– Examiner la manière dont les agences procèdent à l'évaluation des risques sanitaires et environnementaux représente un travail long et complexe, qui nous a demandé du temps : saisis fin 2017, nous avons commencé à travailler en février 2018, il y a donc plus d'un an.
Nous avons procédé à trente-cinq auditions, effectué deux déplacements – à Bruxelles auprès de la Commission européenne et à Parme pour rencontrer l'Autorité européenne de sécurité des aliments, l'EFSA – et tenu une audition publique le 11 octobre dernier, afin de comprendre le monde des agences, les techniques d'évaluation des risques, et d'observer plus largement la manière dont notre société appréhende, apprivoise la question du risque lié en particulier aux produits chimiques et aux pesticides agricoles.
Je vous parlerai des agences d'évaluation des risques et vous décrirai les processus d'évaluation et le cadre réglementaire de plus en plus strict qui les contraint. Dans un deuxième temps, Pierre Médevielle traitera du glyphosate et des controverses qu'il a soulevées. Pierre Ouzoulias évoquera des problèmes rencontrés par les agences dans les processus d'évaluation des risques. Enfin, Philippe Bolo indiquera les pistes que nous avons identifiées pour améliorer le travail des agences, mais aussi sa compréhension par le public, afin de créer un lien de confiance dans l'expertise.
Nous vivons dans ce que le sociologue allemand Ulrich Beck avait appelé en 1986 une « société du risque » : nous avons de plus en plus d'outils pour quantifier les risques et avoir une approche rationnelle de leur gestion. En même temps, nous sommes conscients que nous ne savons pas tout et, pour nous prémunir de risques mal connus, nous avons inventé le principe de précaution, qui est un principe d'équilibre. Il ne vise pas à brider le progrès scientifique en cas d'incertitude, mais à faire progresser la connaissance pour mieux maîtriser les conséquences des innovations. Il encourage les nouvelles technologies, mais en cherchant à les encadrer de garanties.
Nous vivons une époque paradoxale : la domestication du risque, l'encadrement du risque n'ont jamais été aussi poussés, pourtant nous craignons une apocalypse causée par les technologies. La technique de l'évaluation des risques a néanmoins beaucoup progressé et s'est dotée, depuis plus de trente ans, d'un outillage de plus en plus sophistiqué.
Le concept de risque se trouve au coeur de notre rapport, mais il convient de veiller à éviter toute confusion, en distinguant d'abord danger et risque : un danger provient d'un élément susceptible de causer un dommage. Il existe une multitude de sources de dangers. Un risque est la combinaison d'un danger et d'une exposition ; cette combinaison est au coeur de l'évaluation des risques.
La démarche d'évaluation quantitative des risques sanitaires s'est structurée depuis l'adoption du red book en 1983 par le Conseil américain de la recherche et prévoit quatre étapes : l'identification du danger, l'évaluation de la relation dose-réponse, l'estimation des expositions possibles et la caractérisation des risques. Pour autant, cette structuration de la démarche d'évaluation des risques n'a pas empêché d'immenses ratés constitués par les scandales sanitaires : la crise de la vache folle à partir de 1996, la question de l'amiante ou encore de la chlordécone aux Antilles montrent qu'on a eu tendance, dans un passé récent, à sous-estimer les effets de certains choix techniques.
Ces crises ont conduit à modifier profondément le paysage institutionnel de l'évaluation des risques, avec la mise en place, en France et en Europe, d'agences spécialisées chargées de fournir une expertise de haut niveau, fiable et indépendante des décideurs politiques. L'un des socles conceptuels de ce « modèle des agences » consiste à séparer les tâches d'évaluation des risques des tâches de gestion du risque : aux scientifiques de donner un avis et aux politiques de prendre ensuite une décision.
L'Union européenne a créé des agences spécialisées dans chacun des domaines où elle s'est dotée d'une réglementation stricte conditionnant l'accès de certains produits aux marchés : produits pharmaceutiques, produits alimentaires, pesticides, produits chimiques. Les agences n'ont pas une compétence générale mais elles interviennent pour répondre à une question réglementaire : peut-on autoriser l'usage d'un produit ou d'une substance sur le sol de l'Union européenne ? Elles travaillent en lien avec la Commission européenne, à laquelle revient la décision politique.
