Intervention de Adeline Hazan

Réunion du mercredi 29 mai 2019 à 10h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté :

J'ai présenté mercredi dernier à la commission des Affaires sociales de l'Assemblée nationale le rapport annuel du Contrôle général des lieux de privation de liberté pour l'année 2018, que je suis très heureuse d'avoir l'occasion de vous présenter aujourd'hui. Je l'ai dit lors de mon audition par les commissaires des Affaires sociales : j'estime que, de façon générale, nous travaillons en très bonne collaboration avec les parlementaires, que ce soit lors de ces auditions ou lors de mes auditions régulières par des groupes de travail parlementaires. Si je dis cela, c'est parce que j'ai été particulièrement étonnée que cette année, pour la première fois depuis la création du Contrôle général il y a onze ans, le président de l'Assemblée nationale – auquel la loi m'impose de remettre le rapport annuel comme au Président de la République et au président du Sénat qui m'ont reçue sans problème – m'a fait savoir qu'il n'avait pas le temps de me recevoir, ce que je trouve regrettable.

Autorité administrative indépendante, le Contrôle général des lieux de privation de liberté compte quelque quarante contrôleurs qui sillonnent le pays toute l'année pour visiter les établissements privatifs de liberté. En 2018, comme tous les ans, nous avons visité 145 établissements ; j'ai indiqué dans l'introduction du rapport que nous avons eu confirmation l'année dernière d'une tendance toujours croissante à l'enfermement, dans tous les secteurs qui nous concernent. Cette tendance préoccupe le Contrôle général. Elle s'observe dans le milieu pénitentiaire où l'on n'a jamais atteint un niveau d'incarcération aussi élevé mais aussi dans les établissements de santé mentale, communément appelés hôpitaux psychiatriques, où il n'y a jamais eu autant d'hospitalisations sans consentement et, bien sûr, dans les centres de rétention administrative : étant donné le doublement de la durée de rétention rendu possible par la loi, les jours d'enfermement sont forcément beaucoup plus nombreux, et nous commençons à voir des personnes enfermées depuis trois mois. On a l'impression que notre société enferme de plus en plus les personnes considérées comme déviantes par rapport à la loi ou à une normalité attendue ou supposée.

En 2018, le Contrôle général a visité vingt-deux établissements pénitentiaires. Notre premier constat ne vous étonnera pas, puisque nous en avons parlé souvent : c'est celui de l'augmentation très inquiétante de la population carcérale, qui aboutit à une surpopulation tout aussi inquiétante. Au 1er avril 2019, les prisons françaises comptaient 71 828 détenus pour 61 010 places, soit près de 12 000 personnes en plus du nombre de places théoriques. Malheureusement, nous n'aurons plus cette statistique que tous les trimestres et non plus chaque mois ; je regrette cette décision de la chancellerie.

Le constat de la surpopulation carcérale nous a conduits à rédiger en 2018 un rapport thématique que j'ai envoyé, bien sûr, à la plupart des parlementaires. Outre que la surpopulation est un problème en soi, nous avons voulu étudier quelles conséquences elle a sur les droits fondamentaux des personnes. On s'aperçoit, ce qui n'était pas une surprise pour nous, que tous les droits des personnes privées de liberté en prison sont affectés : droit à l'intégrité physique, droit à la santé, droit au maintien des liens familiaux ou droit à la sortie à l'air libre. Je précise à ce sujet que de plus en plus de maisons d'arrêt ont supprimé la règle des deux promenades par jour : les détenus ne sortent maintenant qu'une fois, alternativement le matin et l'après-midi ; c'est un problème réel.

