Intervention de Boris Vallaud

Séance en hémicycle du lundi 13 mai 2019 à 21h30
Transformation de la fonction publique — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBoris Vallaud :

L'histoire de la fonction publique est une histoire longue, avec ses tergiversations, ses zigzags et ses hoquets ; une histoire équivoque, complexe, fertile, qui passe la République et ses principes au gueuloir, qui la forge, qui doit nous convaincre qu'aucune réforme ne saurait être placée sous le signe de l'évidence et que le pragmatisme, dont bien souvent l'exécutif se drape, est une science un peu courte pour traiter de problèmes complexes.

Car qui l'eût cru, notre histoire républicaine commence par une « utopie libérale, celle d'un gouvernement à bon marché », selon l'expression de Pierre Rosanvallon, à rebours de l'administration pléthorique d'Ancien régime suspectée de faire obstacle au gouvernement direct de la volonté générale. Vive fut alors la critique des funestes « bureaux », dénoncés par Saint-Just comme une survivance masquée du monarchisme, brutale la dénonciation du parasitisme comme entreprise de domination au travers de laquelle les puissants oppriment les peuples.

C'est dire si, intrinsèquement, dès l'origine, la fonction publique a quelque chose à voir avec la volonté générale et la souveraineté populaire, contre sa confiscation, contre l'absolutisme.

La jeune Troisième République, née de la défaite de Sedan, celle de Gambetta, de Ferry ou de Favre, se construisit aussi contre l'État bonapartiste, contre la « supermonarchie administrative » napoléonienne, les soldats, les trésoriers généraux, les curés, incarnations de la réaction et du cléricalisme honnis.

Quant au Conseil national de la Résistance, à ses inspirateurs comme à ses serviteurs, après Vichy – de sinistre mémoire – , ils aspirèrent à faire de l'État une force incarnant l'esprit de la Résistance et de la fonction publique son bras armé. C'est le sens et l'essence même de la grande loi de 1946 et des principes qui fondent le statut général de la fonction publique, dont la loi de 1983 est, au fond, l'aboutissement – un statut, d'ailleurs, qui n'avait rien d'une évidence, ni d'une conquête sociale : il comporte des droits, mais surtout des devoirs, des obligations. La République, comme les syndicats eux-mêmes, l'ont tour à tour combattu, espéré, revendiqué, défendu.

C'est dire, une fois encore, si la fonction publique telle que nous la connaissons aujourd'hui a quelque chose à voir avec l'émancipation individuelle, avec le progrès politique, avec l'intérêt général, avec les libertés publiques, avec la conception française du service public, conception solidariste, duguiste. C'est la raison d'être du statut et des principes qui la fondent.

Le premier d'entre eux, c'est l'égalité. L'entrée dans la fonction publique se fait par la voie du concours, qui garantit l'égal accès aux emplois publics et la sélection par la compétence. Le concours comme moyen conciliant la sélection des plus aptes et la démocratisation de la fonction publique, le concours comme meilleur rempart au copinage, au favoritisme et au clientélisme.

Le deuxième principe, c'est l'indépendance. Les fonctionnaires doivent être protégés de la conjoncture et de l'arbitraire politiques. La fonction publique française repose donc sur le système dit de la carrière, où le grade est distinct de l'emploi.

Le troisième principe, c'est la citoyenneté. Les fonctionnaires sont des citoyens qui disposent des mêmes droits que les autres citoyens : liberté d'opinion, droit syndical et droit de grève, tout cela se conciliant avec des obligations propres à la fonction publique en matière de neutralité, de déontologie, de discrétion ou d'information du public.

L'administration, la République, selon les époques, s'en est défiée ou s'y est confiée. Elle s'est défiée d'une administration sur laquelle pesait, ici, le soupçon de la réaction, là, celui de la collaboration, toujours, celui de la confiscation du pouvoir étatique et de l'expression démocratique. Elle s'est confiée à une administration de hussards envoyés en mission dans la France des terroirs – jusqu'en Ardèche ! – avec en son coeur l'instruction publique comme ciment du « parti républicain ».

L'histoire de la fonction publique est républicaine, faite de compromis patiemment construits. La fonction publique, pour reprendre les mots forts justes de Georges Labazée, est « partie prenante d'un puissant mouvement séculaire d'organisation et de socialisation de la société ». Elle a une place singulière en France dans l'ordre politique et social.

C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de réforme de la fonction publique qui ne contienne, intrinsèquement, une réforme de l'État.

Votre réforme n'y fait pas exception car on ne saurait sérieusement, fondamentalement, penser la fonction publique sans penser, fût-ce en creux, l'action publique et la place de l'État. Sans doute eût-il été préférable, sur le plan du débat démocratique et de la cohérence, de rendre public le rapport Action publique 2022, de faire, d'une certaine manière, les choses dans l'ordre et d'assumer ainsi, devant les Français, votre vision de l'action publique et vos intentions.

