Intervention de Louis Gautier

Réunion du mercredi 22 mai 2019 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Louis Gautier :

Madame Thillaye, je ne pense pas qu'il faille tout revoir ; au contraire, il faut tout poursuivre et tout renforcer. Une remise à plat systématique n'aboutirait à rien, cependant une clarification est nécessaire.

Les Français ont eu une attitude très directionnelle envers l'Allemagne, en portant toujours la question de la défense au niveau de la Chancellerie ou auprès de partenaires gouvernementaux, mais les temps ont changé. Les parlementaires ont un rôle important dans les questions de défense en Allemagne, aussi nous avons intérêt à évoquer avec eux, et les députés de cette commission sont bien placés pour le faire, de nombreux sujets. Il est aussi important de sensibiliser les opinions publiques.

Nous avons également intérêt à laisser jouer les relations entre industriels. Lors de la création d'EADS puis d'Airbus, nous nous étions appuyés sur Jean-Luc Lagardère pour convaincre Daimler et la Deutsche Aerospace Aktiengesellschaft (DASA) de l'intérêt de l'opération. L'État français, vu de l'Allemagne, était perçu comme un État actionnaire avec des arsenaux. Il fallait vaincre des préventions culturelles pour favoriser le mariage d'Aérospatiale, société nationale (en cours de fusion avec Matra) avec une société capitalistique classique allemande. Les négociations ont donc été menées à deux niveaux, au niveau gouvernemental mais aussi au niveau des industriels. À ce titre, il convient de ne pas toujours traiter la question des exportations au niveau politique, mais également à des niveaux techniques appropriés.

Cependant, on ne peut pas bâtir une défense européenne sans définir des orientations, des éléments doctrinaux. De même, on ne peut pas établir un volet capacitaire sans l'adosser à une expression des besoins stratégiques en fonction du type d'engagement militaire envisagé.

Je reconnais les efforts de Mme Mogherini mais, pour l'instant, la stratégie de l'Union est tout sauf une stratégie. Elle n'est même pas entérinée comme un document politique par les chefs d'État et de gouvernement. Cette stratégie globale de sécurité et de défense a simplement été saluée au Conseil européen. Il faut donc travailler sur une doctrine commune permettant de dégager les intérêts stratégiques de défense des Européens. Ensuite, cette doctrine doit être entérinée à un niveau politique suffisant.

Dans le rapport, j'ai proposé qu'au moins une fois par an se tienne un Conseil de sécurité européen, au cours duquel seraient prises un certain nombre de décisions concernant la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Ce Conseil serait en outre convoqué par le président du Conseil en cas d'urgence ou de crise. Nous en avons un exemple dans l'histoire de l'Europe : le Conseil européen s'est réuni trois fois en 1999 pour maintenir unis les Européens au sujet de la campagne aérienne au Kosovo, alors même que des divergences étaient très vite apparues : les Italiens voulaient que l'on respecte la trêve pascale ; les Grecs voulaient que l'on respecte la trêve pascale orthodoxe quinze jours plus tard ; Joschka Fischer proposait la mise en place de couloirs humanitaires. Plusieurs États souhaitaient donc suspendre la campagne aérienne dès le mois d'avril, ce qui aurait été très contreproductif. Au lieu de cela on s'est entendu au Conseil européen pour poursuivre l'opération menée dans le cadre de l'OTAN jusqu'en juin. Pour que cette opération se poursuivre, l'accord de l'ensemble des pays européens était donc nécessaire. En avril, un Conseil a donc validé cette position commune européenne. De même le conseil de juin 1999 joua un rôle très important. La déclaration du Conseil européen de Cologne sur la politique commune en matière de sécurité et de défense du 4 juin 1999 reprenait en effet au vu de l'engagement au Kosovo les objectifs de Saint-Malo discutés avec les Anglais. Enfin, le président Martti Ahtisaari rendait compte à ce même conseil de la capitulation de Slobodan Milošević. Certes, l'Europe était plus petite qu'actuellement, mais cet exemple montre bien l'importance que peut avoir le Conseil dans la gestion d'une crise internationale et d'une intervention militaire.

Le rapport préconise donc la tenue régulière d'un Conseil de sécurité européen, au moins une fois par an pour arrêter certaines décisions et bien sûr en cas de crise grave. Il paraît difficile qu'un tel conseil ne comporte pas tous les Européens. Nous devons aussi régler la question de l'association possible du Royaume-Uni à cette instance.

