Avant tout, je tiens à vous remercier de m'avoir désigné, mardi dernier, rapporteur pour avis de ce projet de loi d'approbation de l'accord franco-belge de coopération dans le domaine de la mobilité terrestre. La semaine dernière, j'ai procédé aux auditions du délégué général à l'armement, du sous-chef « plans programmes » de l'état-major de l'armée de terre, des trois industriels français les plus impliqués dans le programme SCORPION, du chef du bureau compétent de l'état-major des armées, ainsi que du sous-directeur compétent de la direction du Budget. Par souci d'efficacité, j'ai conduit l'ensemble de ces auditions conjointement avec le rapporteur de la commission des Affaires étrangères, saisie au fond, notre collègue Jacques Maire. J'ouvre ici une parenthèse pour souligner devant vous que ce travail en commun m'a confirmé dans la conviction que les approches « défense » et « affaires étrangères » ont chacune leur utilité, leur plus-value ; elles sont complémentaires, mais bel et bien différentes, et également utiles.
Surtout, j'avais eu l'occasion de me rendre à Bruxelles avec notre collègue Thomas Gassilloud, au titre de nos fonctions de rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances, et ce déplacement a été très instructif. Ainsi, je me suis attaché, dans des délais contraints, à faire le tour d'horizon le plus complet possible des enjeux de l'accord intergouvernemental qui est soumis à notre approbation.
Ces enjeux vont bien au-delà d'une exportation d'armements, c'est-à-dire de l'acquisition par la Belgique de 442 engins blindés multi-rôles, dont 382 Griffon et 60 Jaguar, des modèles développés par la France dans le cadre du programme SCORPION.
Bien entendu, on ne peut que se féliciter de ce succès de notre BITD, qui enregistre ainsi une commande d'un milliard et demi d'euros, ce qui est loin d'être négligeable. Ce succès intervient remarquablement tôt dans la vie du programme SCORPION. Je rappelle en effet que les premières livraisons de série ne sont attendues pour la France que cette année et que, par conséquent, les matériels choisis par la Belgique ne sont pas encore en dotation dans nos forces. Cette exportation, en elle-même, représente donc déjà un très beau succès.
Néanmoins, à mes yeux, la portée de ce succès va beaucoup plus loin, à deux égards au moins. D'une part, c'est la première fois que l'État agira comme mandataire d'un État étranger acquéreur d'armements français. Le recours à cette formule de vente d'État à État, que l'on appelle souvent « G2G » pour l'anglais Government to Government, est une première pour nous. On ne peut pas vraiment parler de « Foreign Military Sale “à la française” », j'y reviendrai, mais avec CaMo, la France s'est dotée d'un nouvel outil de soutien aux exportations qui pourrait servir de support à d'autres partenariats. D'autre part, l'accord institue un dispositif de coopération militaire, d'une intensité à ce jour inégalée, entre la « composante “terre” » de l'armée belge et notre armée de terre. Les deux forces utiliseront les mêmes matériels, appliqueront la même doctrine, suivront les mêmes formations et, tout cela, afin de permettre la plus grande interopérabilité possible entre elles.
L'interopérabilité maximale, c'était vraiment la première demande de la Partie belge, et c'est ce qui justifie un partenariat stratégique entre États plutôt qu'un simple contrat commercial de fourniture de matériels.
En effet, les Belges étaient placés devant un défi de taille : remettre sur pied une brigade mécanisée moderne, conformément aux engagements qu'ils ont souscrits auprès de l'OTAN, alors qu'ils partaient d'une situation très dégradée par des années de sous-investissement sous couvert de « dividendes de la paix ». Les militaires belges nous l'ont dit très clairement : sans l'effort de réarmement programmé en 2016 par l'équivalent belge de la Revue stratégique, appelé Vision stratégique, la composante « terre » allait au-devant des plus grandes difficultés. Son commandement a estimé que l'option la plus réaliste pour reconstruire une capacité militaire résidait dans une association étroite avec une puissance voisine, à l'instar de ce que font déjà les Belges avec les Néerlandais pour leur marine.
