Intervention de Raoul Briet

Réunion du mercredi 29 mai 2019 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Raoul Briet, président de la première chambre de la Cour des comptes :

J'ai l'honneur de vous présenter ce rapport qui a été demandé à la Cour en juillet 2018 sur les investissements informatiques de la DGFiP et de la DGDDI. Il y a eu plusieurs réunions de mise au point entre l'équipe de la Couret M. Laurent Saint-Martin, le rapporteur spécial, pour définir précisément le champ de cette enquête.

L'instruction à laquelle a donné lieu ce rapport est une instruction ouverte ; cela n'a pas été un travail en chambre. Les équipes ont travaillé et ont rencontré des responsables des systèmes d'information d'organisations publiques, comme les caisses nationales de sécurité sociale, et de grandes organisations du secteur privé, des banques. Elles ont également échangé avec des cabinets de conseil spécialisés en la matière.

Comme vous l'avez peut-être noté, nous avons essayé, dans la mesure de nos moyens, de faire – je reprends l'expression qui a fait florès la semaine dernière – du parangonnage, c'est-à-dire de trouver des points de comparaison avec quelques pays, quatre en l'occurrence : le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Australie et la Suède. Voilà pour les précisions de méthode.

Sur le périmètre de cette enquête, un rappel rapide des enjeux. Avec 650 millions d'euros de budget informatique pour les deux grandes directions, plus de 25 % des dépenses informatiques de l'État sont concernées. Ces systèmes sont vitaux non seulement pour ces deux directions, mais beaucoup plus largement pour l'ensemble de l'État, puisqu'il s'agit des recettes et des dépenses de l'État, et également de celles des collectivités locales et des hôpitaux. C'est un périmètre très large.

Le premier élément de diagnostic porte sur les caractéristiques de ces systèmes d'information que nous avons qualifiés de robustes mais vieillissants. Les administrations concernées n'ont pas contesté cette appréciation générale.

Nous disons que les systèmes sont « robustes » parce que les taux de disponibilité sont relativement élevés : il y a peu d'incidents majeurs. Néanmoins, dans ces directions, les taux de disponibilité, de l'ordre de 98 %, sont inférieurs à la cible de 99,9 % fixée par la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (DINSIC). Une autre nuance à apporter au diagnostic réside dans la relative fragilité de la douane, dont le taux de disponibilité s'est dégradé en 2017. Nous avons pu le constater dans un récent contrôle sur l'exercice par la douane de ses missions économiques.

Deuxième élément de caractérisation du système : les outils internes sont moins performants et moins ergonomiques. Nous constatons que les taux de satisfaction des utilisateurs sont nettement en deçà de ceux des usagers, ce qui est une manière d'établir que la DGFiP et la douane ont eu comme premier souci – nous ne pouvons que les en féliciter – de répondre correctement aux demandes de leurs usagers, au détriment de l'ergonomie des applications pour les agents.

La mise en place satisfaisante du prélèvement à la source constitue un autre élément attestant de la robustesse de ces systèmes. Même s'il s'agit d'un projet tout à fait atypique avec une gouvernance, un coût et un financement particuliers, au strict plan technique, cela a à ce stade fonctionné de manière satisfaisante. Néanmoins, notre étude est intervenue trop tôt pour pouvoir réaliser un point détaillé, mais le sujet pourra donner lieu à une analyse a posteriori.

Si les systèmes sont robustes, ils sont toutefois anciens. La plupart de ces systèmes se sont construits par couches technologiques successives, dont certaines remontent aux années 1970. La « dette technique » –c'est le terme consacré, que nous employons souvent dans le rapport – est l'accumulation de produits obsolètes en matière de matériels, de logiciels, de lignes de code, tout cela conduisant à un système d'information sous-optimal.

Nous avons demandé à la DGFiP, une évaluation du coût d'une résorption complète de cette dette technique ; nous n'avons pas pu obtenir cette information, car elle n'existe pas. À côté des systèmes phares et récents comme Copernic et Chorus, il y a encore des applications informatiques anciennes pour la gestion de la fiscalité des particuliers, des professionnels, pour le recouvrement ou pour la paye.

