a essayé de faire de son mieux, d'alerter quand elle n'en pouvait plus, quand elle était à bout, mais elle n'a pas eu de réponse. Le placement chez elle a été maintenu, au prétexte qu'il fallait de la stabilité dans mon parcours et que j'avais déjà vécu assez de ruptures.
Il a fallu que je fugue. J'ai commencé à fuguer à l'âge de huit ans. Je partais, je revenais ; parfois, je passais la nuit dans une petite ville à côté. Enfin, voilà, j'étais tout seul, un enfant dans la rue. Et il a fallu que je fugue sans cesse pour qu'enfin on m'écoute et que l'on m'en fasse partir, sauf que j'ai été placé dans un foyer dans le département des Yvelines qui accueillait quarante enfants aux tranches d'âge très différentes, de trois à dix-huit ans, sur deux étages. Le foyer était mixte : un étage pour les filles, un étage pour les garçons. Je crois avoir vécu les pires années de mon placement puisque, la première année, j'ai été victime de violences sexuelles et de viols par un autre jeune beaucoup plus âgé que moi, mais aussi de violences physiques commises par des professionnels à mon encontre comme à l'encontre d'autres enfants. Je me souviendrai toujours d'une punition qui s'appelait « la punition de la chaise ». On nous mettait dos contre un mur, sans chaise, un dictionnaire sur la tête et une balle de ping-pong posée au-dessus. L'éducateur passait toutes les deux minutes avec une clé en fer, nous cognait dans le genou, et si la balle de ping-pong tombait, on nous balayait et on nous frappait au sol.
C'est ce que j'ai vécu pendant un peu plus de trois ans avant de partir pour aller dans un foyer de rupture dans une ferme dans le Calvados, où je suis resté à peine un an. J'avais compris très vite que si je ne me sentais pas bien dans un lieu de placement, finalement, la solution pour en partir, c'était de tout faire péter. C'est une technique assez simple. Donc, du coup j'ai tout fait péter et je suis parti. Il avait été prévu de me placer dans une famille d'accueil pendant quinze jours avant que je ne rejoigne un foyer dans le sud de la France au cadre un peu plus strict.
Le jour où je suis arrivé chez cette famille d'accueil, on m'a posé une question qu'on ne m'avait jamais posée auparavant. Elle m'a demandé : « Mais pourquoi es-tu là ? » Cela peut paraître très bête comme question, mais c'était la seule fois où j'ai eu l'occasion de raconter mon histoire, de raconter mon placement parce qu'un adulte me l'avait demandé – et me l'avait demandé en laissant les possibilités de réponse totalement ouvertes.
Cette famille m'a fixé deux règles à mon arrivée. J'avais quatorze ou quinze ans. Elle savait que je fuguais beaucoup. Première règle, elle m'a dit : « Tu rentres avant vingt-deux heures. » Seconde règle : « Et tu ne ramènes pas la police. » C'étaient les règles qui m'ont été fixées pour les quinze jours au cours desquels je devais rester dans ce cadre familial. À l'issue des quinze jours, mon éducatrice à l'Aide sociale à l'enfance est revenue, « m'a speedé, a speedé » ma famille d'accueil pour que nous partions, parce que nous étions dans le Sud et qu'il fallait qu'elle fasse un aller-retour rapidement. À ce moment-là, ma famille d'accueil s'est interposée et a dit : « Non, Lyes restera chez nous, nous ne voulons pas qu'il parte. » L'éducatrice a insisté, réinsisté – ma famille d'accueil était quand même un peu forte tête. Pour finir, l'éducatrice a appelé son chef de service, « l'éduc » qui lui a répondu : « Écoute, pour une fois que quelqu'un veut bien de lui, tu n'as qu'à le laisser là-bas. » Voilà, et j'y suis resté jusqu'à ma majorité ! J'avais très peur de finir à la rue. Vous devez le savoir, une personne sans domicile fixe sur quatre a eu un parcours à l'aide sociale à l'enfance. Cela représente beaucoup plus quand on considère la population des jeunes sans abri : en France, 40 % des jeunes SDF âgés de dix-huit à vingt-cinq ans sortent de l'aide sociale. Ma famille, très vite, m'a rassuré en me disant : « Tu es ici chez toi, et même sans contrat jeune majeur, tu pourras rester. Tu as ta chambre, c'est ta maison. » J'ai pu vivre sereinement les dernières années de mon placement pour, après, me construire un avenir. De cela, je lui suis extrêmement reconnaissant.
Alors, oui, mon parcours ne reflétera peut-être pas le parcours de tous les enfants qui sont placés à l'aide sociale à l'enfance. Si aujourd'hui je dois en faire un bilan, je dirai qu'il a été plutôt catastrophique ; néanmoins, quand j'ai publié mon ouvrage en 2014, j'ai reçu sur les réseaux sociaux beaucoup de messages de personnes placées : de personnes de cinquante ans, de soixante ans, de dix-huit ans, et parfois de mineurs qui m'alertaient sur les violences qu'ils avaient subies ou pouvaient subir dans les foyers ou dans les familles d'accueil où ils avaient ou étaient placées. Je me pose aujourd'hui la question de savoir si l'État ou les départements, en fonction de là où on placera le débat, sont un bon parent.
La réponse, actuellement, c'est non. Quand bien même certains ou une majorité d'enfants placés ou d'anciens enfants placés disent avoir bien vécu leur placement, j'ai envie de dire que c'est censé être la norme. Il n'y a rien de plus normal que de protéger des enfants et de faire en sorte que leur placement se passe dans les meilleures conditions possible. Ce qui n'est pas normal, ce sont les violences qu'ils peuvent subir, et c'est là qu'il faut élever le niveau d'intolérance, à la fois dans notre société, mais aussi chez les professionnels.
Il y aurait tant de choses à dire ! Je laisse la parole à mes collègues.