– Je m'exprime ici avec deux casquettes : historien et prêtre, c'est-à-dire usager de l'édifice sacré.
Dans l'approche d'un monument historique, le grand public oublie bien souvent ses différents états et donc son histoire. Après avoir entendu les spécialistes qui viennent de s'exprimer, vous constaterez l'extrême précision qui est apportée à l'étude du matériau, de la structure, alors qu'a été très peu abordée la question des différents états historiques de Notre-Dame.
L'expression « restauration à l'identique » n'a pas de sens, étant donné qu'on ne sait pas à quoi identifier le modèle. Notre-Dame a connu au moins trois ou quatre états successifs sensiblement différents : l'état initial, au moment de l'achèvement du chantier à la fin du XIIIe siècle, un état Renaissance, un état Louis XIV, un état Viollet-le-Duc, sans compter les médiocres aménagements de la fin du XVIIIe siècle.
La Notre-Dame d'aujourd'hui est un mix de ces états. Viollet-le-Duc a mené un chantier très archéologique, remarquable, en dépit de certains choix arbitraires comme la restitution imaginaire de l'état supposé originel des travées autour de la croisée du transept.
Par ailleurs, l'aménagement mobilier de l'édifice comprend la clôture du choeur de 1296, les stalles de 1699, des grilles de Viollet-le-Duc, un autel du même, habillé puis dépouillé de ses ornements au moment de la réforme liturgique, le voeu de Louis XIII, qui n'est pas dans son état originel, la croix et l'autel du cardinal Lustiger, etc. C'est un bric-à-brac esthétiquement et liturgiquement contestable.
La littérature historique est étonnamment maigre. En tant que spécialiste de ce siècle, je me suis intéressé à l'état XVIIIe de Notre-Dame, époque du cardinal de Noailles. Il est très difficile de trouver des représentations précises de ce décor, dont une partie majeure doit aujourd'hui être restaurée – les deux tiers des grandes stalles.
Ce travail historique sur les états successifs doit se doubler de l'apport d'autres sciences, notamment ce qui touche au sens de l'édifice et de ses aménagements. Je ne dirai rien sur la charpente, qui n'a pas de sens particulier. En revanche, il y a beaucoup à dire sur le sens des aménagements intérieurs, du mobilier, des circulations. Or nous sommes face à un gruyère intellectuel. En effet, la puissance publique, en général, ne s'intéresse pas particulièrement au sens des usages actuels : la question de l'autel, du siège de l'évêque ou de l'emplacement des chanoines lui est totalement indifférente ! Il y a aussi beaucoup de trous du côté du clergé affectataire. L'autel qui a été détruit, oeuvre de Goudji, seule pièce de mobilier importante à l'avoir été, qui datait du cardinal Lustiger, avait des qualités esthétiques certaines, mais avait aussi de gros défauts : il était trop petit pour produire des effets sur le spectateur, touriste ou fidèle, regardant en direction du choeur. Or dans la conception catholique, le véritable foyer du regard est ce bloc de pierre situé quelque part au fond – son emplacement à Notre-Dame a beaucoup changé. Il était trop petit également pour rassembler tous les prêtres officiants, en particulier à l'occasion des messes du Mercredi et du Jeudi saints.
Le siège du président, les sièges des assistants, les stalles, l'emplacement des chanoines, l'emplacement de la schola, c'est-à-dire du choeur liturgique, la sonorisation, l'éclairage, la circulation des touristes et sa sécurisation, la mise en valeur des chapelles latérales : tout cela a été très défectueux. Ainsi, le tombeau de Claude-Henry d'Harcourt, chef-d'oeuvre classé de Pigalle, se trouvait derrière une pile de chaises entassées jusqu'à la hauteur d'un immeuble moyen, le rendant invisible aux visiteurs.
Ce travail qui commence, que vos assemblées accompagnent, ne doit pas être celui d'un retour à un état initial qui n'existe pas, imaginaire et insatisfaisant, mais celui d'une évolution vers un quatrième ou cinquième état de Notre-Dame, cathédrale pleinement mise au service des usages – le grand tourisme, les visites plus pointues, plus patrimoniales, la prière personnelle, le culte collectif, les grandes et petites célébrations. Beaucoup de questions se posent à nous. Très peu d'édifices de cet âge et de cette importance sont à l'abri des incendies, des fissurations et des effondrements éventuels. En outre, ils ne sont pas adaptés au tourisme de masse et n'ont jamais été adaptés à un usage de masse : Notre-Dame a toujours souffert de l'excès de visiteurs, de fidèles, de pèlerins, et dès son achèvement, sa dégradation a été extrêmement rapide. Notre-Dame a toujours été un édifice sale, encrassé. Les oeuvres ont toujours été mal mises en valeur et mal considérées, par évolution du goût ou par désuétude notamment de l'usage cultuel – on n'utilise plus les autels latéraux et le grand jubé a disparu au XVIIe siècle.
Il faut sortir du cycle récurrent des restaurations en catastrophe de Notre-Dame de Paris.