Merci de me concéder la parole.
Je m'appelle Joao Bateka, j'ai bientôt vingt-trois ans. J'ai été placé à l'aide sociale à l'enfance à l'âge de quatorze ans avec ma petite soeur, qui avait douze ans à l'époque. Je fais partie de cette minorité que l'on essaye aujourd'hui de considérer comme majoritaire. Je suis un ancien mineur non accompagné (MNA). J'ai été placé en foyer d'urgence, en internat et dans des familles d'accueil.
Je suis originaire de Luanda, je viens d'Angola. Aujourd'hui, je suis administrateur de DI France, membre de Repairs 94, administrateur de Repairs 75, membre du collectif École pour tous, animateur socio-éducatif, président d'un club de sport.
Aujourd'hui, je ne porte pas simplement le parcours qui est le mien, mais celui de plusieurs autres. Je m'excuse par avance si je déborde sur le temps qui m'est imparti, mais je pense que cela vaut le coup. J'ai avec moi deux lettres ouvertes de plusieurs jeunes, que je vais vous lire sans omettre un seul mot.
« Mesdames, messieurs, je cherche par ce moyen à capter votre regard pendant quelques instants. Je m'appelle Joao, comme le camarade de classe de votre enfant, je m'appelle Saïf, comme le serveur du restaurant où vous déjeunez tous les mardis, je m'appelle Sarah, comme la chanteuse que votre fille écoute sans cesse sur son iPhone, je m'appelle Moussa, Abdel, Hamady, Moustapha, Cédric, Mahamadou, Mahmedi, Sayed, Mohamed, comme l'enfant des voisins d'en face. Vous savez comment je m'appelle et croyez-moi cela me fait plaisir. Cependant, je trouve indispensable de vous dire qui je suis.
« Je suis l'enfant qui, à l'âge de deux ans, a été placé en foyer, pour des raisons que jusqu'à aujourd'hui je ne comprends pas. J'étais très jeune.
« Je suis le jeune adolescent qui, lors de sa crise, a causé énormément de dégâts au sein de la famille qui a décidé de me confier aux soins de l'ASE, dans l'espoir que je puisse grandir avec un accompagnement éducatif de qualité, qui me permettrait de devenir un adulte responsable.
« Je suis le jeune homme qui, à seize ans, a quitté le foyer de sa mère. J'ai séjourné au Burkina, au Niger, en Libye, parmi des centaines de jeunes de mon âge, d'autres encore plus jeunes. Il m'a fallu bien plus que de l'innocence pour traverser cette mer, où plusieurs se sont échoués.
« Motivé par mes rêves et poussé par l'espoir d'une vie meilleure, après six mois de voyage, je me trouve aujourd'hui avec vous. Donc je suis là.
« Je n'ai pas que le passé à vous raconter. Je suis aussi étudiant, apprenti, sportif, artiste. Je joue au football dans le club de ma ville, je chante à la chorale de l'église, je fais du théâtre avec un collectif culturel, je suis animateur au centre de loisir du village d'à-côté. J'aime aller au cinéma le samedi après-midi avec mes amis, écouter de la musique dans les transports et lire un livre quand je m'ennuie.
« Je fais aussi partie de cette génération qui rêve. Il m'arrive de dire aux gens qu'un jour je serai docteur, pompier, infirmière, éducatrice, astronaute, restaurateur, vétérinaire, professeur, footballeur, ingénieur, maçon, menuisier, fleuriste, coiffeuse, etc...
« J'ai certainement un passé différent de celui des autres enfants de mon âge, mais j'aimerais beaucoup que mon présent et mon futur puissent être conjugués avec les mêmes verbes que les autres : vivre, aimer, rêver, jouer, chanter, rire, essayer, échouer, apprendre et réessayer.
« Je suis un enfant de dix ans, quinze ans, dix-sept ans, dix-huit ans, vingt ans. Veillez à ne pas oublier que je suis un enfant, peut-être pas le vôtre, mais celui de quelqu'un, tout comme le vôtre.
« Messieurs, mesdames, le regard que je cherche à capter durant ce court instant n'est pas un regard de pitié, mais d'humanité. Regardez-moi, s'il vous plaît, comme vous avez regardé celui pour qui vous avez été le premier regard humain. Regardez-moi, s'il vous plaît, car si vous ne le faites pas, je meurs, je meurs de honte de ne pas avoir été à la hauteur de votre regard de père, de mère. Si vous ne le faites pas, mon destin sera voué à l'échec. Sans vous mes chances sont moindres.
