Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je suis très heureux de présenter ce rapport, intitulé « Défendre notre Europe, vers une Union de sécurité et de défense », et intéressé d'en débattre avec vous, à un moment critique pour l'Europe.
Cette mission m'a été confiée par le président de la République avant l'été dernier. Elle a donné lieu à la restitution d'une note d'étape le 15 octobre, laquelle s'inscrivait dans une dynamique européenne plus positive qu'au moment de la remise du rapport lui-même au mois de mars dernier au président de la République. Les 91 propositions qui constituent les conclusions du rapport ne sont pas encore rendues publiques, car elles font l'objet d'une appropriation interministérielle : des travaux sont en cours pour approfondir certaines propositions et établir une feuille de route gouvernementale. Je suis tenu à un devoir de réserve sur certaines propositions qui ont un caractère confidentiel, afin de ne pas perturber des négociations diplomatiques en cours. Cependant, comme notre discussion est à huis clos, nous aurons tout de même l'occasion de parler librement.
Le contexte international est délétère pour l'Europe. L'Union européenne est à la fois fragilisée et vulnérable : elle serait incapable de répondre à une crise majeure sur son propre territoire. Les États européens ont réagi de manière dispersée aux attentats terroristes, aux crises cyber ou au choc migratoire. En l'espace d'une quinzaine d'années, avec une accélération en 2014, l'Union européenne a vu se rapprocher les menaces et les conflits, en Géorgie, en Libye, en Ukraine, en Syrie ou en Irak. L'optimisme qui avait succédé à la guerre froide, où l'on pensait que la guerre avait disparu de l'Europe, s'est évanoui.
Il est nécessaire de se mobiliser pour faire face à cette réinterprétation du contexte stratégique et à l'apparition de menaces dans de nouvelles dimensions telles le spatial ou le cyber. Or nos appareils militaires manquent de rationalisation : on dépense beaucoup et très mal en Europe. La somme des budgets de la défense des différents pays membres de l'Union européenne est de l'ordre de 240 milliards d'euros, tandis que celui de la Chine s'élève à 205 ou 208 milliards d'euros. Collectivement, notre budget est donc supérieur au budget chinois ; il est trois fois supérieur à celui de la Russie, qui nous tétanise. Cependant on relève des redondances et des carences majeures dans nos équipements, par exemple en ce qui concerne les drones ou les avions ravitailleurs.
De 2016 à 2018, on a constaté avec lucidité, sous la pression des événements et des dangers, que le progrès de la défense européenne était de nouveau possible. Des initiatives ont été prises par la Commission — notamment par son président, M. Jean-Claude Junker —, par Michel Barnier et par la France. Le discours du président de la République à la Sorbonne le 26 septembre 2017 incarne ce sursaut d'ambition et une volonté d'affirmation stratégique de l'Union européenne. Ce discours de la Sorbonne montre bien qu'au-delà des problématiques de défense et de sécurité ce qui est en jeu aujourd'hui c'est la solidarité, la communauté de destin des États membre de l'Union dans un monde moins régulé et plus compétitif où les rapports de force font loi. La consolidation du concept d'autonomie stratégique dans les années 2016-2018, repris dans plusieurs textes de la Commission et notamment dans le discours sur l'état de l'Union de Jean-Claude Juncker, exprime – certes en demi-teinte – cette nécessité d'affirmer la souveraineté collective de l'Union européenne. Le Fonds européen de la défense (FEDef), la Coopération structurée permanente (CSP), le système de combat aérien du futur (SCAF), la coopération dans le domaine des blindés participent de cette dynamique.
Pour la première fois, on a en effet envisagé et décidé de mobiliser des crédits communautaires au profit de la défense, à des niveaux substantiels. Le FEDef doit en effet être financé à hauteur de 13 milliards d'euros. Si l'on agrège ce qui est également prévu pour la mobilité militaire, le cyber et l'espace, c'est plus d'une trentaine de milliards d'euros qui pourraient être consacrés, dans le budget européen, au domaine de la défense et de la sécurité entre 2021 et 2027. Cela exercera un effet de levier qui ne peut qu'inciter les États à en faire davantage.
