Intervention de Maxime L'Héritier

Réunion du jeudi 23 mai 2019 à 9h40
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Maxime L'Héritier, maître de conférences en histoire médiévale :

- Étudier la mise en oeuvre du métal dans la structure de Notre-Dame, c'est à la fois porter un regard sur le passé, sur l'histoire des hommes et des femmes qui ont construit cet édifice, mais c'est également tourner ce regard résolument vers l'avenir, afin de mieux comprendre Notre-Dame et d'en tirer des enseignements pour les restaurations futures. Dans la mesure où les enjeux scientifiques sur le métal dépassent très largement le simple cadre du chantier de restauration, le futur chantier de Notre-Dame sera aussi l'occasion de mener une approche environnementale et de nourrir des études prospectives sur la durabilité et l'altération de ces matériaux. L'ensemble de ces questionnements sont intimement liés et se nourrissent mutuellement dans leurs approches interdisciplinaires.

Étudier les usages du métal dans la cathédrale de Notre-Dame, c'est tout d'abord se plonger dans la vie des bâtisseurs du Moyen-Âge : comprendre leurs réflexions et leurs choix, qu'ils soient techniques, économiques ou symboliques, à travers les différents usages qu'ils ont fait du plomb et des alliages ferreux, ces deux métaux que l'on retrouve par dizaines et centaines de tonnes dans les structures de l'édifice.

Les travaux menés sur le fer dans la construction gothique depuis une vingtaine d'années ont révélé l'importance de ce métal dans le maintien des panneaux de vitrail, un des symboles de l'art gothique. Mais le fer est aussi noyé dans la maçonnerie de ces édifices, sous forme d'agrafes, de tirants ou de chaînages servant à solidariser les pierres et se retrouve parfois même dans la charpente.

D'après l'étude archéologique de leur position dans le bâti, on sait que des tirants et chaînages ont parfois été placés en cours de chantier, pour contrebuter un édifice incomplet en hauteur et en largeur, comme à la cathédrale de Bourges ou à celle de Beauvais au XIIIe siècle. Certaines armatures avaient une vocation plus définitive, comme à Beauvais ou à la Sainte Chapelle de Paris au milieu du XIIIe siècle. D'autres ont en revanche été posés après coup, afin de pallier un défaut structurel et de consolider l'édifice. C'est par exemple le cas pour la cathédrale d'Amiens en 1500. Certaines de ces armatures sont toujours en tension.

Mais l'étude minutieuse de ces fers livre bien d'autres informations. L'analyse métallographique de leur structure par microscopie optique permet de traduire les choix de matériaux par les bâtisseurs, une considération fondamentale pour une époque où la production n'était pas standardisée. Les exemples d'armatures d'acier, alliage plus résistant que le fer, sont rares mais existent et témoignent alors d'une volonté du maître d'oeuvre de renforcer une structure qui lui semble fragile. Enfin, l'étude des impuretés contenues dans le métal nous renseigne sur les ateliers métallurgiques ayant produit ces alliages ferreux et permet de caractériser les techniques de production. Ainsi, même en l'absence de textes, il est possible de reconstituer les échanges commerciaux parfois lointains ayant permis l'approvisionnement du chantier pour comprendre sa gestion par le maître d'oeuvre et expliquer ses choix techniques quant à l'usage de fer ou d'acier à divers endroits de la structure.

Qu'en est-il à Notre-Dame de Paris où cette question de l'usage des métaux n'a jamais fait l'objet d'aucune étude ? On sait seulement qu'un chaînage est posé par Jean-Baptiste Antoine Lassus pour consolider le haut choeur vers 1846, certainement pour remplacer ou doubler un système d'agrafes préexistant, décrit par Eugène Viollet-le-Duc. Mais quelle est la nature de l'alliage mis en oeuvre ? Quelle est sa résistance mécanique et quel rôle joue ce chaînage dans la tenue du bâtiment, en particulier depuis la catastrophe ? Quelles sont les autres armatures de fer, enfouies dans la pierre, qui contribuent à l'équilibre de l'édifice ? Lesquelles étaient originellement présentes dès le XIIe et le XIIIe siècle ? À Notre-Dame, le chantier médiéval n'est pas documenté par les archives et le matériau est la seule source que le chercheur peut exploiter.

