Intervention de Sylvie Tolmont

Séance en hémicycle du jeudi 9 mai 2019 à 15h00
Droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSylvie Tolmont :

Après plusieurs années de négociations menées tant au niveau européen qu'au plan national, nous voici réunis aujourd'hui afin d'établir un droit voisin au profit des agences et des éditeurs de presse. En effet, face à la recrudescence de la reproduction illicite des contenus créés et publiés par les agences et les éditeurs de presse, il devenait absolument nécessaire d'intervenir pour garantir à chaque acteur de cette filière une juste rémunération de son travail. Dès 2016, David Assouline, par ailleurs rapporteur au Sénat du texte que nous examinons aujourd'hui, avait eu la clairvoyance d'aborder le sujet, mais sa volonté n'avait pu être concrétisée. Aujourd'hui, l'Union européenne nous invite à consacrer le droit voisin en adoptant une loi de transposition. Il faut souligner le large consensus dont le texte a fait l'objet au Palais du Luxembourg. Il serait d'ailleurs hasardeux, me semble-t-il, de ne pas veiller à le préserver.

Éditeurs et agences de presse sont intimement liés ; ils partagent un destin commun. La création d'un droit voisin pour l'un ne peut se concevoir sans son extension à l'autre, car c'est bien toute la presse, toute la chaîne de fabrication, depuis la collecte de l'information jusqu'à sa diffusion, qui sera ainsi protégée. Il est de notre devoir de parlementaires et, plus largement, d'élus de la République, de protéger certains acteurs d'une filière quand d'autres abusent allègrement de leur position dominante. Il nous faut prendre enfin la pleine mesure des terribles conséquences que pourrait avoir une absence d'intervention de notre part. Il appartient désormais à l'Assemblée nationale d'apporter sa pierre à l'édifice en adoptant cette proposition de loi.

L'émergence du web au cours des vingt dernières années a considérablement modifié l'accès aux contenus journalistiques, les pratiques des consommateurs et l'économie globale de la chaîne de presse. À cet égard, il ne semble pas inutile de rappeler que la situation économique de la presse écrite est particulièrement alarmante. Alors que 7 milliards de journaux ont été vendus en 2009, ce chiffre est tombé à moins de 4 milliards aujourd'hui. Quant au chiffre d'affaires et aux recettes publicitaires de cette même presse, ils baissent respectivement de plus de 4,5 % et 7,5 % par an. Dans le même temps, alors que le marché de la publicité en ligne en France est estimé à 3,5 milliards d'euros, les seuls Google et Facebook en récupèrent 2,4 milliards d'euros sans même produire d'articles ni de photos. Le développement d'internet faisant basculer la vente d'exemplaires papiers vers le numérique, les GAFAM en profitent pour accaparer une part écrasante des recettes engendrées. Si la publication des contenus est génératrice de richesses pour les plateformes et leurs hébergeurs, elle représente aussi un manque à gagner considérable pour le secteur de la presse. Toute la chaîne de valeur est menacée, qu'il s'agisse des agences, des éditeurs, des journalistes ou des marchands.

Mes chers collègues, nous ne pouvons décemment plus accepter que ceux qui diffusent les contenus soient mieux rémunérés que ceux qui les créent. Tous les mois, les agences de presse produisent environ 160 000 dépêches, 1 600 articles, 3 000 infographies et 230 000 photos. Les fonds d'archives des agences photographiques comptabilisent 54 millions d'images, dont les plus anciennes remontent à 1855. Ce travail est d'une absolue nécessité dans le cadre de la production d'information, mais se retrouve menacé du fait de l'avènement du numérique, la valeur créée étant accaparée sans contrepartie par les plateformes, les agrégateurs de contenus et les moteurs de recherche.

Par ailleurs, la fragilisation de toute la chaîne de production représente une menace pour le pluralisme et, en conséquence, pour la démocratie. Alexis de Tocqueville le relevait dans De la démocratie en Amérique : « La souveraineté du peuple et la liberté de la presse [... ] sont entièrement corrélatives ». La démocratie suppose, en effet, de conférer le droit de vote aux citoyens, mais aussi de créer le contexte leur permettant d'exercer leur jugement politique de manière éclairée.

Déstabilisés eux aussi par le numérique, les journalistes n'en restent pas moins un éminent rouage de cette chaîne de production, eux dont l'une des tâches est de rapporter ce qui est important, de façon pertinente et opportune, dans l'intérêt de tous. C'est ce que rappelle Julia Cagé dans son livre L'information à tout prix, où elle relève que 19 % des documents diffusés en ligne sont totalement dépourvus d'originalité, que 37 % en ont moins de 20 % et que seulement 21 % sont complètement originaux. Un partage plus équitable de la valeur entre les plateformes internet, les éditeurs et les agences de presse favorisera la recherche d'une plus grande originalité dans les contenus et stimulera la diversité des informations.