À rebours de ce constat plutôt positif, incarné par l'élan des années 2016-2018, le dernier trimestre de l'année 2018 et le début de l'année 2019 sont marqués par la dégradation de la situation politique intérieure européenne et le démantèlement de l'architecture européenne de sécurité post guerre froide. En outre les interrogations se font plus vives sur la politique américaine en Syrie, à l'égard de l'Iran, dans l'OTAN. Les garanties de sécurité que les États-Unis offraient aux Européens semblent moins automatiques et la convergence de vues de part et d'autre de l'Atlantique moins systématiquement recherchée. En contrepartie, on observe, chez certains de nos partenaires européens une tentation au sauve-qui-peut bilatéral dans la relation avec Washington et l'administration de Donald Trump. Le projet de relance de la défense européenne, au lieu d'être un facteur de cohésion, devient un élément possible de perturbation de la relation transatlantique et de réticences européennes.
Au cours de négociations, il est normal de voir apparaître des aspérités, des antagonismes, des clivages. Cela fait partie du processus : après s'être mis d'accord sur les principes, il faut trouver des compromis concrets. Cela devient plus dur. Il ne faut donc pas s'étonner ni s'émouvoir de rencontrer des divergences sur les modalités de coopération dans le SCAF, le MGCSou l'amorçage du FEDef.
Toutefois, les négociations sur la défense européenne sont aussi devenues beaucoup plus difficiles de façon générale du fait d'un contexte politique marqué par l'instabilité des gouvernements au pouvoir dans toutes les grandes capitales. Or pour faire avancer la défense européenne, ce qui a toujours été difficile, il faut des États forts qui ne soient pas totalement absorbés par leur agenda politique national. Le dossier de la défense européenne, qui était au-dessus de la pile, paraît aujourd'hui moins prioritaire par rapport à d'autres sujets qui entrent davantage en résonance avec la vie politique intérieure des États membres et en raison des aléas des coalitions au pouvoir. À part la France, prémunie par son système institutionnel, quelle est la capitale européenne qui ne se pose pas la question de l'avenir de sa gouvernance ? Cette question se pose à Berlin, à Londres, à Rome ou à Vienne. À Londres, Vienne, Berlin, Rome, Madrid, Athènes qui peut dire quel gouvernement sera aux manettes dans les six prochains mois ? Cette situation est grave et inédite. Non seulement on se prépare à des changements importants dans la vie de l'Union européenne à l'issue des élections au Parlement européen, mais la coopération intergouvernementale est rendue difficile, du fait de l'instabilité des équipes au pouvoir et aussi des difficultés à reconnaître certains interlocuteurs.
La politique de défense est une politique de souveraineté, une politique régalienne. Il est difficile d'avancer dans ce domaine quand d'autres politiques régaliennes pourtant plus abouties sont en difficulté, comme la politique monétaire de la zone euro, ou la gestion de l'immigration dans l'espace Schengen. Quand des politiques plus avancées au plan européen dysfonctionnent, comment convaincre de la nécessité de progresser dans le domaine de la défense qui est au coeur de la souveraineté des États ?
Par le passé, la défense européenne a connu d'autres poussées positives, similaires à celle aujourd'hui à l'oeuvre : au moment du Traité de Maastricht après le sommet franco-allemand de La Rochelle en 1992, puis avec le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998 et ses débouchés dans les traités de Nice et de Lisbonne. D'importantes avancées institutionnelles ont été obtenues. La dimension opérationnelle de la PSDC a été reconnue de même sur le plan de l'intégration industrielle, il y a eu des succès importants par exemple avec la création d'Airbus ou de MBDA. Comment éviter que, cette fois encore, l'élan ne se brise ?
Nous devons prendre des précautions, car ce terrain est extrêmement sensible. Trop d'ambition effraie. Il faut avoir un cap mais aussi être attentif à faire évoluer l'horizon d'attente de nos partenaires.