De son côté, la douane a entrepris depuis plusieurs années une démarche d'identification de mesures et de résorption des principaux éléments de la dette technique. Le retard technologique qui crée cette dette technique conduit à des coûts d'exploitation élevés et obère, ou rend impossible, l'évolution vers une gestion plus souple ou plus agile.

Enfin, nous avons relevé des évolutions contrastées concernant les budgets de ces administrations : ils sont en baisse à la DGFiP, et en hausse à la douane. Cette dernière a en effet connu une augmentation de son budget informatique de près d'un tiers entre 2012 et 2017 : elle a bénéficié de renforcements budgétaires pour moderniser le dédouanement, puis dans le cadre des plans de lutte contre le terrorisme, et enfin, et plus récemment, afin de permettre la de préparation de cette administration au Brexit.

À l'inverse, sur la même période, la DGFiP a connu une baisse de près de 8 % de ses crédits, enrayée en fin de période par le prélèvement à la source. Cette baisse de crédits a été partiellement compensée par une politique, légèrement opportuniste, consistant à aller puiser dans les sources de financement particulières qu'ont constitué les programmes d'investissement d'avenir, le fonds de transformation du secrétariat général des ministères économiques et financiers, ou plus récemment, le Fonds de transformation de l'action publique (FTAP).

Cette baisse des moyens informatiques de la DGFiP contraste avec la période antérieure à la fusion, marquée par des niveaux élevés d'investissement informatique, avec Chorus et Copernic. Nous avons eu le sentiment qu'après 2008, après la fusion, nolens volens, la DGFiP a réduit la voilure en matière informatique, en privilégiant les mesures d'accompagnement social de la réforme. Les auditions que nous avons réalisées n'ont pas démenti cette impression.

La part des dépenses informatiques dans le budget global de la DGFiP représente 6,7 %. Les comparaisons sont à prendre avec précaution, mais il est significatif de relever que pour une entité comme l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale, qui fait un métier assez similaire à celui de la DGFiP en termes de recouvrement, ce pourcentage est double et atteint 14,8 %. Au sein des quatre administrations fiscales étrangères étudiées, ce pourcentage se situe entre 11 et 21 %.

Le budget de la DGFiP est également caractérisé par un poids très lourd des dépenses de personnel, qui reflète le choix de ne recourir que très exceptionnellement et marginalement à la sous-traitance. Cette approche a un mérite, puisqu'elle permet de préserver la maîtrise par la DGFiP de ses principaux outils sur son coeur de métier. En revanche, cela la prive des avantages que l'on peut attendre de l'externalisation, notamment l'ajustement des charges au niveau de l'activité et la possibilité de se rapprocher de la frontière technologique en accédant aux dernières compétences techniques à l'état de l'art.

Le budget informatique de la DGFiP présente une autre caractéristique : une part importante est consacrée aux dépenses de personnel. L'État dans son ensemble, et les organismes privés que nous avons étudié, consacrent 30 % de leur budget aux dépenses de personnel, et 70 % aux dépenses de fonctionnement et d'investissement. C'est l'inverse à la DGFiP : 70 % du budget des systèmes d'information est consacré à des dépenses de personnel.

Ces éléments conduisent à des dépenses d'exploitation et de maintenance très lourdes, liées à une dette technique et très ancienne, et à des dépenses d'investissement faibles. La DGFiP consacre ainsi 10 à 15 % de son budget à des dépenses d'investissement, soit à peu près la moitié de ce que nous trouvons dans des organisations publiques ou privées comparables.

Voilà pour le diagnostic d'entrée sur les systèmes, leur robustesse, leur ancienneté et les évolutions des moyens dans la période récente.

À ces facteurs budgétaires s'ajoutent des faiblesses plus structurelles, qui sont de trois ordres. Mon propos portera essentiellement sur la DGFiP, et dans une moindre mesure, sur la douane, car les situations et les poids relatifs des deux entités sont différents.

