Nous voudrions mettre en avant :
En premier lieu, l'idée du tricotage nécessaire et permanent entre l'approche de la compétence des parents, quels qu'ils soient, car, sauf exception pathologique, on peut toujours s'appuyer sur ce qui fait un père, une mère, un vrai père, une vraie mère. Les situations sont ressenties différemment par chacun, les conditions ne sont pas les mêmes, la distance avec son enfant non plus, mais cette approche reste possible.
En second lieu, les conditions réelles d'exercice de la parentalité de ces familles.
En troisième lieu, la protection de l'enfant en termes de combat pour le respect de ses droits.
Bien des choses peuvent être faites dès lors que l'on envisage la protection de l'enfance en prenant en considération ces trois axes, en adéquation à la fois avec la mission de ceux dont le rôle est de protéger les enfants et avec l'ambition naturelle d'une famille d'être une entité. Si l'on pense la protection de l'enfant et le soutien des parents à exercer le métier de parent de la façon qui leur est possible, il n'y a absolument aucun antagonisme. Formulé ainsi, peut-être n'y a-t-il pas de quoi tomber de sa chaise, si ce n'est que, dans la réalité, quand on est proche des familles, que l'on vit étroitement avec elles, on se rend compte qu'elles traversent très régulièrement des situations d'inadéquation. Actuellement, le travailleur social agit avec l'enfant ou avec le parent, alors que les situations permettraient de prendre les deux en considération, l'enfant et le parent.
Foin des théories, entrons dans la vraie vie !
Des parents visitent leur enfant qui est placé dans le même département. La loi est respectée. Lorsqu'ils arrivent, l'enfant dort ; ils attendent qu'il se réveille sachant qu'ils disposent de deux heures tous les quinze jours pour le voir. Parfois, l'enfant se réveille une heure et demie après leur arrivée, il reste aux parents une demi-heure à passer avec lui. À aucun moment dans cette interaction, il n'a été question de la possibilité ou de la justification de l'impossibilité de décaler l'heure de départ des parents pour qu'ils puissent voir leur enfant deux heures afin de construire une relation de confiance ou, a minima, de coopération et de collaboration de bonne qualité avec les personnes qui s'occupent de l'enfant au quotidien. Il est compliqué de construire sur du sable.
L'enfant voit ses parents une demi-heure alors qu'il attendait plus et alors même qu'on lui avait dit qu'il ferait différentes activités avec eux, ce qui devient impossible en une demi-heure. Que se passe-t-il dans le coeur de ce gamin ?
De telles situations ne nécessitent pas une nouvelle loi. Certes, nous sommes d'accord avec nos collègues, entre la loi de 2007 et la loi 2016, nombre de mesures ont été prises qui garantissent une meilleure mise en oeuvre. Mais ce sur quoi nous voulons travailler aujourd'hui doit vous amener à réfléchir en vous faisant partager ce que nous voyons et entendons au quotidien : si de nouvelles règles ne sont pas toujours nécessaires, il convient toutefois de travailler encore à leur bonne mise en application.
Autre exemple concret : les enfants sont placés transitoirement, le temps de faire une enquête parce que l'on suspecte une situation difficile dans la famille. La mère de six enfants avoue aux services sociaux qu'elle est fatiguée. On décide alors de lui octroyer des heures d'aide ménagère alors que c'est extrêmement mortifiant pour cette femme, pour qui bien faire le ménage, faire en sorte que ses enfants grandissent dans une maison propre, est une valeur. Elle considère que c'est son rôle. Elle se demande pourquoi il lui faudrait être aidée dans ses tâches. C'est ainsi qu'au lieu de se reposer et de laisser la technicienne d'intervention sociale (TISF) assumer une partie du ménage, elle est tellement blessée et mortifiée que la maison brille comme un sou neuf quand la TISF arrive chez elle. Résultat : elles prennent le café pendant deux heures ! Que produisent de telles mesures dans l'esprit des parents en termes de confiance envers les travailleurs sociaux qui décident, sans eux, des solutions qui finissent par être inadaptées ? Pendant les trois mois de l'enquête, les enfants, avant de revenir chez eux, ont été placés loin de leurs parents. Ce dont avait vraiment besoin cette mère, c'était d'être aidée à leur rendre visite. Elle était dépendante du frère, du beau-frère, du voisin qui étaient motorisés.