En France, on parle souvent d'« Europe de la défense ». J'ai moi-même utilisé cette expression, mais je pense qu'il faut la manier avec précaution. Elle nous dessert en fin de compte. Les Français font souvent preuve, comme dans ce cas précis, d'une grande inventivité sémantique et conceptuelle qui trouble nos partenaires. Ainsi, « Europe de la défense » est pratiquement intraduisible dans les autres langues européennes. Cette expression est un fourre-tout commode mais elle est source de confusions. Elle permet aux Français d'agréger différentes initiatives afin de démontrer que la défense européenne n'est jamais au point mort. Mais c'est aussi prendre le risque de fortes ambiguïtés sur la nature du projet dès lors qu'on met ensemble de façon indistincte des initiatives développées dans le cadre de l'Union européenne ou de coopérations intergouvernementales voire au sein de l'OTAN. Il me paraît raisonnable d'essayer de parler la même langue que nos partenaires et d'abord la langue des traités, qui mentionnent la « politique de sécurité et de défense commune ». L'important est d'habiter les concepts, de leur donner un contenu, pas nécessairement toujours d'en inventer de nouveaux.
Tout d'abord il faut clarifier le rôle des organisations et leurs missions afin de mieux distinguer celles qui sont de la compétence de l'UE et celles qui sont de la responsabilité de l'OTAN, celles qui seront effectuées en coalition et celles qui doivent indiscutablement être effectuées par l'Union européenne, notamment en ce qui concerne la gestion des crises.
Dans le rapport, j'invite à ne pas donner à nos partenaires des prétextes à faux fuyant ou des échappatoires, en particulier dans le débat piégé sur l'affaiblissement supposé de l'OTAN par la mise en oeuvre d'une défense européenne. En réalité, il n'existe pas de situation dans laquelle l'OTAN, alliance militaire, ne bénéfice pas automatiquement du renforcement de la défense de l'UE. Il faut être lucide sur la réalité de l'OTAN. Si les capacités font défaut aux Européens collectivement, elles font aussi défaut dans l'OTAN. On devrait d'ailleurs commencer par définir quelle est contribution effective des Européens à leur propre sécurité collective dans l'OTAN, et chercher à la consolider en l'appuyant sur un arsenal de moyens cohérents. Entre l'OTAN et l'UE la logique à systématiquement rechercher est celle du renforcement. À titre d'exemple : étant donné que les Européens ont un besoin urgent d'avoir collectivement accès à des capacités de planification militaire, nous pouvons vouloir les développer dans l'UE mais nous pouvons aussi revoir les accords de « Berlin plus » souscrits dans l'OTAN qui sont devenus obsolètes. L'important, est de pouvoir compter, en situation de crise, sur des moyens de planification et de conduite d'une opération, en particulier lorsque les Américains considèrent que c'est aux Européens à s'engager.
Ce point est essentiel dans les relations avec les Américains, qui disent depuis longtemps aux Européens qu'ils doivent être en mesure de régler eux-mêmes certaines crises. Il faut aussi tenir compte du fait que l'OTAN, par exemple du fait d'un veto turc, pourrait se trouver dans un état d'incapacité politique à agir. De surcroît, dans certaines situations, nous avons déjà jugé inopportun d'engager l'OTAN dans certains conflits. Il est, pour toutes ces raisons, logique de réfléchir à des solutions alternatives qui permettent de combler un vide, dès lors que la sécurité de l'Union européenne n'est pas en jeu et l'implication de l'OTAN automatique. En l'état de ses moyens, l'Union européenne serait en effet incapable aujourd'hui de faire face à une crise majeure sur son sol ou à sa périphérie.
Hors la mission de défense collective qui s'exécute dans l'OTAN, il faut donc définir des scénarii d'engagements militaires dans lesquels l'intervention de l'OTAN est indiscutablement opportune, d'autres dans lesquels il est probable que nous interviendrions dans le cadre de coalitions de circonstance, selon le principe d'une nation-cadre, peut-être un jour de l'initiative européenne d'intervention (IEI), ou encore dans le cadre d'action de la PSDC. Ces scénarii doivent être déclinés sur l'ensemble du spectre des engagements militaires.
