Il me revient de vous présenter l'accord conclu entre la France et la Belgique sur la coopération dans le domaine de la mobilité terrestre. C'est un moment assez solennel pour moi car c'est la première fois que je présente un rapport devant cette commission depuis que je suis élu. Pardonnez mon inexpérience, je vais essayer de faire au mieux.
C'est un moment exceptionnel pour la commission, car c'est probablement l'une des premières fois sous la Vème République que nous examinons un accord d'armement. Ces derniers n'entrent pas, en principe, dans le champ de l'article 53 de la Constitution. Ce texte a été signé par nos deux pays le 7 novembre 2018 et approuvé par le Sénat le 28 mars dernier. Vous voyez que la procédure de ratification est cette fois plutôt rapide, d'autant que, comme l'a dit la Présidente, cet accord doit être mis au vote dans l'hémicycle dès demain matin.
Pourquoi le Gouvernement accorde-t-il une telle priorité à cet accord avec la Belgique ? Un élément de réponse est que derrière cet accord intergouvernemental, il y a un contrat d'armement d'une valeur économique et politique considérable, contrat qui porte sur l'acquisition par la Belgique d'une première capacité motorisée – d'où son nom : CaMo – auprès des industriels français de l'armement que sont Nexter, Arquus (anciennement Renault Trucks Defense) et Thales. Au total, la Belgique prévoit d'acheter 442 véhicules blindés et leur environnement, pour un montant d'environ 1,5 milliard d'euros, avec des commandes qui s'échelonneront entre 2020 et 2030.
Vous vous demanderez peut-être pourquoi le Parlement est soudainement appelé à se prononcer sur un contrat d'armement, si important soit-il, alors que tant d'autres lui échappent. En réalité, nous ne devons pas voter sur un contrat d'armement, mais sur un véhicule juridique bien plus large ; il s'agit d'un accord de partenariat stratégique conclu entre la France et la Belgique à l'occasion de cette vente d'armes. Pour résumer, l'achat par la Belgique des équipements français doit ouvrir, grâce à cet accord, des champs de coopération – je dirais même d'intégration – très vastes entre les armées de terre française et belge, mais aussi en matière d'armement terrestre.
La France a déjà conclu des accords de ce type pour répondre à la demande croissante de soutien étatique de la part des États qui achètent nos armes. Nous avons par exemple signé un accord intergouvernemental avec l'Inde sur la vente des Rafale, mais cet accord a été classifié à la demande de notre partenaire ; nous ne pouvons donc pas savoir s'il entrait potentiellement dans le champ de l'article 53 de la Constitution.
L'accord que nous examinons aujourd'hui n'est donc pas sans précédent, mais il est tout de même, de mon point de vue, extrêmement novateur et prometteur, et je vais vous expliquer pourquoi. À l'origine de ce texte, il y a une analyse stratégique faite par la Belgique, dans la foulée des attentats terroristes de 2015. Dans sa Vision stratégique publiée en 2016, le Gouvernement belge fait un constat similaire à celui de la Revue stratégique française de 2017 : alors que leur environnement proche est affecté par de nombreuses crises qui menacent leur sécurité collective, il appartient aux Européens de prendre en charge leur sécurité et de renforcer leurs capacités militaires pour acquérir une autonomie stratégique, notamment vis-à-vis des États-Unis. Le Belgique compte assumer sa part de responsabilité et assurer la remontée en puissance de ses capacités militaires, qui ont été fortement affectées par des années de restriction budgétaire.
Le constat posé par la Belgique est néanmoins lucide : elle ne pourra pas développer seule toutes les capacités nécessaires et doit rechercher une intégration plus poussée avec certains pays d'Europe, des partenaires stratégiques, de préférence proches géographiquement, de façon à mutualiser le soutien sur ces capacités, c'est-à-dire la formation, la maintenance, l'entraînement, la doctrine d'emploi, etc. D'emblée, les Belges ont identifié la France comme le partenaire idéal dans le domaine terrestre, pour plusieurs raisons.
Premièrement, la France et la Belgique ont une culture stratégique assez proche : ce sont des États qui n'hésitent pas à s'engager au front, dans les zones les plus risquées, et à faire usage de la force si nécessaire. Au Sahel et en République centrafricaine, les Belges ont été parmi les Européens les plus impliqués, et ils le sont encore. Au Levant, leurs chasseurs F-16 étaient, jusqu'à très récemment, aux côtés de nos Rafale en Jordanie. On peut donc dire que l'armée belge est très engagée en opération en proportion de sa petite taille – 25 000 militaires en 2030.
Deuxième raison pour laquelle le choix des Belges s'est porté sur la France : notre armée de terre va être équipée, à partir de cette année, du système de combat Scorpion, un système extrêmement innovant et avancé, qui révolutionne le combat terrestre selon une approche collaborative : c'est la bulle Scorpion. Ce système a été développé par la DGA en réponse aux besoins opérationnels de nos militaires : il s'agit, pour une armée de taille relativement restreinte et fréquemment engagée en opération, de valoriser au mieux l'élément humain, en permettant une remontée et un partage d'information dès les plus bas échelons, et en renforçant la protection physique et tactique des militaires. Ce caractère opérationnel emporte aussi le choix de véhicules blindés médians, alors que la plupart de nos alliés de l'OTAN sont équipés de blindés lourds, peu adaptés aux théâtres d'opération, à l'image des Léopard allemands.