Encore un exemple en vue de comprendre que cela ne tient pas à grand-chose – parfois seulement au regard que l'on porte sur les parents : les enfants de cette femme vont tous être placés. Je relève au passage une petite aberration comme il s'en produit parfois : l'aînée aura 18 ans dans deux mois. Personne ne se demande où elle sera placée, et le temps de trouver un lieu d'accueil, elle aura atteint l'âge de sa majorité.
Les deux adolescents seront placés ensemble dans un internat. Quant aux deux derniers, soit ils seront placés dans des familles d'accueil différentes, faute de pouvoir faire autrement dans la mesure où aucune famille d'accueil habitant à proximité du domicile n'est susceptible d'accueillir les deux enfants ensemble., soit ils seront placés ensemble en institution. La mère a le choix, ce qui n'est pas toujours le cas. Il n'en demeure pas moins qu'on lui demande de choisir entre des solutions très difficiles alors qu'elle souhaite que ses enfants soient placés dans ce qui ressemblerait à une famille. C'est le plus important pour elle. Mais s'ils sont en famille, ils seront séparés. Elle choisit donc le foyer. Lorsqu'ils arrivent au foyer, qui fonctionne par groupes d'âge, on dit au premier enfant : « Toi, petit bonhomme, tu vas avec le monsieur, là-bas, par cet escalier ; puis toi, petit bonhomme, tu vas avec madame, par cet autre escalier. » Les deux frères ne seront donc pas ensemble ; ils se verront à la récréation mais ne vivront pas ensemble.
Le problème est que la mère s'était fait une idée de leur placement, et en avait parlé à ses enfants. Cette femme n'a pas été prévenue que ses enfants seraient séparés, même si elle choisissait le foyer. Ce n'est pas là une question d'argent. En revanche, le fait qu'aucune famille d'accueil à proximité ne soit en mesure de les recevoir en est une. Autant la pauvreté des familles est un facteur aggravant de toutes les difficultés qu'elles traversent, autant on place parfois les travailleurs sociaux dans des conditions d'exercice de leur mission telles qu'on les pousse à prendre des mesures qu'eux-mêmes ne cautionnent pas. Pour finir, ce sont les parents et les enfants qui en paient le prix.
On pourrait penser que si les enfants sont placés, c'est que les parents ne valaient pas lourd. Certains sont traversés par cette petite logique. Nous voulons insister sur le fait que disqualifier un parent revient à faire du mal à l'enfant. Le rôle de la mission de la protection de l'enfance ne peut se fonder sur un tel principe. Les services de l'ASE se disqualifient lorsque les parents se retrouvent dans des situations ubuesques, kafkaïennes, comme celle que je viens de décrire. C'est ainsi que le travail de coopération avec les parents est mis à mal, quand l'aide proposée est inadaptée aux besoins, quand les parents ont l'impression d'une trahison ou quand les conditions concrètes de mise en oeuvre d'une mesure la vident complètement de son sens. On explique aux parents que leur enfant est en danger chez eux ; or il ne sera placé que six mois plus tard et, pendant ce temps, il vit à la maison. Quelle confiance peuvent-ils avoir dans les jugements que l'on porte sur eux ?
Ces malentendus qui peuvent avoir un impact sur la relation commencent par les mots que l'on utilise. L'expression « placement à domicile » ne veut rien dire pour les familles. ATD a instauré une démarche qui permet de travailler sur ces malentendus pour accéder, en tant que travailleur social, à la logique des familles avec lesquelles nous travaillons, et vice-versa, afin de mieux se comprendre, mieux travailler ensemble, et encore une fois, afin que les choses se passent de la façon la plus harmonieuse autour de l'enfant. Cela s'appelle la co-formation. Elle peut être réussie grâce à un travail croisé, quand les travailleurs sociaux, les professionnels de la justice, les enseignants et des familles qui ont des relations compliquées avec les institutions arrivent à se parler en confiance et en vérité. C'est inhérent à l'exercice et suppose de réunir toutes les conditions pour réussir à se parler en vérité. Quand chacun a fait un pas vers l'autre, cela ne signifie pas que l'on soit d'accord, mais que l'on a compris la logique de l'autre.