La France assume des responsabilités internationales particulières qui nous engagent. Certains de nos partenaires peuvent être tentés, en raison de son statut et de ses capacités militaires, de se défausser sur elle en considérant qu'elle serait, comme nation-cadre, la solution toute trouvée dans de nombreuses situations. Mais, la France n'a pas vocation à être un État mercenaire. Pour la défense et la sécurité européenne, notre disponibilité à agir est un élément de la donne, il ne peut pour autant se substituer à la nécessité d'un cadre d'action collective et de moyens opérationnels européens efficaces.
Sur quoi faut-il alors centrer la politique de défense et de sécurité de l'Union européenne ? Il faut la centrer sur ce qui est le plus problématique la gestion des crises sur son sol (cyber, terrorisme, attaque contre des infrastructures ou des réseaux critiques…) et à sa périphérie. Il faut développer la capacité à intervenir pour éviter que des désordres n'aient des effets sur la stabilité du continent. Il faut être capable d'accomplir des missions qui paraissent appartenir au bas du spectre, comme la surveillance de la Méditerranée ou la lutte contre les trafics, mais qui impliquent une mobilisation des moyens militaires et une capacité à les planifier et à les conduire. De même, nous devons être capables de sécuriser nos frontières. Si l'Union européenne ne commence pas par s'interroger sur la manière dont elle pourrait conduire des missions du bas du spectre, je ne vois pas comment elle pourrait conduire des missions du haut du spectre.
Ensuite, il faut améliorer la sécurité et la cybersécurité. L'Union européenne n'a pas actuellement les moyens de protéger les infrastructures critiques ni les réseaux de communication, parce que la transversalité de ses actions est insuffisante. Les problématiques de sécurité intérieure sont portées à Bruxelles, par un commissaire, une direction générale, des agences notamment par l'Office européen de police (EUROPOL). Mais la problématique transversale de ce que recouvre en France le concept de « sécurité nationale » n'est portée nulle part. Il faut rendre hommage au commissaire européen chargé de l'union de la sécurité, M. Julian King, pour avoir créé la task force contre le terrorisme, mais celle-ci n'a pas de reconnaissance institutionnelle. L'action de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme juxtapose d'ailleurs différentes institutions. Il en va de même en matière de cybersécurité et de protection des réseaux.
Il faut donc rendre plus efficaces et cohérents entre eux les dispositifs de protections mis en oeuvre au sein de l'UE sur l'ensemble du continuum de défense et de sécurité. L'UE doit veiller à affermir sur son sol les conditions de sa propre sécurité et à agir pour stabiliser son environnement et prévenir des troubles à sa périphérie. En effet, les réponses politiques, notamment en matière de coopération ou de médiation internationale, ne pourront être délivrées que par l'Union européenne. Il faut qu'elle s'implique davantage en tant qu'acteur stratégique en participant à la définition, à la stabilisation et à la pacification de son environnement.
J'évoquais en introduction la disparition de l'ensemble des traités de désarmement liés à la fin de la guerre froide. Les Européens, devraient chercher à définir, avec les Russes et les Américains, une nouvelle équation de sécurité pour le Vieux-continent. Or, ils sont incapables de le faire aujourd'hui faute de définir des buts de négociations et faute d'un accord sur la définition des intérêts stratégiques qu'ils doivent être en mesure de collectivement protéger.
Nous devons, nous Français, fixer et assumer nos propres lignes rouges dans la construction d'une défense européenne, que ce soit en matière de dissuasion, de défense cyber, de protection d'intérêts technologiques et industriels. Nous devons définir clairement quels sont les compétences et les moyens que nous acceptons de mutualiser et ceux que nous entendons conserver en propre. Le rapport remis au président de la République procède d'ailleurs à ces clarifications dans plusieurs secteurs intéressant notre défense.
Ce rapport préconise, en outre, un processus graduel de relance de la défense européenne, de la constance et davantage de pilotage. En effet, nous manquons d'un pilotage à Paris et de réseaux d'influence à Bruxelles. Le dossier de la défense européenne est porté avec beaucoup d'énergie par les plus hautes autorités de l'État, mais ensuite, dans la durée, à d'autres niveaux, la continuité des efforts peut sembler insuffisante. Le ministère des Armées et celui des Affaires étrangères sont assez bien coordonnés, mais il faut trouver un pilotage interministériel plus constant, plus régulier, qui ne peut être entièrement assumé ni par le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), dont ce n'est pas la mission initiale, ni par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui est polarisé par les intérêts de la sécurité nationale. Le rapport propose la mise sur pied d'une instance souple de coordination interministérielle pour gérer de façon continue les dossiers relatifs à la défense et la sécurité européenne.