La surpopulation carcérale a pour effet, compte tenu aussi de l'effectif des surveillants, que la prison ne peut plus remplir le rôle de prévention de la récidive que lui assigne la loi ; elle en vient à un rôle de gardiennage. Depuis très longtemps, le Contrôle général prône une autre politique relative à l'incarcération, et surtout un changement de culture tel que l'incarcération ne soit plus considérée comme la panacée ou, si je puis dire, la reine des sanctions ; nous invitons les pouvoirs publics à inverser la tendance de la croissance de la population carcérale. J'ai donc été très satisfaite d'entendre, en mars 2018, le Président de la République prononcer un discours très fort sur les prisons à l'École nationale d'administration pénitentiaire (ENAP) d'Agen ; mais, j'ai eu l'occasion de vous le dire, ce qu'il en est résulté – le texte portant réforme de la justice promulgué en mars 2019 – m'a laissée perplexe.

Autant je suis satisfaite de la suppression des peines d'emprisonnement de moins d'un mois qui, nous le savons tous, n'ont pas de sens, autant m'inquiète la suppression de la possibilité d'aménager ab initio, c'est-à-dire au moment du jugement, les peines d'incarcération comprises entre un et deux ans, qui concernent de nombreuses personnes. Le peu qui va être gagné par la suppression des peines d'emprisonnement inférieures à un mois risque d'être perdu par la suppression de la possibilité d'aménager en milieu ouvert les peines comprises entre un et deux ans d'incarcération.

Pour les peines d'emprisonnement comprises entre un mois et un an, la nouvelle loi incite heureusement les magistrats à placer les condamnés en alternatives à l'incarcération : bracelet électronique, chantier extérieur, semi-liberté… Mais, compte tenu du mode fréquent de condamnation de ces personnes – la comparution immédiate – et le renforcement des services de probation n'étant absolument pas suffisant, je crains que les magistrats, faute d'indications sur la personnalité des justiciables, n'aient souvent d'autre solution que de continuer à prononcer des peines d'incarcération.

D'autre part, je suis très heureuse que la garde des Sceaux ait annoncé le dispositif de régulation carcérale que je préconisais, comme d'autres, tel l'ancien député Dominique Raimbourg, avant moi. J'avais proposé que ce dispositif soit inscrit dans la loi ; il n'en a pas été ainsi, et il ne s'agit pour l'instant que d'une expérimentation sur dix sites. C'est regrettable, car lorsqu'il s'agit d'expérimentation et non d'un dispositif obligatoire, tout dépend de la personnalité du directeur de la maison d'arrêt et des magistrats. Tout ira très bien s'ils sont tous d'accord, mais s'ils ne souhaitent pas le faire, personne ne les y contraindra.

Á propos des prisons toujours, nous avons aussi constaté en 2018 le durcissement très net de la sécurité. Le contexte a changé, certes, mais, comme je l'indique dans mon introduction au rapport annuel, il faut toujours un équilibre entre les droits fondamentaux et la sécurité ; or, au fil des ans, cet équilibre se trouve de moins en moins garanti. Cela se voit par exemple pour la fouille des détenus. L'organisation de ces fouilles a été modifiée par une loi de 2016 mais, indépendamment de cette modification, des fouilles systématiques ont très souvent lieu ; nos contrôleurs le voient quand ils font des visites et qu'ils regardent les registres, et de nombreux détenus nous écrivent à ce sujet. Manifestement, la loi n'est pas toujours respectée.

Les conditions de vie en prison se dégradent continûment ; vous qui allez régulièrement visiter les établissements de vos ressorts le constatez évidemment. Ce n'est pas étonnant, compte tenu de la surpopulation carcérale déjà mentionnée.

