L'association que je préside a été créée il y a trente ans pour défendre les droits des autistes, enfants et adultes. Le 1er janvier 2014, nous avons ouvert un service de protection juridique pour aider financièrement les familles qui doivent avoir recours à un avocat. Initialement, cela ne concernait pas les problèmes liés à l'ASE mais, depuis deux ans, ces questions représentent 10 % des dossiers que nous recevons. Il s'agit de familles qui, ayant subi des signalements, doivent être aidées par un avocat pour la suite de leur parcours. Cela nous a beaucoup étonnés et, au départ, notre service de protection juridique a tiqué. Puis, étant donné le lien explicite entre ces affaires et l'autisme, nous avons accepté de couvrir également ces dossiers-là.
J'ai rédigé, en 2015, un rapport intitulé Aide sociale à l'enfance et autisme. Il a servi à alimenter le rapport du Défenseur des droits qui me l'avait commandé pour avoir quelques chiffres et quelques notions sur la place de l'autisme dans les placements abusifs. Notre association ne remet pas non plus en cause la nécessité de la protection de l'enfance mais les abus de pouvoir qui se produisent, singulièrement quand existe un handicap particulier. Ce rapport est né de l'« affaire Rachel », dont je vous dirai quelques mots. C'est d'abord pour Rachel que j'ai mené cette enquête, dans laquelle j'ai souligné une utilisation dévoyée de la loi de 2016, en particulier quand on évoque le « risque de maltraitance », car on ne sait pas ce qu'est ce risque. En l'occurrence, il n'y aucune preuve que Rachel ait jamais maltraité aucun de ses enfants. C'est donc un concept difficile à utiliser tel quel.
Le placement ne devrait être ordonné qu'en dernier recours. La loi ne dit pas qu'il faut placer les enfants systématiquement ; or, beaucoup de placements sont systématiques, au sens où l'on ne se demande pas ce que l'on pourrait faire d'autre. Quant au projet pour l'enfant, également inscrit dans la loi, il est très rare. Le texte prévoit aussi un coordonnateur médical, qui pourrait au moins se pencher sur le cas des enfants en situation de handicap, handicap signifiant un problème de santé implicite. Mais une grande partie des services d'ASE n'a pas de médecin coordonnateur, souvent parce qu'ils ont du mal à en trouver, je ne nie pas le problème.
J'ai aussi mentionné dans ce rapport l'absence de droits des familles et l'absence de recours possibles dans de telles situations. Il y a très souvent des zones de non-droit ; si ce n'est pas partout le cas, c'est très largement le cas. Souvent, les familles n'ont pas accès à leur dossier : aussi ne savent-elles même pas de quoi elles sont accusées, puisqu'elles ne peuvent avoir connaissance ni du rapport d'expertise psychiatrique ni du rapport des travailleurs sociaux de l'ASE qui les visent. Il est très choquant de penser que, en 2019, on ne puisse toujours pas accéder au dossier qui vous concerne et que l'on soit obligé de passer par un avocat et par la judiciarisation. Ce l'est d'autant plus que, très souvent, sont en cause des femmes seules, sans argent, que l'on doit solvabiliser pour leur permettre de se faire aider par un avocat averti, connaissant ce type de dossiers. C'est une autre difficulté : beaucoup de personnes concernées par ces signalements ne parviennent pas à trouver des avocats spécialisés aptes à les défendre.
J'ai encore appelé l'attention sur l'engrenage diabolique par lequel on s'acharne parfois sur certains types de familles dans certaines situations. Ces faits se produisent quand les professionnels de santé ne sont pas formés ; c'était le cas dans l'affaire Rachel. En l'espèce, le centre médico-psychologique (CMP) qui a fait le signalement refuse de poser des diagnostics d'autisme, considère qu'il s'agit de troubles psycho-affectifs dus à des carences éducatives de la mère et ne va pas plus loin, alors même que le centre de ressources autisme avait posé le diagnostic pour les trois enfants de Rachel. Voilà comment les choses commencent en général, et nous connaissons une bonne centaine de situations du même type. Ensuite, quand il y a judiciarisation, on demande une expertise judiciaire et les experts judiciaires, qui ne sont pas non plus formés à la détection de l'autisme et des troubles neurodéveloppementaux, reprennent ce qu'ils ont lu dans les rapports de l'ASE, concluent qu'elle avait raison et s'acharnent à un échelon supplémentaire contre les parents concernés, le plus souvent des mères seules.
L'absence de formation des travailleurs sociaux me paraît être le problème majeur, parce que c'est d'abord à cause d'eux que s'enclenchent ces engrenages. Ils n'ont pas d'autre formation que la psychanalyse, ce catéchisme misogyne qui accuse les femmes d'être des mères fusionnelles, de ne pas laisser leur place aux pères – ce qui peut être vrai mais qui, souvent, ne l'est pas. Dans l'affaire Rachel en tout cas, ce n'était absolument pas le cas, mais on lui a reproché de ne pas avoir refait sa vie ! Refaire sa vie quand on a trois enfants n'a déjà rien d'évident, mais quand les trois sont handicapés, cela paraît délicat. Je l'ai dit, les travailleurs sociaux ne sont toujours pas formés à l'appréhension du handicap, et je ne parle même pas des troubles neurodéveloppementaux, dont ils ignorent tout. D'une certaine manière, ils sont de ce fait mis en difficulté pour faire leur travail, mais cela se retourne contre les familles et ils s'acharnent de préférence sur les femmes seules qui viennent de divorcer, en leur reprochant d'avoir organisé cette séparation et donc d'avoir mis les enfants en difficulté, alors que, le plus souvent, ce n'est pas le cas.
