Je ne respecterai peut-être pas les recommandations de Mme la rapporteure, mais sans craindre qu'elle me censure : elle n'en a pas le pouvoir. Il lui appartiendra en revanche de dire, après m'avoir écouté, ce qui, de mon propos, entre dans le cadre qu'elle a fixé.
Vous savez aussi bien que moi, mes chers collègues, que ce texte traite d'un sujet non pas technique mais politique. Nous prenons une décision absurde, dans l'enthousiasme et la gaieté ; absurde, parce que nous organisons les dispositions pour faire face au report des conséquences du Brexit décidé par le peuple anglais.
Que faire de députés qui viendront siéger au Parlement européen avant de s'en aller ? Je souhaite examiner tous les aspects de cette question étrange aussi rapidement que possible.
Absurde, encore une fois, cette décision l'est puisque les Britanniques s'en vont. J'espère que le gouvernement allemand n'a pas l'intention de trouver quelque nouvelle ruse leur permettant de rester quand même. Je dis le gouvernement allemand, puisque j'étais d'accord, pour l'occasion, avec le gouvernement français – c'est assez rare pour être souligné. Je dis bien « le gouvernement français », car, dans ce genre d'affaire, il convient de faire très attention à ce qu'on dit et à ce qu'on fait.
Quand la France dit quelque chose, il me semble que c'est très important, surtout au lendemain de la conclusion du touchant traité d'Aix-la-Chapelle qui, à peine signé, ne s'applique pas. Son article 2 prévoit en effet que les Allemands et les Français tiendront désormais des positions communes en Europe et parleront d'une même voix – condominium que je récuse parce que je le considère comme contraire à nos intérêts.
Notre intérêt n'est pas de parler d'une seule voix avec le gouvernement allemand. D'abord, celui-ci défend les intérêts du peuple allemand et de la nation allemande tels qu'ils les définissent eux-mêmes, et ceux-ci ne correspondent pas toujours à notre intérêt ni à notre manière de faire, quel que soit le gouvernement en place. Ensuite, nous avons d'autres intérêts en Europe, et je ne vois pas quel est l'avantage à parler d'une voix commune avec un gouvernement, et à se retrouver à deux face à vingt-six autres.
Surtout, dans cette circonstance, souvenons-nous que le président français s'était exprimé de la manière la plus claire : il ne voulait pas que, d'une manière ou d'une autre, on donne le sentiment qu'on allait contourner la décision du peuple britannique par des arrangements, et sans tenir compte du fait que ce dernier définit lui-même ce qu'il veut. Après tout, les Britanniques ont voté ; leur parlement, à deux reprises, n'a pas accepté l'accord qui lui était proposé. Par conséquent, je ne vois pas ce qu'on peut faire d'autre que de dire : « Au revoir et merci ! »
Ne croyez pas que ce que je suis en train de dire serait une quelconque défense de cet accord. En aucun cas ! C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles je vous appelle à rejeter ce projet de loi, qui a l'air de signifier que nous voulons donner une chance de plus à cet accord. Car c'est bien ce que nous sommes en train de faire : on reporte le moment où on se sépare des Anglais, parce qu'on espère arriver à leur faire admettre un texte que les Français ont défendu en disant que c'était lui ou rien ; on espère qu'on les fera changer d'avis et qu'ils l'accepteront.
Je vous invite précisément à rejeter ce texte, car c'est le pire accord de libre-échange qui ait jamais été proposé à la France. On nous propose d'accepter que les Anglais aient un droit extraordinaire, par lequel ils ne seraient soumis à aucune des obligations des communautés européennes, mais bénéficieraient de tous les avantages du marché unique, tels qu'ils les conçoivent.
Cet accord a été négocié dans des conditions désastreuses. Selon l'organisation non gouvernementale – ONG – Corporate Europe Observatory, les négociations ont été entourées d'une véritable omerta. Il s'agirait même, s'agissant de l'Union européenne, d'un recul majeur en termes de transparence. Jamais auparavant les autorités européennes n'avaient ainsi refusé de révéler ne serait-ce que les propos tenus par les lobbyistes. L'accord a donc été trouvé dans une opacité totale. Le gouvernement français, compte tenu du rejet de l'accord par les Anglais, a considéré que ceux-ci n'avaient qu'à se débrouiller pour se sortir d'une situation qu'ils avaient eux-mêmes créée, alors que les Allemands estimaient qu'on pouvait continuer à parler pour le leur faire accepter. Ce n'était même pas la position du négociateur ! Et ce n'est pas parce qu'il est français que M. Barnier a calé sa position sur celle de la France ; ce n'était qu'une question de cohérence : le peuple ayant voté non et le Parlement ayant rejeté l'accord, la discussion était terminée. C'était notamment la manière la plus claire de signifier que la décision du peuple anglais serait respectée.