La création des droits voisins au profit des agences et des éditeurs de presse permettra également à ces acteurs de négocier des licences auprès des moteurs de recherche et des réseaux sociaux pour l'utilisation de leur production. Il était grand temps de mettre fin à la spoliation dont ils étaient victimes. Ainsi, cette proposition de loi se présente non seulement comme un moyen de réguler l'économie globale de la chaîne de presse, mais aussi comme un outil de lutte contre la toute-puissance des GAFAM.

Parmi les mesures que le groupe Socialistes et apparentés soutiendra lors de l'examen des articles, il nous paraît particulièrement important de porter à cinquante ans la durée des droits patrimoniaux des contenus photographiques et audiovisuels. Il s'agit d'une mesure relevant du bon sens, puisque les agences de presse photographiques ont fondé leur économie sur l'exploitation continue des images produites. C'est aussi la raison pour laquelle le Fonds stratégique pour le développement de la presse – FSDP – attribue des subventions à ces agences pour les aider à numériser leurs fonds.

Ces fonds, riches, en France, de plus de 54 millions d'images, représentent un véritable patrimoine, exploitable par les agences de presse grâce à des investissements coûteux, tant en termes de conservation que d'indexation et d'exploitation. C'est pourquoi la durée de protection doit s'analyser en analogie avec celle de l'audiovisuel et être portée à cinquante ans.

Prenons un événement récent à titre d'exemple : le premier article de journal ou la première dépêche sur l'incendie de la cathédrale Notre-Dame a fait un scoop, qui, quelques minutes – que dis-je ? quelques secondes – plus tard, n'avait plus d'intérêt commercial. Au contraire, la vidéo de la chute de la flèche ou la photo de Notre-Dame en flammes auront toujours une valeur patrimoniale – si je puis dire – dans vingt, trente, quarante ou cinquante ans. En outre, une photo n'est pas actualisable, au contraire du texte, dont la protection se renouvelle au fur et à mesure de sa réactualisation. La mise en place de cette mesure garantira à l'auteur de bénéficier d'une rémunération régulière dans le temps, un juste retour des choses.

Concernant, ensuite, la définition des agences de presse, le groupe Socialiste et apparentés estime nécessaire de compléter la définition actuelle par une partie de l'article 1er de l'ordonnance de 1945 portant réglementation des agences de presse. Cette définition précise le caractère journalistique du travail des agences de presse, ce qui constitue un critère d'appréciation au regard de la directive européenne sur le droit d'auteur, et l'engagement de la responsabilité de l'agence sur le critère de la production d'informations.

Enfin, nous avons décidé de faire une proposition concernant les très courts extraits ou snippets. La brièveté des mentions est ce qui fait l'attrait de l'information des moteurs et agrégateurs. Ces courtes citations de quelques mots synthétisent l'essentiel de l'information, cette concision du texte faisant précisément la valeur du snippet. Lorsqu'une personne ne consulte que le snippet sans cliquer sur le lien pour accéder à l'intégralité de l'article, une part importante d'audience en ligne est perdue pour les éditeurs. En effet, la production de l'information à un coût ; or l'utilisation de très courts extraits se substituant à la publication de presse elle-même ou dispensant le lecteur de s'y référer pourrait affecter l'efficacité du droit voisin.

Depuis maintenant plus de trente ans, la France est à l'avant-garde en matière de propriété intellectuelle, puisqu'elle a consacré, dès 1985, l'existence de droits voisins au profit des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes, et des entreprises de communication audiovisuelle. Soyons fiers de ce que nous sommes sur le point de réaliser ! Face à la situation critique dans laquelle se trouvent éditeurs, agences, journalistes et photographes de presse, nous sommes sur le point d'assurer, grâce à cette proposition de loi, non seulement les conditions nécessaires à la production d'informations fiables et de qualité, mais également le rééquilibrage de toute une filière, en assurant une juste rémunération des différents acteurs et en favorisant la survie de la presse traditionnelle face aux géants d'internet. Il s'agit là d'une législation pour l'avenir, qui revêt la forme d'une victoire pour les créateurs de contenus et pour tous ceux qui souhaitent un environnement numérique pensé au bénéfice des citoyens français et européens.

Pour l'ensemble de ces raisons, le groupe Socialistes et apparentés est favorable à l'adoption de cette proposition de loi, à laquelle il proposera plusieurs amendements destinés à l'enrichir.

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