La première faiblesse structurelle tient à la gouvernance, qui, à la DGFiP, est particulièrement lourde. La DGFiP dispose d'une gouvernance à son image : complexe, lourde, peu fluide, avec une comitologie abondante, un processus de juxtaposition de microprojets portés de manière verticale, à défaut d'orientations stratégiques claires.

La gouvernance informatique de la DGFiP est également caractérisée par une dispersion excessive de ses moyens sur le territoire. La fusion des deux anciennes directions, la direction générale des impôts (DGI) et la direction générale de la comptabilité publique (DGCP), n'aura pas conduit encore à des fusions en termes d'appareils informatiques, puisque trente-quatre établissements de services informatiques demeurent, là où, de notre point de vue, la moitié suffirait.

La part des effectifs employés à l'assistance technique des agents dans l'ensemble du réseau est considérable, de l'ordre d'un quart. La DGDDI n'est pas dans cette situation, et recourt à un mode de gouvernance plus classique ; cette administration a cherché à remédier aux difficultés tenant aux ruptures de chaîne hiérarchique depuis l'été 2018.

En outre, il existe dans l'organisation de la DGFiP un service à compétence nationale, Cap numérique, qui est un lieu d'innovation et de transformation. Ce lieu existe et fonctionne, mais son poids relatif est faible, et il bénéficie d'une faible reconnaissance au sein de la DGFiP.

La deuxième faiblesse réside dans la conduite de projets, qui est à professionnaliser. Nous avons été marqués par le fait que ni la DGFiP, ni la douane n'aient mis en place des systèmes et des indicateurs permettant de piloter et de suivre les coûts et les délais. De ce fait, 90 % des grands projets dépassent les coûts de manière importante, de 65 % en moyenne. La DINSIC a estimé que, pour l'ensemble des projets informatiques de l'État, ces dépassements étaient de l'ordre de 20 %. Les ordres de grandeur sont donc beaucoup plus élevés.

De plus, il n'existe pas de suivi systématique des délais, et les écarts à la prévision ne sont pas analysés : la gestion est faite en continu, au fil de l'eau, sans indicateur permettant de piloter les coûts et les délais dans une stricte logique technique.

La troisième faiblesse structurelle que nous avons relevée concerne la gestion des ressources humaines, confrontée à des problèmes très sérieux de difficultés de recrutement et de renouvellement des compétences. À la DGFiP, nous relevons que les modalités actuelles du concours ne lui permettent pas de recruter des jeunes diplômés pour des raisons de calendrier : les diplômés de juin ne peuvent se présenter au concours qu'en mars de l'année suivant celle de leur diplôme, pour pouvoir être recrutés en septembre ; mais entre le moment où ils sont diplômés et le moment où ils entrent dans les cadres, le marché du travail leur a offert bien d'autres perspectives et d'autres propositions, tant et si bien que le moment venu, les postes ne sont pas pourvus. Le pourcentage de postes de programmeurs non pourvus est ainsi très important. De même, nous relevons des difficultés dans la capacité à retenir les alternants ou les apprentis, à les intégrer à temps plein de manière durable au sein de l'administration fiscale.

La douane rencontre quant à elle un important problème d'attractivité, qui est moins prégnant à la DGFiP, puisque cette maison est d'une taille, d'une visibilité, et d'un poids qui attirent spontanément les jeunes informaticiens. À la douane, en 2018, 80 % des postes d'informaticien ouverts au concours n'ont pu être pourvus.

En dépit de cette situation difficile, nous relevons que les deux directions ne recourent que de façon tout à fait marginale au recrutement d'agents contractuels, en raison de freins internes, d'habitudes, de pesanteurs sociologiques ou de pesanteurs au sein des équipes de direction. Environ 2 % des effectifs informatiques de la DGFiP sont constitués de contractuels. Ce pourcentage atteint 5 % s'agissant de la douane. Cela est fort peu, et il n'y a pas d'accélération récente. Dix-sept contractuels ont en effet été recrutés en trois ans dans chacune des directions. Ce recours reste donc totalement marginal.