J'avais également noté l'absence de contrôle, déjà souligné dans les rapports préexistants au mien. En particulier, un rapport de la Cour des comptes avait pointé l'absence de contrôle financier et qualitatif, dû à ce que 95 % des conseils départementaux sous-traitent à des associations privées sur lesquelles ils n'ont pas la main, et qui ne sont pas contrôlées. Certes, elles sont soumises à une évaluation externe et interne mais, visiblement, elles ne connaissent pas les recommandations de l'ex-Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements sociaux et médicosociaux (ANESM) relatives à la protection de l'enfance, et personne ne vient contrôler qu'elles ont effectivement suivi le parcours d'évaluation interne et externe destiné à vérifier la qualité de ce qui est fait.
Se pose aussi le problème des soins, car nier un trouble neurodéveloppemental a pour conséquence que les interventions recommandées par la Haute Autorité de santé (HAS) ne sont pas respectées, si bien que les enfants concernés sont privés des interventions qui leur seraient dues et dont ils ont besoin. Deux des trois enfants de Rachel sont autistes, le troisième présente un trouble de l'attention avec hyperactivité. Tous ont besoin d'un traitement : traitement médical pour l'un, traitements développementaux et comportementaux pour les deux autres, orthophonie, accompagnement psychologique pour aider dans leur parcours scolaire ; ce n'est pas fait. Les familles d'accueil ne sont pas davantage formées ; aussi, quand on arrache un enfant à sa famille qui sait comment se comporter avec lui pour le confier à un foyer ou à une famille d'accueil qui ne sait pas comment faire et qui souvent, d'ailleurs, se plaint de ne pas savoir faire – je n'accuse aucunement les familles d'accueil –, le résultat est épouvantable.
Dans le documentaire Rachel, l'autisme à l'épreuve de la justice, toujours visible sur le site de Public Sénat, la femme médecin coordonnateur qui a posé le diagnostic pour les trois enfants et pour la mère, elle-même autiste, dit bien que le dossier est totalement vide et que, quand elle a vu les enfants au départ, ils se portaient bien, étaient bien accompagnés, vaille que vaille parce que ce n'est pas toujours simple, avaient une vie épanouie, et qu'ils ont considérablement régressé, souffrent énormément de la séparation d'avec leur mère et, surtout, n'ont pas droit à ce à quoi ils devraient avoir droit : des interventions les aidant à devenir autonomes, à progresser et à contourner leur handicap, comme on le fait pour n'importe quel handicap.
Je conclurai en vous disant quelques mots de Rachel, parce que nous considérons son histoire comme emblématique. À l'origine, cette mère a voulu un diagnostic pour le deuxième de ses enfants, celui qui est le plus atteint. Parce que, en dépit de ses inquiétudes, le CMP faisait barrage en disant qu'il n'y avait aucune raison d'aller vers le centre de ressources autisme, elle est venue me solliciter pour y accéder. Je l'ai aidée ; il a fallu six mois pour obtenir un rendez-vous au centre de ressources autisme de Grenoble, qui a posé le diagnostic. C'est alors que s'est enclenché l'engrenage diabolique : le CMP s'est vengé parce que Rachel avait osé passer outre leur interdiction. Il y a d'abord eu une information préoccupante, suivie d'une mesure d'aide éducative qui n'a servi à rien parce que l'éducateur, ne connaissant rien, a exigé que la mère remette en cause ce qu'elle avait fait, c'est-à-dire d'être allée au centre de ressources autisme, ce à quoi, bien sûr, elle s'est refusée, parce qu'elle était dans son droit. La mesure éducative n'ayant servi à rien, s'en sont suivis un signalement, une mesure judiciaire d'investigation éducative et une expertise psychiatrique qui a conclu que la mère était malsaine et qu'elle voulait absolument que ses enfants soient autistes ; selon l'expert, on avait affaire à un syndrome de Münchhausen par procuration. Cela s'est terminé par le placement des enfants, qui dure depuis quatre ans et qui est renouvelé d'année en année pour les mêmes raisons.
Il y a un an, l'ASE a quand même accepté l'autisme des enfants, tout en disant que comme la mère l'est également, elle ne va pas les aider parce qu'elle ne pense qu'à l'autisme, justifiant ainsi a posteriori le fait de maintenir le placement. Cette histoire d'horreur absolue montre comment fonctionne l'engrenage dont est victime quelqu'un qui n'a commis aucune espèce de maltraitance et à qui on ne peut rien reprocher.