Actuellement, dans les chaînes de la PSDC, il n'y a aucun Français aux postes de responsabilité, alors que j'ai connu une période où, en même temps, Claude-France Arnould était responsable de l'Agence européenne de défense (AED), Patrick Bellouart était à la tête de l'OCCAr et où le général Perruche dirigeait l'État-major de l'Union européenne. Ce désinvestissement finit par poser problème. Si on veut favoriser la relance de la défense européenne, il faut que quelqu'un incarne à l'intérieur de l'Union l'attachement de la France à la réussite de ce projet — c'est sans doute symbolique, mais c'est important. Il en va de même de notre implication dans les actions de la PSDC.
Les opérations extérieures de l'Union européenne sont de moins en moins volumineuses et les Français y participent de moins en moins — nous n'en sommes que le septième contributeur. Certes, nous ne pouvons pas être partout (en Libye, au Mali, en Irak et en Syrie comme ce fut le cas au cours des sept dernières années), mais nos partenaires peuvent douter de la réalité de notre appétence au développement de la dimension militaire de la PSDC, d'autant plus que, devant l'ampleur des difficultés, et le fait que nos partenaires « traînent les pieds », nous éprouvons effectivement un sentiment de lassitude. Tant d'efforts et d'encouragements dispensés par la France pour faire progresser la défense européenne depuis vingt-cinq ans et si peu d'efficacité et de résultats concrets en retour !
Dans un monde qui leur est moins favorable qu'au cours des dernières décennies, les Européens s'interrogent donc aujourd'hui sur la manière de défendre leurs intérêts collectifs sur la scène mondiale et de mieux assurer leur sécurité par leurs propres moyens. Au vu des avancées comme des ratés de la PSDC, comment faire ? Le rapport propose de réaliser une construction politique. La révision des traités doit être envisagée mais elle n'est pas un préalable. J'ai repris l'expression « Union de sécurité et de défense commune » parce qu'elle est déjà identifiée par nos partenaires. Cette Union serait le cadre de réalisation de cinq priorités.
Premièrement, les Européens doivent affirmer sur la scène internationale leurs intérêts stratégiques, malgré de fortes inhibitions de leur part, largement instrumentalisées par des États tiers.
Deuxièmement, les Européens doivent être en mesure d'assurer leur protection, comme le soutiennent les autorités françaises et le plan Juncker. Comment prétendre assurer la défense si on ne protège pas ses citoyens, son territoire et ses frontières ?
Troisièmement, l'Europe doit être capable de faire face à une crise majeure sur son territoire ou à sa périphérie.
Quatrièmement, l'Europe doit développer une approche capacitaire, comme l'affirme le plan Juncker et se doter d'équipements militaires financés et produits en commun.
Cinquièmement, ce qui ne figure pas dans le plan Juncker, l'Europe doit mener une véritable politique industrielle afin de consolider sa base industrielle et technologique de défense (BITD) et renforcer la compétitivité de ses entreprises. En effet, l'argent investi dans le FEDef peut servir au pire comme au meilleur, s'il n'est pas accompagné d'une politique industrielle : il faut éviter d'alimenter des concurrences fratricides. Le but est d'améliorer la compétitivité de champions européens sur les marchés mondiaux.