Je vous invite, en rejetant ce texte, à rejeter en même temps l'accord qu'il se promet de rendre possible, car le présent projet de loi n'est pas uniquement technique et les deux textes sont liés : voter pour cet arrangement, c'est voter pour l'idée que cet accord pourrait s'appliquer. Peut-être le trouvez-vous délicieux, mais pas moi, et je pense que je ne suis pas le seul de cet avis sur ces bancs.
Je ne suis pas d'accord pour qu'on donne une chance de plus à un document qui prévoit que l'Union – c'est-à-dire nous tous – et le Royaume-Uni conviennent « de l'importance d'une concurrence libre et non faussée dans leurs relations en matière de commerce et d'investissement », et qui précise que les parties « reconnaissent que les pratiques commerciales anticoncurrentielles, les concentrations entre entreprises et les interventions de l'État sont susceptibles de perturber le bon fonctionnement des marchés et d'amoindrir les avantages de la libéralisation des échanges. » Le libre-échange le plus absolu, le plus aveuglé, est l'horizon de cet accord, qui n'est possible que si nous adoptons aujourd'hui la répartition dont il a été question.
Ce projet de loi porte, dites-vous, sur le nombre de députés, et personne n'a l'air de remettre en question ce nombre. Eh bien, vous le devriez, parce qu'il est injuste. De 1979 à 1994, la France et l'Allemagne ont disposé d'autant de sièges au Parlement européen. Pourtant, nous n'avions pas le même nombre d'habitants. Nous appliquions l'adage gaulliste selon lequel il ne peut y avoir d'union que dans la stricte égalité entre Français et Allemands. À partir du moment où la représentation est corrélée au nombre d'habitants, il va de soi que l'on met fin à cette égalité. Ce n'est pas un détail ! Si on vote par tête, on dissout le niveau de la nation. Comme, à partir de 1994, on a élargi l'Union européenne à d'autres États, à nombre de députés constant, ceux qui étaient déjà là ont vu le nombre des leurs réduit. On l'a réduit sur la base de la population constatée. Ainsi, l'Allemagne a perdu trois sièges, passant de 99 à 96, soit une réduction de trois sièges, mais la France en a perdu treize, de 87 à 74.
Ce n'est pas une répartition juste ! Y touchez-vous, cette fois-ci ? Les Français auraient pu obtenir cela : les autres parties voulant à tout prix que nous signions leur prolongation pour discuter avec les Anglais de leur Brexit, nous aurions pu demander, puisqu'il allait être question du nombre des parlementaires, de rétablir, non plus l'égalité entre Français et Allemands – j'oublie ce concept, auquel pourtant je suis attaché – , mais une représentation proportionnelle au nombre d'habitants, qui nous vaudrait de disposer, non pas de 79, mais de 85 ! C'est un problème, mais nous n'en discutons pas. Pourquoi est-il plus important d'accorder un délai supplémentaire aux Anglais que de rendre justice aux Français ?
N'allez pas croire que je sois en train de vous gronder ; j'ai précisément l'intention, en cet instant, de vous féliciter de n'être pas tombés dans les travers dans lesquels étaient tombés certains de nos prédécesseurs au cours d'une législature précédente. Ils avaient décidé que l'Assemblée nationale compléterait les sièges suivants. Ce n'est pas illégitime – l'Assemblée nationale est légitime pour faire tout ce qu'elle veut – , mais on aurait pu être plus respectueux du vote des citoyens. Le Gouvernement n'a pas repris l'ancienne intuition de la majorité de M. Sarkozy, et il a décidé, ce dont je le félicite, qu'il respecterait le vote des citoyens. Quand d'autres arriveront à l'Assemblée, ce seront ceux qu'auront élus les citoyens.
C'est évidemment une étrange situation que d'être élu sans siéger, que de n'avoir aucun des devoirs et des droits, alors qu'on est élu ! Surtout, cela montre à quel point tout ceci est une pantalonnade. S'ils vont être élus, c'est que le Brexit va être consommé. Alors pourquoi ne le consomme-t-on pas avant l'élection, plutôt que l'inverse ? Il y a un petit manque de logique, mais, après tout, la politique est aussi de la poésie et une capacité de créer des situations nouvelles ou des mots nouveaux.
Nous attendons donc, et je tiens à nouveau à vous féliciter. Vous n'avez pas cédé à une tentation que le rapport sur l'étude d'impact suggérait, assez habilement, comme le serpent de la légende. Ce rapport suggérait que les derniers élus soient désignés sur la ou les listes ayant recueilli le plus de suffrages, afin de favoriser le pluralisme politique. Autrement dit, après le vote, on aurait donné des sièges supplémentaires à ceux qui sont déjà majoritaires, pour favoriser le pluralisme politique… Il faut vraiment avoir toute l'audace d'un rapporteur pour proposer une idée pareille dans le cadre de l'étude d'impact. Pour renforcer le pluralisme, on aide ceux qui sont déjà majoritaires ! Vous avez résisté à la tentation : bravo !