Ainsi, le recours à un partenariat stratégique, portant non seulement sur la fourniture de matériels mais aussi sur le pilotage des programmes d'armement, la formation, l'organisation des forces et la doctrine résulte de la demande des Belges eux-mêmes ; c'est là un point important à relever. Pour eux, il ne s'agit pas seulement d'acquérir du matériel, il s'agit surtout de construire une capacité militaire au sens plein, qui soit de premier plan. Et, pour cela, il ne faut pas seulement trouver un fournisseur, il faut surtout s'associer à un partenaire.
Élément intéressant à noter : parmi les partenaires potentiels que les Belges avaient envisagés, ils ont retenu la France pour deux principales raisons : d'une part, l'avancement technologique de la gamme SCORPION, qu'ils ont jugé comme étant ce qui se fait de mieux au monde en la matière et, d'autre part, les liens tissés entre nos armées au fil de deux décennies d'engagements opérationnels conjoints sur différents théâtres.
Venons-en à l'économie générale de l'accord soumis à notre approbation, qui s'explique par les enjeux que je viens d'exposer. Cet accord établit à la fois un partenariat dans la conduite des programmes d'armement, et un partenariat dans le développement d'une capacité.
Pour le premier point, le partenariat d'armement, cet accord intergouvernemental n'est pas un contrat d'acquisition de matériels militaires ; le contrat industriel viendra dans un second temps. L'accord, lui, établit un mécanisme original, que l'on appelle « schéma mandantmandataire” », par lequel la Belgique confie un mandat à la France pour que celle-ci passe, au nom de la Belgique et pour le compte de celle-ci, un contrat d'acquisition de Griffon et de Jaguar. C'est donc la DGA qui négociera ce contrat et en pilotera l'exécution au nom et pour le compte de son homologue belge. Elle percevra d'ailleurs pour cela une juste rémunération, dont la part ferme est fixée à 40 millions d'euros. J'ajoute que l'accord prévoit même la mise en place d'un bureau de programme conjoint, dont le chef est français mais dont le « numéro deux » est belge ; c'est dire le niveau d'intégration que prévoit cet accord.
Les termes de celui-ci ont été pesés au trébuchet pour minimiser les risques juridiques et financiers que pourrait comporter pour la France une vente d'État à État. D'abord, la Belgique ouvrira un compte à la Caisse des dépôts et consignations, afin que la DGA dispose toujours des crédits nécessaires pour régler l'industriel ; ensuite, le régime de responsabilité défini dans le cadre du mandat exclut toute garantie de bonne fin ou engagement de résultat pour la Partie française, et s'en tient à une obligation de moyens ; enfin, les règles de recours fixées par l'accord excluent toute mise en cause de la responsabilité de l'État et, en cas de différend avec la Belgique, prévoient le règlement des litiges par voie de consultation. Voilà pour ce qui concerne le partenariat d'armement.
J'en viens au partenariat capacitaire. Comme je vous le disais tout à l'heure, il est orienté par un objectif d'interopérabilité poussée. Là où les normes d'interopérabilité de l'OTAN ne s'appliquent pas en dessous de l'échelon de la brigade, avec le partenariat franco-belge, l'objectif est qu'une compagnie française et une compagnie belge soient, comme le disent nos interlocuteurs, « nativement pluggables » dans un bataillon belge ou une brigade française, c'est-à-dire parfaitement interopérables sans préparation spécifique. Pour cela, l'accord prévoit notamment la mise en place d'une doctrine et d'un système de formation communs. Jamais nous n'avons poussé si loin la coopération avec un de nos alliés.
Pour soutenir les Belges dans la construction de leur capacité motorisée moderne, l'accord met aussi en place un dispositif de coopération centré autour d'un plan de développement capacitaire élaboré conjointement et avec pour objectif de rechercher un maximum de synergies dans tous les domaines.
