Le présent projet de loi se donne pour objectif de « refonder le contrat social qui lie nos agents publics au service de leur pays et de mettre en oeuvre pour ce faire une transformation ambitieuse de notre fonction publique. » Ce ne sera jamais que la deux cent vingt-cinquième modification législative de ce type en trente ans – et j'en oublie sûrement. Comme quoi, pour une institution souvent présentée comme « rigide » ou « conservatrice », la fonction publique a en réalité toujours fait preuve de beaucoup d'adaptabilité. Pourtant, un certain nombre de facteurs de permanence demeurent, et pour cause. La fonction publique est un des socles du contrat social et du pacte républicain. Elle est un instrument de l'intérêt général, à travers l'action des services publics, dont elle est la cheville ouvrière.
Je voudrais revenir sur les principes qui fondent les services publics, cadre d'exercice des agents de la fonction publique sur le territoire. Les services publics sont notre bien commun, le patrimoine collectif de tous les citoyens et de toutes les citoyennes. Non seulement ils satisfont des besoins sociaux vitaux, produisent des services utiles au grand nombre et les rendent accessibles à tous et à toutes, mais ils sont un des ciments de la société en étant le vecteur de l'intérêt général. La continuité du service et l'égalité de tous et toutes devant le service public sont deux caractéristiques fondamentales de cette institution. Cela rend nécessaire un corps de fonctionnaires régi par un statut dont la mise en oeuvre a été le fruit d'une longue lutte et a constitué une grande conquête, non seulement pour les agents et agentes publics, mais aussi pour les usagers et usagères – les devoirs des fonctionnaires correspondant, en creux, aux droits des usagers et usagères. L'idée qu'un ou une fonctionnaire est investi d'une mission qui ne saurait être comparée avec l'activité d'un salarié ou d'une salariée du privé, et que cela lui confère des droits et des devoirs spécifiques, est une idée fort ancienne, qui remonte aux prémices de l'État moderne. Sans être aussi précoce, l'exigence d'un statut destiné à protéger les fonctionnaires des pressions du pouvoir est, quant à elle, très tôt présente dans les réflexions plus contemporaines sur le sujet. Dans un débat à la Chambre, le 11 juillet 1907, Jules Jeanneney, député, membre de la commission chargée d'examiner le projet de loi sur les associations de fonctionnaires, l'exprime très clairement : « La situation des fonctionnaires [… ] n'a de valeur que si elle n'est point précaire, que si elle est à l'abri des fantaisies, des injustices, de l'arbitraire toujours possible du pouvoir, que si elle est gouvernée par des règles fixes dont le respect est assuré, que si, pour tout dire en un mot, le fonctionnaire peut opposer au pouvoir son droit et si la fonction publique est, suivant le mot de Jhering, juridiquement protégée. »
Le statut actuel a ainsi été forgé pour soustraire les fonctionnaires, et, à travers eux, l'administration, aux pressions du politique, dans le but d'assurer la permanence de l'État et des services publics, par-delà les clivages. C'est ce qui explique que le statut est soumis à la loi et ne répond pas à la logique du contrat de droit privé de gré à gré. Il obéit à trois axes directeurs : la permanence – la stabilité du personnel permet la continuité des services de l'État – , la compétence – grâce à l'adéquation entre les compétences requises et le personnel – et la subordination – qui garantit la loyauté des agents à l'État et à l'ordre constitutionnel, mais non aux forces politiques. Les droits et les devoirs des fonctionnaires traduisent de la même manière une dévotion à l'intérêt général. Le devoir d'impartialité et de neutralité a pour objet d'assurer à tous et toutes le même traitement. Le devoir d'obéissance à l'ordre hiérarchique est contrebalancé par le devoir de refuser d'obéir à des ordres illégaux.