La France a adopté un modèle assez similaire : elle dispose ainsi d'une agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour les produits pharmaceutiques ; de l'ANSES, fruit du regroupement successif de plusieurs petites agences, qui s'est vu confier une compétence très large d'évaluation des risques, allant bien au-delà de l'alimentation, des produits chimiques ou des pesticides ; de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) ou encore de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS).
Nous n'avons pas cherché à réaliser un recensement exhaustif des agences et de leurs domaines de compétences. Nous n'avons, par exemple, pas examiné la question de l'évaluation des risques liés aux rayonnements ionisants et nous nous sommes peu penchés sur les produits pharmaceutiques ou les dispositifs médicaux. Nous nous sommes concentrés sur le secteur des produits chimiques et sur celui des pesticides agricoles et de l'alimentation, pour lesquels l'évaluation des risques repose au niveau européen sur deux agences : l'European food safety authority (EFSA) et l'European chemicals agency (ECHA) et, au niveau français, sur l'ANSES.
L'ECHA a été créée en 2006. Elle est notamment en charge de l'application du règlement Reach de 2006 qui impose aux industriels d'étudier les effets des substances chimiques qu'ils commercialisent et de les communiquer à l'agence avant d'accéder au marché. Toutes les substances doivent être enregistrées et les plus préoccupantes sont soumises à une autorisation qui peut être refusée si les risques pour la santé et l'environnement sont considérés comme trop importants. L'ECHA gère également la classification des produits chimiques par classe de danger, au titre du règlement relatif à la classification, à l'étiquetage et à l'emballage, dit CLP, de 2008. Enfin, elle fournit des avis en vue de l'autorisation par la Commission européenne des produits biocides, poursuivant l'objectif d'une harmonisation de la mise sur le marché de ces substances.
L'EFSA, pour sa part, a vu le jour en 2002, à la suite de la crise de la vache folle, pour évaluer les risques liés à l'alimentation. Elle est chargée d'évaluer les additifs alimentaires, les produits de contact, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou encore les pesticides utilisés en agriculture.
En France, l'ANSES poursuit une mission d'évaluation des risques très large : elle intervient en matière de médicaments vétérinaires, de pesticides, de biocides, mais également d'ondes électromagnétiques.
Les agences évaluent les risques dans un cadre réglementaire particulier. Nous avons approfondi nos travaux sur celui attaché à l'évaluation des pesticides qui présente la particularité de combiner des évaluations européennes et nationales, puisque les risques liés aux substances sont évalués par l'EFSA et ceux liés aux produits qui contiennent ces substances par les agences nationales.
L'évaluation des risques constitue un travail scientifique normé et encadré qui répond à des standards internationaux pour garantir l'objectivité et la comparabilité. Notre rapport fait le point sur les méthodes utilisées pour caractériser la toxicité ou encore l'écotoxicité des substances et des produits examinés. Les référentiels méthodologiques ont tendance à converger. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) joue un rôle important dans ce processus en publiant des lignes directrices pour l'évaluation. Cette standardisation répond à un enjeu : éviter de réaliser plusieurs fois les mêmes études et accepter les résultats d'expérimentations menées avec un même degré d'exigence. L'acceptation mutuelle des données permet de ne pas freiner artificiellement les échanges commerciaux et de fonder les décisions sur la science. Ainsi, les bonnes pratiques de laboratoire (BPL) ou bonnes pratiques d'expérimentation (BPE) s'imposent comme des prérequis pour reconnaître la validité des données utilisées dans les procédures d'évaluation.
Les agences mettent en oeuvre une véritable ingénierie de l'évaluation des risques qui se conforme à une règlementation pour la collecte des données scientifiques comme pour la conduite des évaluations, qui encadre leurs travaux et leur laisse peu de marges de liberté. Pour une substance chimique, par exemple, l'industriel établit un dossier de toxicité fondé sur ses propres études, qu'il transmet à l'EFSA ou à l'ECHA pour évaluation. La décision politique d'autorisation revient à la Commission européenne et le contrôle des produits intégrant cette substance aux agences nationales.