De surcroît, et c'est l'un des grands intérêts de cet accord intergouvernemental, non seulement il établit une coopération très approfondie dans certains champs, mais il ouvre aussi la voie à de nouvelles coopérations dans d'autres domaines que les Griffon et Jaguar. En effet, son dispositif comprend en lui-même les bases d'un approfondissement de notre coopération, et c'est peut-être là son originalité. Il met ainsi en place un système de gouvernance conjointe dont les organes, c'est-à-dire un comité directeur et des comités de pilotage, sont chargés d'étudier de nouveaux domaines de partenariat auxquels pourraient s'appliquer les règles fixées par l'accord intergouvernemental pour la fourniture de Griffon et de Jaguar ou pour l'élaboration d'une doctrine et d'une formation communes.
Concrètement, cela permettrait par exemple d'étendre notre partenariat franco-belge au maintien en condition opérationnelle ou, de façon encore plus emblématique, à utiliser la même procédure « mandantmandataire » pour fournir à la Belgique de nouveaux matériels terrestres.
D'ailleurs, cette perspective est loin d'être théorique. Les ambitions capacitaires belges supposent en effet de nouvelles acquisitions, d'ailleurs programmées par la « Vision stratégique ». Posséder une brigade mécanisée complète suppose en effet de se doter non seulement de blindés médians, mais aussi de tout ce qui va autour, comme l'artillerie, les équipements de fantassin ou les véhicules plus légers. En cela, l'accord ouvre des perspectives de coopération autour de canons CAESAr, de matériels FELIN, de véhicules Serval ou de VBAE.
Ces perspectives sont d'autant plus réalistes que l'architecture même de SCORPION, et donc de CaMo, y conduit. Elle est en effet conçue de façon holistique, globale : l'intérêt de SCORPION tient à l'interconnexion de tous les armements au sein d'une « bulle » qui exploite l'infovalorisation pour permettre le combat collaboratif. Dès lors, un État qui se dote de certains matériels SCORPION ne peut en tirer pleinement parti qu'en intégrant l'ensemble de ses blindés et autres équipements terrestres dans cette « bulle » qu'a développée notre BITD. À tout le moins doit-il y connecter ses autres équipements, via le système d'information de SCORPION et la radio CONTACT, exportée sous le nom de Synapse.
C'est en cela que l'accord, qui met en oeuvre une coopération franco-belge déjà ambitieuse, ouvre lui-même la voie à l'approfondissement de celle-ci.
J'aimerais souligner, pour conclure, que cet accord peut aussi être vu comme ouvrant des perspectives ambitieuses de consolidation de l'Europe de la défense. En effet, s'il fallait comparer cette formule de contrat de partenariat gouvernemental à un autre instrument, ce ne serait pas tant avec les Foreign Military Sales américaines, car celles-ci ne recèlent pas la même dimension partenariale dans le champ opérationnel. La comparaison la plus pertinente me semble être avec le concept de nation-cadre que les Allemands ont promu au sein de l'OTAN. Ce cadre consiste à atteindre un niveau d'interopérabilité élevé, et à intégrer ensemble les capacités de plusieurs partenaires autour de celles d'un État. Certes, notre formule de partenariat stratégique ne peut pas être répliquée dans tous les domaines et avec tous les pays, ne serait-ce que pour des raisons de cohérence stratégique et de limites des moyens de la DGA et de nos armées. Mais cette formule de contrat de partenariat gouvernemental peut constituer une offre de partenariat attractive pour des pays d'Europe qui, comme nous, ont pour ambition des engagements opérationnels plus exigeants et plus soutenus que d'autres, qui partagent notre doctrine et notre vision du monde, et dont les armées se sentent plus proches des nôtres. Dans cette optique, de tels partenariats constitueraient un outil concret allant dans le même sens que l'initiative européenne d'intervention et, à ce titre, dans celui de la consolidation de l'Europe de la défense. Tel est d'ores et déjà le choix des Belges.
Pour toutes ces raisons, j'émets un avis favorable à l'adoption du projet de loi qui nous est soumis.