Intervention de Jacqueline Gourault

Séance en hémicycle du jeudi 9 mai 2019 à 9h30
Droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse — Présentation

Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales :

Vous connaissez sa mobilisation sur la présente proposition de loi et le travail réalisé lors des négociations européennes et au Sénat pour que vous puissiez l'examiner dès aujourd'hui. Il s'agit d'un texte fondamental pour l'avenir du secteur de la presse dans son ensemble et, par conséquent, pour la vitalité même de notre démocratie. Sans les médias, en effet, il n'y a pas de démocratie : ils en sont les vigies.

Or, au cours des derniers mois, ils ont fait l'objet d'attaques répétées : des journalistes ont été agressés, des imprimeries bloquées, des kiosques sur les Champs-Élysées incendiés, le rôle de la presse contesté. Cette violence, d'où qu'elle vienne, est inacceptable, intolérable, inexcusable. Elle est d'autant plus dangereuse qu'à l'heure des réseaux sociaux, nous avons plus que jamais besoin de la presse professionnelle pour filtrer les fausses informations, pour vérifier décrypter et contextualiser les faits, pour faire en sorte que nos concitoyens disposent de la plus grande diversité possible de points de vue.

Mais, pour que les éditeurs de presse et les journalistes puissent faire correctement leur travail, la presse doit avant tout disposer de moyens suffisants. Or son modèle économique est fortement mis à mal par la révolution numérique. Si certains acteurs n'y ont malheureusement pas survécu, beaucoup ont néanmoins su s'adapter en investissant, en se réinventant, en adoptant des modèles économiques innovants – notamment par la publicité et les abonnements.

Pourtant, malgré ces efforts, la presse continue de jouer son avenir car le développement des revenus du numérique n'a pas compensé la chute des recettes de l'édition papier. Si cette compensation n'a pas eu lieu, c'est en partie parce que la valeur créée par les éditeurs et agences de presse est captée par d'autres, en particulier par les plateformes et les agrégateurs de contenus, les moteurs de recherche, qui réutilisent leurs contenus sans les rémunérer, alors même qu'ils dégagent souvent d'importants revenus publicitaires. Les chiffres sont édifiants : d'après une étude de juillet 2016, les éditeurs ne percevraient que 13 % de la valeur produite par le marché français des agrégateurs de contenus sur internet – un tel taux n'est bien sûr pas acceptable.

On ne peut pas accepter que ceux qui diffusent les contenus soient démesurément mieux rémunérés que ceux qui les créent. Non seulement c'est injuste, mais c'est un danger pour l'ensemble de la presse. En effet, à travers les éditeurs et agences de presse, c'est toute la filière qui est touchée, des journalistes jusqu'aux marchands de journaux, et, à terme, c'est le pluralisme qui est menacé. L'existence d'une presse libre et indépendante est donc remise en cause.

Sammy Ketz, grand reporter à l'AFP, l'a brillamment expliqué à plusieurs reprises dans ses tribunes. Dans l'une d'elles, il écrit : « De nombreuses fois, j'ai rencontré des gens assiégés, isolés, sans défense, qui demandaient seulement une chose : "Racontez ce que vous avez vu, ainsi nous aurons une chance d'être sauvés ! " Dois-je leur dire : "Non, perdez vos illusions, nous sommes les derniers journalistes, bientôt vous n'en verrez plus, car ils vont disparaître faute de moyens" ? »

Le droit voisin, c'est préserver leurs moyens d'aller sur le terrain. C'est permettre aux agences et éditeurs de presse de payer « les gilets pare-balles, les casques, les voitures blindées, parfois les gardes du corps pour éviter d'être enlevés » comme l'écrivait Sammy Ketz. C'est permettre aux journalistes d'informer, et de le faire en étant protégés.

Créer un droit voisin pour les éditeurs et agences de presse revient à garantir un juste partage de la valeur créée. C'est procéder à un rééquilibrage du rapport de force, au profit des éditeurs et agences de presse, en leur permettant de percevoir une rémunération pour chaque réutilisation de leurs contenus.

Nous pouvons procéder à ce rééquilibrage parce que le principe du droit voisin est désormais consacré par le droit européen ; le texte qui vous est soumis ce matin est donc un texte de transposition. Il fallait qu'il soit adopté par l'Union européenne et pas seulement par un État, parce que, pour faire face aux géants numériques, notre seule protection efficace et crédible, c'est l'Europe.

Sur ce sujet, face aux géants numériques, nous ne ferons le poids que si nous faisons front commun. Jusqu'à présent, les initiatives isolées avaient échoué. Nous en avons eu la preuve avec les cas espagnol et allemand. Un droit voisin a été créé en Espagne, il y a trois ans ; depuis lors, aucune rémunération n'a été versée aux éditeurs, et certains agrégateurs de contenus, dont Google Actualités, ont préféré fermer leur service en Espagne. En Allemagne, où le droit voisin a été institué en 2013, Google a refusé de négocier le versement d'un pourcentage de son chiffre d'affaires, et bon nombre d'éditeurs allemands ont fini par accorder une licence gratuite à Google.

Nous devons en tirer une leçon : notre seule protection efficace et crédible, c'est l'Union. Les plateformes pourraient peut-être chercher à contourner la règle si celle-ci ne concernait qu'un ou deux pays. Elles pourraient peut-être renoncer à quelques dizaines de millions d'usagers, mais elles ne peuvent pas tourner le dos à l'Europe ; elles ne peuvent pas se départir de 700 millions d'utilisateurs potentiels.

Elles seront face au même dilemme quand nous les mettrons devant leurs responsabilités en matière de contenus illicites sur internet. Vous serez bientôt amenés à examiner la proposition de loi de la députée Laetitia Avia, qui vise à lutter contre les discours de haine sur internet. Il s'agit d'une initiative fondamentale, mais, là aussi, il faut pousser les choses au niveau européen. Nous devrons porter la réforme de la directive sur l'e-commerce…

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