Comme on l'a remarqué pendant la campagne pour les élections européennes, certains sujets relèvent du dialogue entre experts qui est difficilement compréhensible par l'opinion. Le problème est donc de trouver comment s'adresser à nos concitoyens sur la défense européenne en sortant des approches technocratiques. Le thème de l'armée européenne permet une appropriation symbolique de cette problématique. En tout cas, il a fait naître une discussion.

Il n'est pas utile que l'Union européenne redouble ce que l'OTAN fait bien. Le rôle de l'OTAN est d'assurer la mission de défense collective, et pour cela de favoriser la standardisation et l'interopérabilité des capacités alliées. Il faut cependant avoir la lucidité de constater que cette organisation peut être entravée et qu'en dehors de la défense collective, il existe toute une série de scénarii de crise que les Européens peuvent être amenés à affronter seuls. Cette question ne se pose pas seulement depuis l'élection de Donald Trump ; elle se pose depuis les mises en garde de Bill Clinton à l'occasion de l'engagement américain dans les Balkans. Barak Obama et Donald Trump ont rappelé aux Européens que les États-Unis ont des engagements mondiaux et que les Européens doivent régler eux-mêmes les problèmes qui relèvent de leur voisinage, tels que les trafics en Méditerranée ou les troubles sécuritaires en Afrique.

Il ne faut pas réveiller la querelle supposée de la rivalité entre l'Union européenne et l'OTAN parce qu'elle donne un terrain formidable à ceux qui ne veulent pas d'une défense européenne.

Le premier débouché des exportations américaines, c'est l'Europe, pour un montant de 34 ou 35 milliards de dollars par an. Nous pouvons être alliés et cependant considérer que dans le domaine industriel, nous sommes en compétition. Nos partenaires européens doivent comprendre, s'agissant des industries de défense européennes en particulier dans le domaine aéronautique et spatial, que nous sommes en train de mener un combat vital comparable à celui aboutissant à la création d'EADS puis d'Airbus pour sauvegarder l'aéronautique civile européenne. Si le couple franco-allemand ne trouve pas la solution, personne ne la trouvera. En effet, être équipementier de l'industrie américaine ne pose pas de problème à de nombreux pays européens. Les gesticulations et les annonces de Donald Trump mettant en doute l'automaticité de la garantie de sécurité américaine, n'ont pas d'autre sens que de susciter une demande de réassurance de la part des Européens, en les divisant. Or cette demande de réassurance se paye. Il suffit de regarder les contrats de F35 signés par les Européens.

La gestion sous tension de la relation avec la Russie provoque l'inquiétude des Européens. Le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) ne nous protégeait pas beaucoup, mais il avait le mérite d'exister (comme une pendule qui dit l'heure sur la cheminée) et d'éviter une remise en cause des disciplines obtenues en matière de démantèlement et de stock de missiles intermédiaires détenus par les Russes et les Américains. La fin du FNI redonne la liberté aux Russes de développer toute une gamme de missiles dont la cible potentielle vu le rayon d'action est le continent européen, puisque ces missiles ont une portée de 500 à 5 000 kilomètres. Aux Américains, la fin du FNI et la menace de nouveaux missiles russes, apporte un argument pour nous inciter à cotiser davantage dans la défense antimissile, au risque d'effet d'éviction pour le financement de programmes jugés au moins aussi prioritaires, notamment par la France (SCAF, dissuasion, spatial…).

La réussite de la mise en oeuvre du FEDef telle que nous en concevons le bon usage n'est cependant pas définitivement assurée. Les Allemands et d'autres partenaires partagent notre approche. Je ne crois pas que nous parviendrons à obtenir un texte qui établisse une préférence européenne en matière d'industrie d'armement. En revanche nous pouvons inciter les Européens à reconquérir leur marché intérieur. La reconquête des marchés européens de l'armement par les Européens eux-mêmes est un véritable enjeu. Nos industriels doivent être capables d'essaimer une partie de leur production dans des PMI européennes ou de rapatrier en Europe certaines filières de productions ou de montage qui ont été largement déployées hors du continent. En effet, nous avons sous-traité certaines productions dans les pays où nous exportions, mais il va falloir aussi désormais réinvestir le marché domestique européen. Une définition des besoins capacitaires et une programmation des équipements sont aussi nécessaires pour faire converger les lignes de produits et non favoriser une concurrence des offres entre les pays européens.