À défaut, c'est dans votre projet de « transformation de la fonction publique » que nous tâcherons de lire votre conception de l'État, du service public et, disons-le, de l'intérêt général. Sans doute, pour ne prendre que deux exemples, la suppression de postes dans la fonction publique – jusque dans l'éducation nationale – , la privatisation d'Aéroports de Paris – un monopole de fait et un service public national – nous disent d'ores et déjà quelque chose de votre conception de l'action publique, de ce que devrait être son périmètre, de votre rapport avec le marché, l'entreprise, de vos aspirations et, même, de vos inspirations. Il y a dans votre projet du Frédéric Bastiat et du Georges d'Avenel – si l'on tient à donner quelque filiation historique à votre politique – , du new public management anglo-saxon, à l'évidence.

Votre loi manque de culture, de profondeur historique et, du même coup, de clairvoyance et de vision. Elle fragilise un édifice patiemment construit et passe à côté de l'essentiel.

Le principal stigmate, on le trouve dans la multiplication des possibilités de recourir aux agents contractuels dans toutes les catégories d'emplois de la fonction publique. Vous en faites un parangon de modernité, le pivot de l'efficacité de l'action publique. J'y vois, à trop l'étendre, le risque de sa corruption. Le statut n'est pas d'abord protecteur des agents : il est avant tout protecteur de l'ordre républicain et de l'intérêt général, surtout au moment où il se trouve discuté, parfois attaqué, dans des formes radicalement nouvelles.

Au fond, nous sommes face à une étape nouvelle de la sécularisation. Il ne s'agit plus tant de soustraire l'intérêt général, l'action publique, l'État à l'influence de l'Église – encore que… – qu'à la tyrannie du temps court qui dévore l'avenir, aux intérêts particuliers qui sapent jusqu'aux solidarités les plus établies en tenant l'intérêt général pour un simple compromis social entre intérêts divergents, ou aux abus de pouvoirs de la puissance privée dans des formes inédites à la faveur, notamment, de la révolution numérique.

En ouvrant très largement le recours au contrat, vous n'abolissez certes pas le statut, mais vous faites le choix de la banalisation de la fonction publique, de l'exercice de l'État et, in fine, de l'affaiblissement de l'action publique. Il y a quelque chose de fondamentalement anachronique dans votre réforme.

Avec le contrat, vous faites le choix du court terme alors que l'urgence climatique commande la continuité de l'action publique et appelle à reconsidérer le temps long, l'avenir, comme espace de projets. Le contrat, de ce point de vue, c'est l'antithèse de la fonction publique de carrière et de la logique de gestion prévisionnelle des emplois et de compétences.

Avec le contrat ouvert à la très grande majorité des emplois de direction des trois versants de la fonction publique, vous prenez le risque de la confusion entre intérêts publics et intérêts privés, à la faveur du pantouflage ou du rétro-pantouflage, au moment même où les Français réclament plus de déontologie et de transparence.

Avec le contrat et ses avatars, avec la possibilité de recourir aux ruptures conventionnelles ou de déplacer d'office certains fonctionnaires dans le privé en cas d'externalisation, vous ouvrez la voie au rétrécissement de l'action publique, là où se pose de façon inédite celle de son extension.

Vous posez dans votre loi les bases du transfert de certaines missions au secteur privé, sans d'ailleurs que l'on sache de quoi il pourrait s'agir, quand se posent plutôt aujourd'hui de graves questions sur ce qui doit lui être soustrait, soustrait au marché et à ses règles, parce que l'intérêt général est atteint. C'est tout l'enjeu des biens communs qui surgissent avec force dans le débat public, de l'accaparement des terres, par exemple, d'un rapport renouvelé avec la propriété privée ou avec la liberté d'entreprendre.

Avec le contrat, vous affaiblissez les principes d'égalité, d'indépendance et de responsabilité qui commandent la fonction publique dans un moment inédit de contestation de la puissance publique et de l'autorité de l'État.

La fonction publique, dans sa forme républicaine, s'est aussi construite dans une tension entre libertés publiques et puissance publique. La grande affaire du XIXe et du XXe siècles a été de construire des États de droit garants des libertés publiques, de contenir la puissance publique dans ses excès et, parfois, dans sa violence, de prévenir ses abus de pouvoir. La grande affaire de notre temps, notre affaire à tous, consiste aujourd'hui à contenir les abus de la puissance privée et ses excès de pouvoir, en particulier du côté des multinationales. Dans ces conditions, peut-on sérieusement la confier à des agents dont la protection serait allégée ?

Enfin, avec un contrat concurrent du concours, vous prenez le risque de l'arbitraire, de la rupture d'égalité, du clientélisme dans le recrutement. Vous prenez le risque de faire primer la complaisance sur la compétence, de signer le retour de l'agent public sujet contre le fonctionnaire citoyen, et de faire triompher l'autoritarisme hiérarchique que la loi pour une école de la confiance de M. Blanquer – est-ce un hasard ? – a remis au goût du jour, comme ses incessants rappels à l'ordre à la moindre voix dissonante et, parfois, au plus mince des tracts syndicaux, comme s'il n'était pas que les petits hommes pour craindre les petits écrits.

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