J'insiste sur un sujet particulier, et je sais qu'un groupe de députés a travaillé sur cette question : le grave problème des soins psychiatriques en prison. La garde des Sceaux a indiqué il y a quelques semaines qu'une nouvelle étude épidémiologique allait être lancée, car il n'y en a pas de récente. Mais les tendances sont les mêmes que celles qu'avait révélées la précédente étude, qui date des années 2004-2005 : si on englobe l'ensemble des pathologies, y compris les troubles anxiodépressifs, 70 % des détenus en sont atteints, ce qui est énorme. Si l'on s'en tient aux psychoses, la schizophrénie par exemple, la proportion est comprise entre 25 % et 30 % ; autrement dit, 25 % à 30 % des personnes qui se trouvent dans les prisons françaises ne devraient objectivement pas y être puisque la peine d'incarcération n'a évidemment aucun sens pour elles. Pourquoi, alors, y a-t-il tant de malades mentaux en prison ? Cela tient pour beaucoup au mode de comparution et notamment à la procédure de comparution immédiate, appliquée à de nombreuses personnes. C'est une justice d'abattage, dans laquelle les magistrats n'ont pas suffisamment d'éléments pour pouvoir apprécier si la personne est saine d'esprit. Ce sujet doit être approfondi ; j'ai lu le rapport d'un groupe de travail de votre commission sur cette question.

J'en viens aux établissements de santé mentale, dont j'ai plus longuement parlé devant la commission des Affaires sociales que je ne le ferai devant vous, mais je sais que le sujet vous intéresse. La crise générale de la psychiatrie que connaît notre pays est encore plus patente dans les prisons, où l'on manque de psychiatres. Le problème est qu'en trente ans on a supprimé à peu près la moitié des lits de psychiatrie sans transférer les fonds correspondants aux dispositifs de soins en milieu ouvert que sont les centres médico-psychologiques (CMP) et les appartements thérapeutiques. Il en résulte que, faute que les personnes commençant à présenter des troubles psychiatriques soient suivies en amont, leurs pathologies s'aggravent ; on les trouve alors dans les hôpitaux psychiatriques parce qu'une situation de crise entraîne très souvent une hospitalisation sans consentement.

En mars 2018, nous avons fait une recommandation en urgence au sujet du CHU de Saint-Étienne, où nous avions constaté des faits inadmissibles : dans les urgences générales de ce CHU se trouvaient des personnes hospitalisées pour des problèmes psychiatriques qui, pour certaines d'entre elles, étaient venues se faire soigner librement et qui s'étaient retrouvées un jour, deux jours et jusqu'à huit jours attachées sur des brancards par les poignets et les chevilles, sans pouvoir se lever ni faire leur toilette pendant aussi longtemps. C'est insupportable. J'appelle votre attention sur ce sujet parce que nous rencontrons régulièrement ces phénomènes lorsque les patients passent d'abord au service d'urgence des CHU. Une réflexion s'impose.

D'autre part, la loi du 26 janvier 2016 a – enfin ! – encadré les mesures d'isolement et de contention prises dans le cadre de soins sans consentement. Mais, trois ans après la promulgation du texte et deux ans après la publication de la circulaire d'application, il apparaît souvent que des hôpitaux n'appliquent pas cette loi. Bien sûr, ce n'est pas le cas partout mais nous constatons régulièrement que les registres ne sont pas tenus ; que ce ne sont pas les médecins qui prescrivent l'isolement et la contention mais qu'ils le font si besoin et que ce sont les infirmiers qui en décident, ce qui n'est pas normal ; que les personnes ne sont pas revues régulièrement ; que les prolongations ont lieu sans que les patients aient été réexaminés. Tout cela est non seulement contraire aux droits fondamentaux des personnes mais aussi, depuis la loi du 26 janvier 2016, illégal. C'est un autre sujet qui mérite examen.

