Intervention de Didier Léandri

Réunion du jeudi 4 avril 2019 à 11h00
Mission d'information relative aux freins à la transition énergétique

Didier Léandri, président du Comité des armateurs fluviaux :

Je partage en tous points l'analyse économique de Mme Charles, s'agissant notamment de l'évolution du tissu industriel français et européen depuis les années 1960 et ses effets sur l'évolution des modes de transport massifiés, qu'il s'agisse du transport ferroviaire ou du transport fluvial. Les deux cartes juxtaposées qui ornent la salle dans laquelle nous nous trouvons, la première du réseau routier de la France et la seconde de son réseau ferré et fluvial, montrent, au-delà du symbole, à quel point le ferroviaire et le fluvial obéissent à des logiques comparables.

La France est un pays maritime, comme chacun sait, mais c'est aussi un pays fluvial, ce que l'on sait moins. Elle possède 8 500 kilomètres de voies navigables, soit le réseau le plus étendu d'Europe. À ce record s'en ajoute un autre : la part de marché du transport fluvial en France est la plus faible d'Europe – environ 2 % des marchandises transportées en France, selon le critère de la tonne-kilomètre, le sont par les voies navigables.

Cette situation est le fruit de plusieurs facteurs : le développement du transport fluvial français – comme celui du ferroviaire – s'est fondé sur le développement de l'industrie lourde, c'est-à-dire du charbon et de la sidérurgie. Nos marchés se sont étiolés au fil du déclin de ces activités. La situation actuelle résulte également du choix conscient qu'ont fait les pouvoirs publics de ne pas investir dans ce mode de transport jugé passéiste et inadapté aux nécessités de son temps. Le dernier investissement structurant dans le domaine des voies navigables date des années 1950 : il s'agit du canal du Nord. Selon moi, il est impossible de fonder une stratégie de développement d'un mode de transport sans l'appuyer sur une politique d'investissement dans les infrastructures. Or c'est ce qui s'est produit d'où, ipso facto, l'absence de développement du transport fluvial en France. Parallèlement, le transport routier est devenu extrêmement performant, son évolution ayant tout simplement correspondu à la demande des clients. Cette performance est non seulement économique mais tient aussi à une constante amélioration sur le plan environnemental.

Tout cela explique la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons. A priori, pourtant, le transport fluvial constitue un choix économique et écologique rationnel. Qu'il s'agisse du bruit, de la congestion routière, de l'accidentologie ou encore des émissions de dioxyde de carbone, la performance du transport fluvial est très bonne dans tous ces domaines.

Pour se projeter en 2050, à l'horizon des engagements internationaux que la France a pris en matière de neutralité carbone, il faut envisager comment faire plus de fluvial et comment faire « mieux de fluvial ». Pour en faire plus, il faut remédier au déséquilibre du réseau : c'est comme si nous disposions d'autoroutes à quatre voies qui s'arrêtent au bout de trois cents kilomètres pour devenir des chemins vicinaux. On ne saurait bâtir un plan de transport à partir d'un réseau d'infrastructures qui présente autant de discontinuités sans se heurter à un plafond – d'où le projet que nous souhaitons et qui est déjà très avancé, même s'il subira peut-être quelque retard, d'une liaison à grand gabarit Seine-Nord.

Autre problème : l'absence de priorité accordée dans les ports maritimes français aux modes massifiés. De ce point de vue, le ferroviaire et le fluvial sont logés à la même enseigne : la France a bâti et modernisé – encore récemment – des ports en partant du principe que le pré-acheminement et le post-acheminement maritime ne pouvaient passer que par le transport routier. Cette situation provoque la thrombose inexorable des ports et impose un plafond de verre à leur développement, qu'il s'agisse de Marseille-Fos ou du Havre. Il est donc impératif de réorganiser ces ports afin d'orienter les flux en direction des modes massifiés.

Troisième difficulté, que nous partageons avec le secteur ferroviaire : le vieillissement du réseau des voies navigables. Hormis la Seine – encore que ! – et le Rhône, le reste du réseau, soit 7 500 kilomètres, est dans un état pitoyable et nécessite une remise à niveau – je renvoie aux discussions qui se tiennent actuellement dans le cadre de la préparation du projet de loi d'orientation des mobilités et de son volet programmatique. Il faut inverser la tendance et doter l'établissement principal gestionnaire des infrastructures, Voies navigables de France (VNF), de moyens supplémentaires et significatifs.

Pour faire plus de fluvial, il faut également orienter notre politique foncière et d'aménagement du territoire. Comme – encore une fois – pour le transport ferroviaire, les clients ne sauraient recourir au transport fluvial en l'absence de terrain en bord à voie d'eau. Par nature, le transport fluvial est combiné ; les bateaux ne se rendent pas jusqu'au pas-de-porte des clients. Il faut donc faire intervenir un mode de transport terrestre, camion ou train. Or la multiplication des ruptures de charge tue la solution fluviale. À Paris ou à Lyon, on ne cesse d'aliéner des terrains en bord à voie d'eau, condamnant du même coup définitivement l'utilisation de la voie d'eau en question. Il est donc urgent de sanctuariser, de planifier et de structurer la politique foncière sur le domaine public au service du fluvial – mais Mme Charles dirait sans doute la même chose du ferroviaire.

Comment faire mieux en matière de transport fluvial ? C'est à la fois très simple en théorie et très compliqué en pratique. Il faut tout d'abord un cadre réglementaire adapté. Aujourd'hui, tous les bateaux fluviaux sans exception utilisent du gazole, et pour cause : la réglementation ne les autorisait jusqu'à très récemment pas à utiliser d'autres types de carburant – c'est aussi simple que cela. Il faut également un cadre de planification des installations d'avitaillement : pour utiliser d'autres types d'énergie comme l'hydrogène, le gaz comprimé, le gaz de ville ou bien d'autres encore, il faut créer un circuit de distribution cohérent et maillé sur le réseau d'infrastructures. Hélas, nous ne disposons pas encore d'un outil de planification de ces installations, qui pourraient d'ailleurs fournir plusieurs types d'énergie à plusieurs modes de transport. Encore une fois, cependant, si elles ne sont pas placées en bord à voie d'eau, les bateaux ne pourront pas en profiter. En fin d'année, le port de Gennevilliers inaugurera une station de gaz naturel comprimé. Or elle est placée de telle manière que les bateaux n'y auront pas accès ! Autrement dit, elle est entièrement consacrée au transport routier. À Paris, au pont de l'Alma se trouve une station à hydrogène : elle est à plusieurs dizaines de mètres du fleuve ! En clair, il est indispensable de structurer et de planifier ces installations qui coûtent extrêmement cher et qui peuvent être financées par le secteur privé, pourvu que ce soit dans un cadre cohérent qui porte naturellement un regard sur le transport routier mais aussi sur le transport ferroviaire.

Au-delà du cadre de planification, la fiscalité doit être incitative. Le gazole est actuellement détaxé pour le transport de marchandises ; toutes les énergies alternatives, y compris les énergies totalement vertes, sont taxées. Cherchez l'erreur !

Plus globalement, il faut qu'une stratégie de développement des modes massifiés soit défendue au plus haut niveau ; aujourd'hui, cette stratégie, si elle existe, n'est ni incarnée ni défendue. Nous touchons selon moi aux limites du modal ; il faut donc prendre un certain nombre de mesures.

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