Ce sont ces fondements, ce socle de principes que votre projet de loi entend remettre en cause. Ce texte s'inscrit, monsieur le secrétaire d'État auprès du ministre de l'action et des comptes publics, dans une logique située aux antipodes de celle que je viens d'évoquer à grands traits, laquelle a construit le socle républicain. Depuis les années 2000, les gouvernements successifs, dans la lignée desquels vous vous inscrivez, ont procédé au démantèlement systématique de l'État social, avec l'objectif, plus ou moins avoué de le réduire à la portion la plus congrue. Dans la fonction publique, cela s'est traduit par une remise en cause du statut à travers l'élargissement continu des motifs de recours au contrat, la précarisation des conditions d'emploi des catégories les plus vulnérables, en particulier de la catégorie C, et la généralisation du droit commun du travail, par l'embauche de contractuels, sans que soient mis en place des outils de gestion du personnel. Tout cela participe d'une remise en cause de la permanence du service et de la compétence des agents, au profit d'une hypertrophie de la subordination au supérieur hiérarchique, très éloignée de la loyauté à l'État.
La généralisation de l'emploi contractuel s'est effectuée au détriment du statut de fonctionnaire. De fait, sur les 5,7 millions de personnes travaillant dans la fonction publique, on compte 67,8 % de fonctionnaires et 17,9 % de contractuels – autrement dit, un agent public sur quatre est un contractuel. Je citerai quelques exemples. À l'AP-HP – Assistance publique-hôpitaux de Paris – , on dénombrait 16 000 personnels administratifs, techniques et ouvriers en 2015 contre 14 000 en 2017, et 57 000 personnels paramédicaux et socio-éducatifs en 2015, contre 52 000 en 2017. En conséquence, il n'est pas rare que les infirmiers et infirmières, déjà en sous-nombre, assurent la prise en charge administrative des patients en plus de leurs missions.
L'accroissement du recours aux contractuels est particulièrement évident dans la fonction publique territoriale, qui est la seule à employer une majorité de personnels de catégorie C. Elle a connu une baisse continue de l'emploi de fonctionnaires en 2016, qui s'est poursuivie au même rythme en 2017. Dans le même temps, 19 300 postes de contractuels ont été créés. Rappelons que c'est dans la fonction publique territoriale que les femmes sont les plus nombreuses. Parmi elles, les agentes territoriales spécialisées des écoles maternelles – ATSEM – ont été les premières victimes de ces réformes austéritaires, marquées par une augmentation de l'insécurité – due au caractère aléatoire du renouvellement du contrat de travail à durée déterminée, aux horaires de travail toujours plus saccadés et aux salaires toujours plus faibles.
Plus généralement, les femmes sont les premières victimes de la précarisation de la fonction publique. Elles représentent 67 % des contractuels, tous versants et toutes catégories confondus, et 73 % des contractuels de la catégorie C, la moins rémunérée et la plus exposée aux travaux physiques et pénibles. En leur qualité d'usagères, ce sont elles qui ont le plus besoin et font le plus appel aux services publics, et qui sont donc le plus affectées par leur fermeture. La politique du sous-effectif et la redéfinition du service public d'un point de vue exclusivement budgétaire ont eu des effets directs sur les personnels, le service et les usagers. Les personnels sont exposés à des risques psychosociaux plus importants. Ainsi, 37 % des agents de la fonction publique hospitalière sont surexposés aux risques psychosociaux contre 23 % dans les autres secteurs. De même, 91 % des enseignants du premier degré et 86 % de ceux du second degré continuent à penser à leur travail quand ils n'y sont pas, tandis que 56 % estiment ne pas recevoir le respect et l'estime que mérite leur travail.
Le service aux usagers s'en ressent : le ratio du nombre d'agents rapporté au nombre d'habitants diminue chaque année, car le nombre de fonctionnaires augmente bien moins vite que la population ; les moyens financiers et humains sont donc en baisse alors que l'activité du service public fait face à des demandes toujours plus pressantes. L'hôpital public en est un exemple criant. La psychiatrie était en grève en janvier. Plusieurs secteurs sont encore mobilisés. L'AP-HP, que j'évoquais précédemment, est en grève depuis le 15 avril. Ce qui est en jeu, c'est le manque de personnel, les conditions de travail déplorables et l'abandon – qui est dénoncé – des populations les plus précaires.
