Mes chers collègues, le texte que nous étudions aujourd'hui doit être l'occasion de dépasser le seul horizon des dispositions liées à l'installation à Paris de l'Autorité européenne des marchés financiers. Cet accord, premier du genre, préfigure ceux qui vont suivre. Nous avons tous en tête l'installation prochaine à Paris, par suite du Brexit, de l'Autorité bancaire européenne, dont le rapport du Sénat laisse entendre qu'elle pourrait à terme fusionner avec l'Autorité européenne des marchés financiers. Toujours est-il que l'enjeu dépasse de loin la simple question des privilèges et immunités accordés au personnel de l'Autorité européenne des marchés financiers.
Notre assemblée, trop rarement consultée sur le fonctionnement des agences européennes, doit saisir l'occasion qui lui est offerte – cédée, devrais-je plutôt dire – pour interroger la pertinence du système européen de surveillance financière. En effet, ce qui devait incarner le fer de lance de la régulation financière européenne après la crise de 2008 semble aujourd'hui bien démuni face à l'appétit toujours plus vorace des acteurs de la finance.
Pourtant, les signes avant-coureurs d'une nouvelle crise se multiplient, et la décision prise en janvier par le Comité de Bâle de revoir à la baisse le niveau de contrainte de certaines règles bancaires nous montre que les leçons de la crise des subprimes sont loin d'avoir été comprises. Pire : à dix jours des élections européennes, le lobby des banques françaises a adressé à la Commission ses propositions en faveur d'une révision de la réglementation à leur avantage, et cela, affirment-elles, afin de répondre à une concurrence américaine dopée par une législation plus permissive. C'est oublier un peu vite que les règles « prudentielles » ne portent pas leur nom par hasard.
Or tout nous pousse à changer radicalement de braquet. La libéralisation à venir des marchés financiers par l'intermédiaire de l'Union des marchés de capitaux, le développement de ce que l'on appelle le shadow banking, qui échappe à toute régulation et dont les actifs représentent à l'échelle du monde près de la moitié du système bancaire, la montée en puissance du trading à haute fréquence, qui représente aujourd'hui plus de 60 % du marché d'Euronext, sont autant de signaux forts qui devraient nous alerter et influencer la décision publique. Dois-je préciser que le mouvement global vers la spéculation, qui se fait au détriment de l'économie réelle, est irrigué par certaines des décisions prises dans cette Assemblée – je pense à la réforme de l'impôt de solidarité sur la fortune, à la création de la flat tax ou à la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE. En un mot, mes chers collègues, les fruits sont bientôt mûrs et ils s'apprêtent à nous tomber dessus !
Dans ces conditions, les dispositions prises par l'Union européenne pour nous prémunir d'une financiarisation qui joue avec les vies humaines sont tout simplement ridicules. Les autorités de surveillance adoptées par l'Union jouent un rôle pour le moins limité, quand il n'est pas totalement contre-productif.
Prenons un exemple : celui de l'Autorité bancaire européenne, dont le Gouvernement se gargarise de l'arrivée prochaine à Paris et dont on nous dit qu'elle pourrait être amenée à fusionner avec l'Autorité européenne des marchés financiers. Sa crédibilité a été entachée dès sa création par son manque flagrant de moyens humains et financiers et a beaucoup souffert du manque de lucidité – c'est un euphémisme – de ses premières analyses. Probablement vous en souvenez-vous : l'Autorité bancaire européenne avait testé la solidité du tissu bancaire européen en cas de choc économique avec ses fameux stress tests, et elle avait jugé le résultat satisfaisant. Quelle triste plaisanterie ! La crise de la dette souveraine a apporté un démenti cinglant à ses conclusions, et conduit la banque Dexia, qui avait pourtant réussi le test haut la main, au bord de la faillite. L'Autorité bancaire européenne, c'est aussi l'institution qui a abandonné l'enquête pour blanchiment qui visait la Danske Bank, en justifiant cette démission par l'opacité et la conditionnalité des directives européennes – preuve, soit dit en passant, que l'arsenal législatif devrait être particulièrement musclé. Enfin, c'est cette même Autorité bancaire européenne qui a accueilli à sa présidence, le 3 mai dernier, M. Campa, ancien lobbyiste de la banque espagnole Santander, dont la mission était jusqu'à présent d'oeuvrer en faveur de la déréglementation bancaire.
L'Union européenne n'est pas à une contradiction près, me direz-vous. Imaginerait-on un ancien de Goldman Sachs à la tête de la Banque centrale européenne ou l'ancien Premier ministre d'un paradis fiscal à la présidence de la Commission ?… Que dites-vous ? C'est déjà le cas avec M. Draghi et M. Juncker ? Décidément, l'Union européenne n'est pas à une contradiction près !
Le système européen de surveillance financière est donc très lacunaire, et l'Autorité européenne des marchés financiers n'échappe pas à cette règle. Son mandat, qui n'est pas assez large pour empêcher les dérives du secteur financier, la contraint à centrer ses interventions sur des produits financiers très risqués, voire toxiques, et des produits de niche, comme les investissements dans les parchemins anciens.
La réglementation en vigueur, trop clémente avec la spéculation abusive et le trading à haute fréquence, ne permet pas à l'Autorité d'oeuvrer véritablement en faveur de l'assainissement des marchés financiers et, s'agissant du contrôle fiscal, la non-publication des données liées à l'activité des sociétés dans les paradis fiscaux entrave directement sa liberté d'action.
Alors que les cryptomonnaies, ultra-spéculatives, appellent de notre part la plus grande défiance, l'Autorité européenne des marchés financiers souligne leur potentiel, sans y voir un véritable risque pour la stabilité. Elle s'inquiète même des législations nationales qui émergent sur cette question et se prononce contre l'extension d'une régulation qui risquerait, selon elle, de légitimer les cryptoactifs et d'encourager leur adoption. Elle préfère donc favoriser l'information des investisseurs et la création d'un régime sur-mesure, suffisamment souple. On connaît la chanson : à force de souplesse, mes chers collègues, on risque la luxation !
Enfin, je tiens à préciser que si la Commission européenne a récemment accru les pouvoirs de l'Autorité européenne des marchés financiers pour répondre au risque post-Brexit d'une course au moins-disant fiscal, dans cette course, la France est en tête de peloton. Il faut dire que le Gouvernement ne ménage pas ses efforts : réduction de l'imposition des impatriés par des aménagements de la flat tax, suppression de la tranche marginale de la taxe sur les salaires, annulation de l'extension de la taxe sur les transactions financières aux opérations infra-quotidiennes... La liste est longue. La création d'écoles et de lycées internationaux destinés aux enfants du Brexit s'inscrit, elle aussi, dans une logique qui veut que des écoles d'excellence soient réservées à certains, en l'espèce à une élite mondialisée, alors que nous entendons la garantir pour tous. L'envers du décor, c'est aussi la fameuse stratégie « Bienvenue en France », qui montre la conception de la globalisation que peut avoir une certaine élite.