Hormis ces cas, les plus graves, d'isolement et de contention, nous constatons souvent dans les hôpitaux psychiatriques une restriction anormale des droits des personnes, et notamment du droit d'aller et de venir, alors que l'hospitalisation, même sans consentement, ne doit pas ipso facto entraver la liberté d'aller et de venir dans l'hôpital. Il peut y avoir des restrictions à cette liberté en fonction du tableau clinique que présente le patient, mais cela ne peut être systématique. Or, nous constatons que, dans certains établissements de santé mentale, la personne ne peut pas sortir. Parfois aussi, pendant quinze jours, on met les patients en pyjama, ce que nous considérons être une atteinte à la dignité des personnes : le libre choix des vêtements qu'ils portent doit leur être laissé. Il peut, bien sûr, y avoir des restrictions aux droits des personnes dans les hôpitaux psychiatriques – par exemple, on peut tout à fait concevoir qu'une personne hospitalisée soit empêchée de voir sa famille pendant quinze jours parce que les médecins jugent cet éloignement thérapeutique. En revanche, si, dans un certain hôpital, il est établi comme une règle que tous les patients devront couper les ponts avec leur famille pendant quinze jours, il y a entrave aux droits fondamentaux.

Je sais que des parlementaires mènent une réflexion sur la question des soins sans consentement. Des initiatives ont été prises, en Italie notamment mais aussi en France, et des établissements ouverts montrent qu'il existe d'autres moyens de soigner les pathologies mentales, même sévères, que par l'enfermement systématique. Et puis, vous le savez certainement pour le constater dans vos circonscriptions, le manque de structures d'amont fait que, très souvent, ces personnes sont maintenues en soins sans consentement pendant des mois sinon des années – certaines sont là depuis cinq, six, voire sept ans.

Pour laisser du temps au débat, je ne dirai que quelques mots des centres de rétention administrative. Là encore, nous avons constaté, une nouvelle fois, que les conditions de séjour des personnes ne sont pas satisfaisantes : les centres sont très dégradés, les conditions d'accès à la santé insuffisantes et, très souvent il n'y a ni psychiatres ni même psychologues bien que les personnes retenues soient fréquemment en grande souffrance psychologique. J'avais fait connaître ma position, que n'a pas retenue le législateur, sur le doublement de la durée de rétention : cette mesure, je l'ai dit, accroît forcément les dysfonctionnements et les atteintes aux droits fondamentaux. Je regrette en particulier que le législateur n'ait pas saisi l'occasion de la loi sur l'immigration maîtrisée pour interdire, comme il en avait été question, le placement d'enfants, notamment d'enfants très jeunes, en centre de rétention. Dès lors qu'il y a des familles avec enfants, seul devrait être possible leur placement en assignation à résidence avant leur expulsion éventuelle, et en tout cas pas en centres de rétention. Vous avez certainement visité certains de ces centres ; vous savez donc qu'ils ont un aspect extrêmement carcéral, et tous les psychiatres, psychologues et pédopsychiatres affirment qu'un seul jour d'enfermement dans un de ces centres – et souvent la rétention dure jusqu'à dix jours – est un traumatisme pour les enfants. Vous-même, madame la présidente, avez visité le centre de rétention de Roissy, où vous avez vu des enfants.

Sur les locaux de garde à vue, nous avons malheureusement fait le même constat que l'année dernière : celui de locaux qui laissent à désirer, et c'est un euphémisme. Nous avons aussi constaté la persistance de ce que nous dénonçons depuis le début du Contrôle général, il y a onze ans, sans obtenir satisfaction : le retrait systématique des ceintures et lunettes et aussi des soutien-gorge pour les femmes. Ce n'est pas acceptable. Je parle bien du retrait systématique : que ces objets soient confisqués en fonction des personnes est une chose, que le retrait soit systématique me semble anormal. Je m'en suis entretenu avec les ministres de l'Intérieur successifs, mais rien n'a changé. Cela ne ressortit pas du législateur, mais je souhaite néanmoins vous le dire. Il suffirait d'un simple rappel, puisque les textes établissent que le retrait est fonction de la situation ; mais les agents ont tellement peur d'un incident dont ils pourraient être comptables qu'ils adoptent à chaque fois le système le plus précautionneux.

Comme j'ai largement dépassé mon temps de parole, je vous dirai quelques mots des centres éducatifs fermés au cours du débat, si vous le souhaitez.

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