Votre projet de loi va aggraver la situation, comme l'illustrent quelques exemples. La fusion des comités d'hygiène et de sécurité et des comités techniques, que vous prévoyez à l'article 3, s'oppose au principe de permanence : c'est un retour en arrière par rapport au statut de fonctionnaire citoyen, puisque la possibilité de s'impliquer dans l'organisation des services publics et la gestion des conditions de travail – par la participation aux instances de concertation, qui ne sont déjà que consultatives – est réduite à peau de chagrin. Par ailleurs, le relèvement du seuil de création d'un comité social de 50 à 300 agents dans la fonction publique territoriale exclura de fait plus de 770 000 agents – soit près de la moitié d'entre eux – de l'accès à ces instances.
L'élargissement du recours aux CDD s'oppose également au principe de permanence, car ces contrats font peser une charge de travail supplémentaire et coûteuse aux ressources humaines, introduisent une complexité d'organisation, dont on pourrait se dispenser. De plus, le turn-over continu va à l'encontre du principe de mutabilité des fonctionnaires. On dénombre, je le disais, 5,7 millions d'agents et agentes dans la fonction publique ; on dispose donc de toutes les compétences nécessaires. La fonction publique n'a pas besoin de plus de contractuels mais de fonctionnaires continuellement formés.
Votre projet de loi va donc fracturer toujours plus la fonction publique, pourtant essentielle dans une période où vos choix d'austérité rendent encore plus importante la solidarité. Les quelques mesures qu'on pourrait juger positives, notamment en matière d'égalité entre les femmes et les hommes, sont bien maigres au regard de la précarisation que vous allez accentuer, en particulier chez les femmes. Vous ignorez l'opposition, les critiques des syndicats. Votre seule obsession semble être de rendre à tout prix des agents publics corvéables et licenciables à merci, pour flexibiliser et diminuer les coûts. Vous voulez faire des emplois publics des variables d'ajustement budgétaire, mais quel est le sens de l'État sans une fonction publique permanente, dédiée et compétente ? Pourquoi vouloir faire de l'État un employeur comme les autres et l'aligner sur les critères du privé ? Le cas de France Télécom, dont il est question depuis quelques jours – en raison de la tenue du procès consécutif à de nombreux suicides, dans le contexte de l'instauration des techniques du privé – devrait pourtant vous faire réfléchir. Le but de la fonction publique n'est pas de renforcer le principe de subordination, de flexibiliser toujours plus, mais d'assurer la permanence du service.
Comme je l'ai dit, la permanence n'empêche pas la transformation du service public, qui est nécessaire. On pourra l'assurer en renforçant le statut, comme nous le proposons dans un certain nombre d'amendements, en mettant fin à la casse sociale et à l'austérité – qui ont dégradé les conditions de travail et le service rendu – , en revalorisant les rémunérations des fonctionnaires, en garantissant l'égalité, notamment concernant l'accès à la fonction publique, et, surtout, en donnant une vision nouvelle à la fonction publique. Celle-ci est plus que jamais nécessaire pour répondre aux nouveaux besoins dans le domaine de la petite enfance, des soins aux personnes dépendantes et, surtout, en matière de transition écologique, qui constitue la mission d'intérêt général de notre temps.
Ce n'est pas le statut d'emploi qu'il faut modifier, alors même que nous devons relever des défis immenses en matière de justice sociale et climatique. Il nous faut mettre l'ensemble de nos moyens de production, de consommation et d'échange au service de la transition écologique. Le service public peut et doit jouer un rôle moteur dans cette transformation et cette modernisation. Vous développez une stratégie contraire à celle qu'il faudrait appliquer. Nous nous y opposerons résolument en proposant une alternative : renforcer le service public, défendre le statut et ouvrir les voies de l'avenir, qu'il nous faut construire.