La relance de la PSDC doit se développer sur trois axes : l'anticipation (évaluation des menaces et des risques, détermination d'éléments de doctrine et de scénarii opérationnels, moyen de gestion de crise, planification capacitaire…), l'autonomie (capacités militaires structurantes, investissements dans les technologies critiques, espace militaire, autonomie des approvisionnements, protection des réseaux, mobilité, BITDe….) et l'articulation, c'est-à-dire une meilleure cohérence institutionnelle entre tous les acteurs de la PSDC. Je ne préconise pas un grand soir institutionnel, mais on ne peut tout de même pas se contenter du « barnum actuel », d'autant qu'avec l'installation du FEDef, des instruments de gouvernance sont à inventer pour la nouvelle dimension communautaire de la PSDC. L'Agence européenne de défense qui est la seule à figurer dans les traités est aujourd'hui privée de moyens et sa mission doit être complètement reconsidérée en fonction de l'évolution du FEDef : le budget de l'AED est de 37 millions d'euros, tandis que le FEDef sera doté de 13 milliards d'euros. L'ensemble du paysage va changer du fait du déport du domaine intergouvernemental de l'AED vers le domaine communautaire. Il faut impérativement assurer la cohésion des tâches et des décisions au sein de l'ensemble, constitué de l'AED, de l'OCCAr et du FEDef.
Dans le domaine du cyber, la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies, la DG Connect, joue un rôle dans la sécurisation des données personnelles, mais elle ne mène pas à proprement parler une politique de cyberdéfense. Qui sera en mesure de le faire ? Pour l'instant, l'Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information (AESRIENISA) n'a pas atteint le seuil de crédibilité pour favoriser des coopérations opérationnelles. La future DG défense sera-t-elle aussi en charge de définir une doctrine de cyberdéfense collective pour les Européens ? Quel sera alors le rôle de l'AESRI ?
D'une manière générale, je préconise un audit de toutes ces agences. On avait choisi un modèle dans lequel les opérateurs de la sécurité et de la défense étaient des agences, mais on a privé ces dernières de leurs capacités budgétaires et on ne leur a pas permis de conduire leurs missions. Il est nécessaire de les réarticuler pour rendre le système plus performant.
Il est impératif enfin de déterminer un calendrier fixant des étapes intermédiaires, qui ont toujours fait défaut. En 2020, il faut impérativement avoir engrangé tous les effets bénéfiques des initiatives qui sont déjà sur la table : la consolidation et la gouvernance du FEDef, l'opérationnalité de l'accord franco-allemand sur le SCAF. En même temps, il faudra définir une meilleure gouvernance de la PSDC. Créera-t-on un Conseil des ministres de la Défense, une commission à la place de la sous-commission du Parlement européen ?
Dans une deuxième phase, rythmée par la présidence allemande et la présidence française de l'Union européenne, en 2021 et 2022, il faudra mettre en oeuvre une feuille de route dégagée en franco-allemand et partagée avec nos partenaires afin d'améliorer la gestion des crises et une vraie prise en compte des problèmes de sécurité à l'intérieur de l'Union européenne. Ensuite, entre 2022 et 2027, la France pourrait proposer d'aller plus loin dans l'affirmation d'ambitions collectives, des partages capacitaires et des mutualisations. Le lancement de ces nouveaux projets (à partir de certaines des 91 propositions du rapport) paverait la voie vers la reconnaissance, par ceux des États qui sont associés à ces projets, que l'Union de sécurité et de défense est effectivement devenue opérationnelle. Au cours de cette troisième étape, 2022-2027, amorcée sous présidence française, le niveau des ambitions collectives serait donc substantiellement relevé autour d'une proposition d'Union de défense et de sécurité, impliquant une possible révision des traités, des refontes institutionnelles, l'approbation par les chefs d'État et de gouvernement d'une doctrine de défense et de sécurité de l'Union, la constitution d'un État-major opératif européen, la fusion de certaines capacités opérationnelles notamment de soutien logistique, le lancement des démonstrateurs du programme SCAF.
Un projet d'Union de sécurité et de défense, cinq priorités (affirmation stratégique, protection, gestion de crises, renforcement des capacités militaires, consolidation de la BITDe), trois axes (anticipation, autonomie, articulation), un calendrier en trois étapes, voilà le rapport résumé. L'approche graduelle et raisonnée de la question qu'il privilégie présente l'avantage de ménager du temps pour rassembler derrière une même ligne d'objectifs des partenaires aujourd'hui très diversement convaincus d'y retrouver leurs intérêts. C'est à la condition, il est vrai, qu'aucune crise interne ou externe ne fasse, soudain, dramatiquement dévier le destin collectif de l'Union.