Sortant de co-formation, un travailleur social a expliqué qu'il savait que quelque chose dysfonctionnait dans son lien avec les parents, mais qu'il avait « pris une enclume sur la tête ». Une autre personne, à Lille, m'a dit que cette co-formation avait été une « machine à laver ». Elle en est sortie la tête à l'envers. Qu'est-ce qui est juste, qu'est ce qui ne l'est pas, qu'est-ce que je fais bien, qu'est-ce que je ne fais pas bien ? On est en chemin et les parents, en face, ont parcouru le même chemin. Les parents ne sont pas en co-formation pour expliquer aux travailleurs sociaux ce qu'ils doivent faire – et inversement. Non, nous sommes là dans une égalité de dignité et de légitimité de parole. Un jour, un parent nous a dit que le travail qu'il avait fait avec les travailleurs sociaux dans le cadre de ce croisement lui avait permis de se rendre compte que les travailleurs sociaux n'étaient pas que des arracheurs d'enfants et qu'au-delà, il y avait un être humain. C'est une façon de poser des fondations sur lesquelles il est possible de construire.
Nous voulions vous raconter des histoires, parce que c'est de cela qu'il s'agit. Ici, on est un peu loin de tout, je ne sais trop comment cela se passe quand on vote une loi, mais les gens dont nous parlons sont loin du parlement et nous avions très envie de les faire entrer ici. C'est pourquoi nous voulons maintenant vous parler de la peur.
Lors d'un croisement, le sujet de la peur a été abordé par un groupe de travailleurs sociaux. Il a réfléchi de son côté pendant qu'un groupe de parents dont la trajectoire de vie a croisé celle du travail social s'est penché sur la même question. Évidemment, ils ne se connaissaient pas : aucun lien de pouvoir ou de dépendance ne doit prévaloir, sans quoi cela ne fonctionne pas.
Les travailleurs sociaux ont parlé de la peur comme d'une émotion, d'un sentiment qui vous traverse et puis s'en va, qui est en lien avec une situation donnée. Les parents ont dit : « La peur, c'est une part de la vie ; en fait, c'est quelque chose qui est inscrit dans notre histoire. C'est dans ce sens-là que l'on perçoit qu'il ne s'agit pas d'un sentiment. Vivre dans la misère, c'est vivre dans la peur. » Le mot peur n'a pas le même sens selon que l'on est ou non dans la misère.
J'ai récemment animé un échange sur l'accueil du tout petit enfant, réunissant des travailleurs sociaux, des professionnels de crèches et des parents. Le thème de la peur a été évoqué. La difficulté de confier son enfant est récurrente parce que les parents ont peur. Le placement reste en permanence un nuage noir suspendu au-dessus de leur tête.
Les professionnels ont expliqué aux parents qu'ils avaient compris que c'était difficile pour eux, mais qu'ils n'allaient pas croquer leur enfant et qu'ils devaient les aider à ne pas avoir peur. Un militant de ATD Quart Monde a répondu : « Nous aider à ne pas avoir peur ? Tu veux quoi là ? Que je rembobine ma vie ? Faire comme si je n'avais pas vécu ? Ma peur n'est pas un choix, je ne choisis pas d'avoir peur de vous, c'est le résultat de ce que j'ai vécu. Donc, si tu veux m'aider vraiment, tu me prends avec ma peur, tu fais avec ça et, avec ça, on essaye de travailler ensemble. N'essaye pas de faire que cela change en moi, cela ne changera pas, parce que c'est impossible. »
Voilà un exemple concret sur lequel nous travaillons en co-formation et qui pose les bases d'une vraie relation. Ces travailleurs sociaux font leur travail. Nous ne voulons pas changer leur mission. Mais peut-être qu'en sortant de cet échange, ce parent a-t-il mieux compris les contraintes que peuvent vivre les professionnels, et les professionnels en face ont mieux compris la logique qui animait les parents. Parfois, les comportements, les attitudes sont indécodables ou illisibles, ou plutôt on les décode, mais de travers.