« Je vous prie de bien vouloir me donner le droit d'avoir le droit. Le droit d'avoir le droit de vivre, comme mon camarade de classe qu'est votre enfant, le droit d'avoir le droit d'être vu par tous comme étant comme tout le monde, le droit d'avoir le droit de rêver, mais avant tout donnez-moi le droit, s'il vous plaît, d'avoir le droit à des nuits de sommeil paisibles, même après mes dix-huit ans. »
Mesdames, messieurs, si je prends ce ton solennel pour vous dire ces quelques mots, c'est que j'espère de tout mon coeur qu'ils toucheront le vôtre, vous, représentants du peuple, vous pères, vous mères, vous êtres humains dotés de toutes les qualités qui nous distinguent dans l'immensité de l'univers.
J'aurais aimé vous parler d'amour, vous raconter une belle histoire à la belle étoile, une nuit de pleine lune. Cependant, contre tout désir, je suis forcé de vous parler, des ruines des nuits sombres, des nuits de faim, de froid, de cauchemars, de désespoir, de peur. Oui, j'ai peur.
J'ai peur de ne plus t'aimer, de vouloir la mort de mes rêves, de ne plus jamais voir l'arc-en-ciel de ma vie, de ne plus attendre car je ne suis plus celui sur qui vous portez l'espoir, je ne suis plus celui sur qui un regard de respect sera posé, à qui une phrase de courtoisie sera adressée. Je deviens celui à qui la dignité a été confisquée.
Combattant de mon parcours, j'ai usé de toutes mes forces pour mériter votre considération, l'empathie, le respect de mes semblables, tout simplement en tant qu'être humain. Je pensais avoir un jour conquis votre humanité et sollicité ces qualités qui sont vous sont nobles. Mais, aujourd'hui, une fois de plus, l'histoire nous rappelle que nos différences sont autant d'obstacles à notre quête d'humanité.
Si je viens aujourd'hui verser sur votre épaule cette première larme, c'est parce que je vous ai trouvé rempli de valeurs, combattant pour une cause à laquelle vous croyez, luttant contre les injustices.
Je n'ai jamais douté, mesdames, messieurs, de votre foi mais aujourd'hui votre foi a besoin d'être prouvée, car une foi sans action est une fois morte.
Je suis un enfant tout comme le vôtre, peut-être pas le vôtre, mais celui de quelqu'un d'autre. Tout comme votre enfant, qui pourrait se retrouver malgré lui dans une situation comme la mienne, peut-être pas aujourd'hui mais demain, peut-être pas ici, mais ailleurs, je vous prie de pas fermer les yeux face à l'injustice, car il existe des lois injustes comme des hommes injustes et nul ne doit de se soumettre à une loi injuste. Et même si nous sommes une majorité d'un seul homme, la vérité c'est la vérité.
Se positionner aujourd'hui, ce ne pas seulement défendre une minorité d'hommes et de femmes affaiblis et martyrisés mais aussi défendre votre foi, vos valeurs, votre dignité en tant que représentants du peuple, de parents et d'êtres humains tout simplement. Ce n'est pas simplement sauver quelques hommes, femmes et enfants, c'est sauver l'humanité.
Je ne cherche en rien à vous flatter avec mes mots de courage ou mes utopies, mais je pense qu'en tant qu'enfant, j'avais besoin de vous rappeler ce que vous représentez pour nous. Vous êtes un modèle, un exemple, une vie, vous êtes un idéal pour nous, et si aujourd'hui le sentiment de lâcheté vous porte, n'oubliez pas que cela aura des impacts sur nous et les générations à venir.
Pour cela, mesdames, messieurs, je vous prie de tout mon coeur d'agir et en aucun cas de ne vous résigner face à l'injustice. Nul ne vaut plus cher que la dignité d'un homme, aucun argent au monde ne peut acheter votre humanité. Aucun patron, homme ou céleste, ne peut vous soumettre à commettre des actes ignobles envers vos semblables.
Aujourd'hui, démuni de tous mes moyens de survie, je me trouve rejeté, abandonné, tel un animal de compagnie, vieux, encombrant et inutile au bord de la route à 18 ans, vous trouvez cela injuste et je vous garantis que votre sentiment d'empathie me touche énormément.
Une belle chanson française dit : « On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille. On choisit pas non plus les trottoirs de Manille, de Paris ou d'Alger pour apprendre à marcher. » Je suis né quelque part, laissez-moi ce repère ou je perds la mémoire.
Laissez-moi ma chance d'apprendre à marcher, ne laissez pas les dix grands et puissants marcher sur ma tête au prétexte qu'elle est trop foncée ou que mon accent est trop corsé. Je ne vous demande pas de m'aimer mais j'exige que vous m'acceptiez car, tout comme moi, vous êtes aussi un étranger quelque part.
Tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Si nous ne naissons pas égaux à vos enfants en droit, nous ne sommes pas des hommes. Qui sommes-nous, alors, à vos yeux ? Qu'avons-nous fait pour ne pas mériter juste un peu de dignité ? Merci.
Pour les questions concernant mon parcours, je répondrai à vos questions.