Dans ce contexte, la Belgique a fait un choix très fort, et qui mérite d'être salué : elle a décidé qu'elle allait acquérir exactement le même système de combat que celui de l'armée française. Cela n'allait pas forcément de soi, car l'industrie terrestre belge est très tournée vers l'Allemagne. J'insiste sur ce point, car nous avons entendu beaucoup de critiques sur l'attitude belge lorsqu'elle a choisi le F35 plutôt que le Rafale pour renouveler son armée de l'air. On a moins entendu qu'elle avait fait le choix intégral de l'offre française dans le domaine terrestre. Et ce n'est pas tout : pour renouveler ses chasseurs de mines, dans le cadre d'un appel d'offres conjoint avec les Pays-Bas, la Belgique a choisi Naval Group, pour une commande d'un montant total de 3 milliards d'euros. Je crois donc qu'il faut vraiment reconnaître et louer l'engagement européen des Belges.
Ces derniers ont donc choisi d'acheter des équipements identiques à ceux de notre armée de terre. Ils n'ont pas fait ce choix uniquement parce que l'offre Scorpion est d'une qualité exceptionnelle et met en oeuvre un concept encore très peu développé sur les marchés. De manière explicite et assumée, la Belgique a choisi le système français parce qu'elle veut développer une interopérabilité totale entre les armées de terre française et belge. Personnellement, je ne vois pas d'incarnation plus concrète et plus forte de l'Europe de la défense.
Et il faut souligner que la mobilisation du gouvernement et de l'armée française a été à la hauteur des enjeux. Pour répondre à la demande belge de soutien étatique, il fallait mettre au point un dispositif qui limite l'exposition juridique et financière de l'État français. Les différents ministères concernés s'y sont attelés dans un temps rapide : entre juillet 2017 et juillet 2018, ils ont mis au point une formule de « contrat de partenariat gouvernemental » (CPG), adaptation française des Foreign military sales (FMS), qui permettent aux Américains de vendre des dizaines de milliards de dollars d'équipements partout dans le monde.
Le dispositif retenu est assez original : la Belgique donne mandat à la France pour négocier et conduire, en son nom et pour son compte, un contrat d'acquisition d'armements avec les industriels français, en particulier Nexter, désigné comme maître d'oeuvre. En revanche, la Belgique rémunère directement les industriels sans implication ni garantie financière de la France, qui n'est à aucun moment propriétaire des équipements acquis. Au total, les risques sont donc parfaitement circonscrits et très limités pour la France.
Cette formule de contrat de partenariat gouvernemental me semble particulièrement intéressante, et je pense que nous pourrions chercher à en multiplier les applications avec d'autres pays auxquels nous vendons des armes, pourquoi pas à des fins de meilleur contrôle sur leur utilisation. En effet, ce contrat crée une forme de dépendance dans le long terme qui renforce l'influence française auprès du pays client. Mais j'aurai l'occasion d'y revenir dans le cadre des travaux de la mission que je conduis avec Michèle Tabarot.
Au-delà du Gouvernement, il faut aussi souligner l'implication de l'armée de terre française dans ce partenariat avec la Belgique. Comme les Belges ne commenceront à recevoir leurs équipements qu'en 2025, la formation des militaires belges sera intégralement assurée en France, sur les camps de formation de l'armée française. Cela lui demande un effort, qu'elle fournit volontiers, en considérant d'une part, que les Belges sont d'excellents militaires, et d'autre part, que cette coopération est à somme positive.
Vous l'aurez compris, l'accord qui nous est soumis aujourd'hui est un bon accord, c'est même un texte presque enthousiasmant du point de vue des objectifs et ambitions que porte la défense française. Premièrement, c'est un accord qui bénéficie directement à notre industrie de défense, et qui ouvre des perspectives pour l'avenir, pour des futures commandes d'équipements, mais aussi pour des coopérations industrielles, voire des rapprochements. De ce point de vue, il contribue à l'autonomie stratégique de la France. Deuxièmement, c'est un accord qui porte et incarne une vraie ambition européenne, manifestée par une attitude proactive en France comme en Belgique. Sa mise en oeuvre doit permettre de déployer, au Sahel par exemple, un détachement belge entièrement intégré au sein d'un groupement tactique interarmes français : c'est du jamais vu, cela fait changer d'échelle la coopération entre Européens en opération. Troisièmement, c'est un accord qui ébauche une solution juridique pour préserver l'espace concurrentiel de l'industrie d'armement française tout en assurant la cohérence entre nos ventes d'armes et nos objectifs politiques. Enfin, c'est un accord, je l'ai déjà dit, qui ne comporte quasiment aucun risque pour l'État français : je l'ai entendu de la bouche même des représentants de la direction du budget. Voilà donc, mes chers collègues, les raisons pour lesquelles je pense que vous devez voter à l'unanimité en faveur de l'approbation de cet accord.