J'avais prévu de vous apporter une crevette mais, craignant de choper une amende, par lâcheté, j'y ai renoncé et l'ai laissée dans mon sac. Je souhaite en effet vous raconter une histoire de crevette. Celle d'une crevette pêchée en mer du Nord, sans doute aux alentours de Oslo, qui traverse douze frontières – Danemark, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, France, Espagne… – , et qui, par le détroit de Gibraltar, arrive à Tanger, soit un parcours de 3 700 kilomètres. La crevette se retrouve là-bas pour être dépiautée à moindre coût par des femmes qu'on surnomme les « femmes-crevettes » non parce qu'elles ne bénéficient pas d'un salaire minimum ni parce que leurs horaires de travail ne sont pas limités, mais à cause de l'odeur qui s'attache à elles du fait de leur activité et qui leur vaut d'être ostracisées. Ensuite, les crevettes sont renvoyées en Belgique, après un nouveau trajet de 2 300 kilomètres cette fois, dans les environs de Bruges, pour y être conditionnées et empaquetées. Elles auront donc parcouru la distance de 6 000 kilomètres au total.
Je pourrais raconter une histoire similaire avec un yaourt et peut-être viendra bientôt le tour des abricots, la question du train entre Rungis et Perpignan étant loin d'être réglée.
Même les routiers jugent cette situation absurde. Je me trouvais récemment sur l'aire de Passy, entre Chamonix et l'Italie. Jean-Claude, qui dégustait sa gamelle en compagnie de ses copains, m'a alors dit : « Tous les mercredis, je fais passer des bêtes. Je les amène des Pays-Bas jusqu'en Italie. Les porcs sont nés aux Pays-Bas mais, préparés en Italie, ils pourront bénéficier de l'appellation "jambon de Parme", les tranches ainsi étiquetées pouvant repartir vers le Nord de l'Europe. » Je m'attendais à un autre son de cloche, de la part des routiers ; je m'attendais qu'ils défendent leur boulot ; mais même eux trouvent cela absurde. « On charge des bobines de papier, m'ont-ils dit, de même grammage, de même poids, à l'aller comme au retour, entre la France et l'Italie, on ne comprend pas ! » Et il en va de même pour le transport du bois.
Les conséquences en sont évidentes pour Fernand, qui habite à deux pas, à Chamonix. Il voit, depuis son jardin, lui qui a été guide de haute montagne, qui a gravi tous les sommets, les arbres changer – les épicéas s'assèchent – , la Mer de Glace reculer de trente à quarante mètres par an, des lacs se former là où il n'y avait que de la glace… On peut traduire ce ressenti de Fernand en statistiques : d'après le Livre blanc sur l'avenir de l'Europe, il était impératif de réduire les émissions de gaz à effet de serre d'au moins 60 % par rapport à 1990 dans le secteur des transports, au lieu de quoi elles ont augmenté de 35 %. De la même manière, on nous incite à diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre au cours des vingt prochaines années, alors qu'on prévoit une hausse du trafic routier de 45 %. On peut certes espérer, d'ici là, un transport décarboné mais il est bien improbable d'imaginer qu'on compensera ainsi l'augmentation des gaz à effet de serre.
Or, qu'y a-t-il, dans le texte, sur ce qui me semble devoir être le gros morceau, à savoir le trafic de marchandises ? Rien. Sur les trottinettes, sur les bornes électriques, sur la concurrence entre auto-écoles, oui, mais sur le transport de marchandises, rien, comme s'il s'agissait d'un tabou, d'un interdit, d'un impensable, d'un angle mort, d'un point aveugle… Pourquoi ? Parce que c'est la clef de voûte de votre libre-échange : il faut que les marchandises circulent vite et à moindre coût. Voilà qui me rappelle une plaquette que j'avais trouvée dans les locaux de la Commission européenne, qui invitait les citoyens à utiliser des ampoules à basse consommation d'énergie, à vérifier la pression des pneus de leur voiture, à fermer le robinet quand ils se brossent les dents, à privilégier les déplacements à pied ou à bicyclette – mais qui ne contenait pas un seul mot sur le transport des marchandises.
C'est en effet la logique qui domine depuis cinquante ans, au sein de l'Union européenne : transporter plus vite et moins cher. « Plus vite » : il s'agit d'effacer les frontières, les barrières commerciales, douanières, monétaires et physiques avec la construction de milliers de kilomètres d'autoroute, avec la construction de tunnels – sous le mont Blanc, sous la Manche… – , de manière à raccourcir les distances et à abréger le temps de transport. « Moins cher » grâce au gazole détaxé, grâce au fait que les camions ne paient pas la chaussée qu'ils détruisent – ils détruisent en effet au moins 10 000 fois plus la chaussée que les voitures individuelles or ils ne paient pas 10 000 fois plus – , grâce à l'autorisation de circuler donnée à des poids lourds de 44 tonnes au lieu de 38 tonnes, grâce à la délocalisation du transport international vers la Roumanie et la Pologne, les transporteurs roumains et polonais mangeant leur gamelle dans leur cabine plutôt que d'aller manger dans les restaurants routiers, et travaillant pour un salaire de 700 à 1 000 euros par mois grand maximum, grâce au passage à 56 heures de travail par semaine, enfin, surtout, grâce au fait que la pollution est gratuite pour les grandes entreprises de transport. Voilà qui a contribué à casser le fret ferroviaire dont la part a été divisée par trois en trente ans. En outre, en valeur absolue, elle a été divisée par deux depuis l'ouverture à la concurrence, au début des années 2000.
Quel est l'enjeu ? Pourquoi ne faut-il pas augmenter le trafic de marchandises ? Parce que, je l'ai dit, c'est la clef de voûte de la mondialisation, parce que c'est ce qui permet aux multinationales de réaliser des économies d'échelle sur le continent. Pourquoi, par exemple, l'entreprise Whirlpool – je m'occuperai à nouveau, demain, du dossier WN, repreneur de Whirlpool – a-t-elle délocalisé la production de ses lave-linge vers la Slovaquie, de ses sèche-linge vers la Pologne, …