Comme le disait Mme Dubois, la coopération dans l'EATC est exemplaire. Il faut la faire évoluer en la dotant d'un état-major permanent en matière de transport et de ravitaillement en vol. Le rapport évoque le fait que, pour l'instant, l'Union européenne n'a jamais été capable de mener une opération de surveillance aérienne en dehors du continent. Ces opérations sont menées par l'OTAN. Certes, c'est l'OTAN qui assure la surveillance aérienne sur le continent européen, mais l'Union européenne pourrait envisager un jour de veiller au respect d'une zone d'exclusion aérienne par exemple dans le cadre d'une opération de prévention des conflits décidée par les Nations unies. Il serait intéressant que les Européens commencent à travailler à un scénario d'actions préventives dans le domaine de la surveillance aérienne.

Monsieur Baudu, je suis parfaitement d'accord avec vous : il est fondamental d'accompagner les PME et les PMI. Thales, Dassault ou Airbus ont la possibilité, grâce à leurs moyens propres, de se redéployer en Europe pour trouver des alliances, susciter des filiales ou des coopérations. Les PME et les PMI n'ont pas une telle surface internationale. Il y a donc une politique très importante à mener pour qu'elles apprennent à s'adosser à d'autres maîtres d'oeuvre.

J'ai rencontré Mme Mogherini en dehors de cette mission ; en outre, je me suis entretenu longuement avec M. Pedro Serrano, secrétaire général adjoint auprès d'elle, et avec l'ensemble de ses collaborateurs.

L'Union européenne a conduit plus de 35 opérations. On observe une progression en volume et en ambition des mandats jusqu'en 2003. Si l'on met à part les opérations de surveillance maritime, on constate une décroissance depuis 2003. Les ambitions sont systématiquement revues à la baisse. Les battle groups n'auront finalement été qu'un pis-aller jamais mis en oeuvre. À Saint-Malo, les Européens s'étaient donné comme ambition d'être capables de déployer 60 000 hommes pendant 18 mois, avec tous les moyens d'accompagnement et de soutien. Cette ambition était irréaliste. D'ailleurs, jamais l'Union européenne n'a été capable de déployer plus de 4 000 à 5 000 hommes, et encore pour des missions du bas du spectre, dans des milieux permissifs. Les annonces étaient sans doute déraisonnables, les déclarations de forces qui suivirent tout aussi inconséquentes. Elles ont abouti à la constitution d'une armée de papier qui n'a aucune pertinence opérationnelle. On a ensuite, avec plus de pragmatisme, créer des battle groups de 1 500 hommes que l'on n'a pourtant jamais déployés. On a multiplié les états-majors de forces qui ne servent à rien puisqu'on ne dispose même pas d'un état-major opératif convenable. Si vous voulez déployer un ou deux battle group, vous êtes obligés de disposer au moins du triple de ses effectifs : pour déployer 2 000 à 4 000 hommes, il faut disposer d'un réservoir de forces de 6 000 à 10 000 hommes, c'est-à-dire un niveau divisionnaire. Or les états-majors ne sont pas des états-majors divisionnaires. Par ailleurs, de tels déploiements impliquent des supports interarmées, donc il faudrait des commandements interarmées (ou que l'on puise renforcer d'éléments interarmées), ce que n'est pas le corps européen. Ces questions opérationnelles sont les plus difficiles parce que l'on rencontre dans ce domaine des oppositions considérables et parce qu'il donne lieu à beaucoup de fantasmes. Il faut avancer très précautionneusement, rapprocher les capacités civiles et militaires et densifier un peu l'état-major de l'Union européenne. Il faut spécialiser le corps européen qui aujourd'hui travaille six mois pour l'Union européenne et six mois pour l'OTAN, c'est-à-dire ne travaille pas, car une opération doit être planifiée pendant trois ou quatre mois pour être lancée pendant 18 mois. Le système est conçu de telle façon qu'il bloque l'action du corps européen.

L'initiative européenne d'intervention a une orientation opérationnelle. Elle a vocation à développer des habitus et des concepts, avant de constituer peut-être un jour l'amorce d'une coalition de circonstance, mais il est trop tôt pour cela. Elle n'est pas redondante avec la coopération structurée permanente. Elle ne lui est pas opposée non plus.

Il serait absurde d'envisager d'exclure les Américains du marché européen, mais il faut dans le domaine du commerce des équipements militaires de la réciprocité, qu'il s'agisse de l'accès à des financements de recherche ou de l'application de règles de compliance. Il faut faire une place aux Britanniques avec lesquels nous partageons un certain nombre d'intérêts, par exemple à travers de MBDA. Enfin, il est nécessaire de déterminer comment défendre nos intérêts nationaux dans le domaine industriel.

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