Il sera nécessaire de s'appuyer sur l'inventaire des armatures exhumées des décombres pour les parties hautes grâce au travail d'archéologie préventive réalisé par les services de l'État et du ministère de la culture, mais également sur un suivi archéologique du chantier. Une détection préalable des maçonneries au radar pourra permettre de préciser cet inventaire. Les armatures mises au jour pourront si besoin être datées par datation au carbone 14, afin de reconstituer leur chronologie absolue. Cette technique de datation peut en effet désormais être appliquée à des alliages ferreux dès qu'ils contiennent un peu d'acier et donc de carbone. Mettre en regard, sur le temps long, la typologie et les usages de ces armatures permettra de mieux comprendre la structure de Notre-Dame et d'anticiper sa restauration, en regardant l'expérience des choix passés, pour mieux penser nos choix présents et futurs.

Ces recherches sur le fer sont enfin également un gage pour l'avenir bien au-delà du temps du chantier. L'étude de la corrosion des armatures métalliques de Notre-Dame permettra d'appréhender les phénomènes de corrosion en milieu réel sur une échelle de temps de quelques centaines à un peu moins d'un millier d'années. Ces armatures constituent ainsi de véritables analogues archéologiques qui viennent nourrir une recherche fondamentale de long terme sur l'altération de ces matériaux sur la longue durée ainsi que la réflexion associée des chercheurs du Commissaire à l'énergie atomiques et aux énergies alternatives (CEA) et du CNRS sur leur potentiel usage dans le stockage des déchets nucléaires.

Les enjeux dans l'étude des plombs sont du même ordre. Étroitement lié au verre dans les vitraux, au fer lorsqu'il entre dans le scellement des pierres, utilisé à la place du mortier, ce qui n'est pas rare au XIIIe siècle, le plomb trouve des usages spécifiques dans les parties hautes au niveau de la couverture. Ces toitures en métal sont porteuses d'un esthétisme et d'un symbolisme fort aux périodes anciennes en achevant de donner couleurs et lumière à la partie haute de ces édifices. Associées aux polychromies extérieures, elles constituaient de véritables châsses d'orfèvrerie. Esthétisme et technique étaient étroitement liés au Moyen-Âge, comme au XIXe siècle chez Eugène Viollet-le-Duc qui a reproduit pour partie les techniques anciennes de coulage de plomb sur table, au lieu de plomb laminé, ce qui n'est pas anodin. Mais à cette exception près, que sait-on du détail des techniques employées par ces bâtisseurs au travers des siècles, du réemploi hautement symbolique de ce matériau facile à fondre ?

Même si une grande partie de la toiture de plomb s'est consumée, les éléments subsistant pourront documenter ces pratiques. Leur étude morphologique, comme marqueurs des techniques de fabrication employées, et la recherche des traces de finition de surface et de décor au moyen d'analyses micrographiques permettront d'examiner de manière précise les pratiques des plombiers du XIXe siècle et les éventuels transferts techniques entre chantiers, notamment autour des entreprises de plomberie, connues des archives. Analyser en détail ces techniques de finition et de décor de la couverture et de la flèche et, le cas échéant, reconstituer certains éléments de chronologie grâce à l'analyse, est essentiel pour apporter tous les éléments nécessaires à la compréhension de leur histoire et envisager au mieux leur restauration.

Une analyse isotopique peut être envisagée sur les plombs de la cathédrale afin de relier la composition du métal à celle du minerai utilisé pour le produire, et comprendre à travers les époques, comme pour le fer, l'évolution des approvisionnements en fonction des productions et des circuits commerciaux. Mais une fois cette signature isotopique établie pour les plombs médiévaux et du XIXe siècle, il devient aussi possible de quantifier leur contribution environnementale respective en la traquant dans l'atmosphère parisienne, dans l'eau de la Seine ou même sur le monument. En raison des températures atteintes lors de l'incendie, le plomb a pu s'oxyder, mais est aussi susceptible de s'être en partie volatilisé. Les enjeux dépassent là encore largement le cadre strict du chantier, mais l'étude n'est rendue possible que grâce au cadrage historique précis lié au contexte du monument. Les prélèvements d'air et de pluie réalisés avant et après le sinistre permettront d'étudier la nature du transfert de ce métal dans l'atmosphère. Ils devront être reconduits de manière régulière afin d'étudier ces impacts sur la longue durée. La prise en compte de cette problématique est d'une importance capitale pour la connaissance de la pollution environnementale liée au sinistre. De précédentes études sur des sites industriels de l'Oise montrent en effet qu'un retour à la normale nécessite plusieurs dizaines d'années.

En conclusion, il apparaît que le sinistre qui a touché Notre-Dame de Paris est une occasion sans précédent pour développer ces thématiques interdisciplinaires sur l'un des monuments les plus importants de l'Europe médiévale, dans le cadre de la task force du CNRS, et de le replacer comme jalon dans l'histoire de la construction en contribuant à une approche des sociétés passées et futures, sur le temps du chantier et bien au-delà.

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