La quatrième faiblesse structurelle identifiée tient au fait que les démarches stratégiques sont inégalement abouties, avec une situation nettement différente entre les deux directions. La DGDDI a engagé un effort de mise en mouvement et a défini une stratégie ambitieuse, baptisée « e-Douane ». La douane a formalisé une stratégie ambitieuse, que son manque de moyens peut néanmoins sérieusement compromettre. En revanche, la DGFiP a fait historiquement un chemin singulier qu'elle continue à suivre – à moins de changements proches à espérer : elle n'a pas formalisé de stratégie, et n'a pas non plus adopté de schéma directeur informatique.

C'est un choix pleinement revendiqué, qui la place dans une situation très singulière par rapport aux autres organisations publiques et privées. Deux explications nous ont été livrées oralement : la première est que « comme nous n'avons pas de crédits, rien ne sert de faire un schéma directeur », et la seconde, que « la législation change tellement souvent que faire un schéma directeur à trois ans n'a pas de sens ».

Ce sont des arguties plutôt que des arguments, à mon sens, qui renvoient à une logique de fonctionnement au coup par coup, à court terme, sans arbitrage, sans vision stratégique à moyen terme et sans volonté de faire de l'outil informatique un levier de transformation de l'organisation et des métiers. L'informatique constitue un sujet traité à part, selon une conception purement technique, et pas dans une vision stratégique. Or, un schéma directeur rattaché à un plan de transformation oblige aussi à penser aux conséquences que peut avoir la transformation numérique sur les métiers et le réseau.

Le troisième chapitre du rapport énonce les conditions d'une transformation numérique réussie. Dans le rapport que nous avions consacré il y a un an au bilan de la fusion entre la DGI et la DGCP, pour les dix ans de la DGFiP, nous avions recommandé d'intensifier la capacité d'investissement dans les systèmes d'information, ce que ce travail confirme.

Nous ajoutons qu'il faut investir davantage et gérer autrement, ou investir davantage mais gérer autrement. Ces deux aspects doivent aller clairement de pair, et nous formulons plusieurs recommandations pour une autre forme de gestion de ces projets et ressources informatiques.

La première condition réside dans la mise en place d'un cadre stratégique pluriannuel, ou d'un schéma directeur, qui doit permettre d'expliciter des priorités stratégiques et en termes de modernisation des pans les plus anciens des systèmes d'information.

Nous considérons que ce cadre stratégique pluriannuel, indispensable, devrait gagner en interdirectionnalité au sein des administrations de Bercy car la caractéristique des deux directions, la douane et la DGFiP, est qu'elles pensent leurs évolutions, leurs transformations informatiques de manière séparée. Nous appelons à un rôle accru du secrétariat général, non dans le détail de la mise en oeuvre ou du contenu du schéma directeur, mais dans les orientations stratégiques, de manière à maximiser les effets d'entraînement. De même, nous considérons que les deux directions devraient s'inscrire de manière plus explicite, plus proactive, dans les orientations interministérielles de la DINSIC. Une stratégie informatique de transformation est nécessaire à la DGFiP.

Notre deuxième axe de recommandations porte sur l'accroissement de la performance des services informatiques. Cela suppose de simplifier considérablement la gouvernance de la fonction informatique, de réduire le nombre de sites informatiques à la DGFiP et de mettre en place une politique beaucoup plus active et ambitieuse en matière de ressources humaines pour diversifier les profils des agents, identifier les compétences nécessaires, recourir aux contractuels et adapter les règles en matière de concours.

Notre troisième axe de recommandations a pour objectifs d'améliorer la conduite de projets et de recourir aux méthodes dites « agiles ». La DGFiP n'y recourt quasiment pas. Sans en faire l'alpha et l'oméga pour l'ensemble des développements des applications informatiques, il y a manifestement une nécessité à la DGFiP d'utiliser plus largement cette méthode, et de mettre en place un dispositif de contrôle interne et de suivi, à la fois des coûts et des délais, car les dispositifs font actuellement défaut.

Voilà pour les trois orientations définies pour que la transformation numérique soit réussie. Cela débouche sur dix recommandations que je ne reprends pas ici. Je pense que nous aurons la possibilité, avec les collègues qui m'entourent, de les développer en répondant aux questions que vous ne manquerez pas de nous poser.

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