La censure s'est, après la guerre, déplacée du papier vers l'image. Ce sont quelque 3 000 films qui ont été censurés, dont – ironie de l'histoire – l'adaptation de La Religieuse de Diderot par Jacques Rivette. C'est une histoire humaine, avec des rebondissements et des déboires : le comité de précensure rend un avis défavorable au scénario ; le film est quand même tourné ; il est interdit aux moins de 18 ans ; le secrétaire d'État à l'information forme un recours et le film est complètement censuré, avant que le tribunal administratif ne lève la censure.
Ce qu'il y a de commun à toutes ces histoires, parfois comiques, c'est l'humain. Elles aboutissaient parfois à des légendes, comme celle de la lutte contre Anastasie, « cette chienne au front bas qui suit tous les pouvoirs » selon Victor Hugo.
C'est pour cette raison que le mot « technologique » me dérange, monsieur le secrétaire d'État : par lui, vous ouvrez la voie à une censure automatique, algorithmique, robotisée, sans humain derrière pour peser, pour décider ; sans humain pour avoir des scrupules à bâillonner un autre humain ; sans responsable qu'il faut chercher à convaincre. Avec ce texte, vous risquez de tuer la dialectique qui existait jusqu'ici.
J'ai une inquiétude supplémentaire : la possibilité que l'on n'en vienne à une précensure. Je crains que Facebook et compagnie, pour s'éviter des ennuis, ne décident d'éliminer, de marginaliser, de s'abstenir d'emblée de référencer les contenus polémiques ou politiques ou de les reléguer. Je crains que cela ne conduise à dépolitiser les réseaux sociaux, qui se borneront alors aux chatons et à la marchandise...
Peut-être serions-nous plus tranquilles. Peut-être le Président de la République serait-il moins injurié – moi aussi, Léa Salamé également. Cependant, il s'agirait d'une tranquillité superficielle et artificielle, comme un couvercle de plus posé sur la marmite France.
Je terminerai par une référence à mon copain Cavanna. Les pages les plus drôles de Bête et méchant sont sûrement celles où il navigue dans les sous-sols de la préfecture et du ministère de l'intérieur en tentant de démêler la pelote pour faire de nouveau paraître Hara-Kiri. Vraisemblablement, la femme du général de Gaulle, « Tante Yvonne », avait surpris ses petits-enfants en pleine lecture d'Hara-Kiri et avait demandé l'interdiction de la publication.
On y trouve cette phrase : « Interdisez, Marcellin, quoi, interdisez ! » – c'était le ministre de l'intérieur à l'époque. « Ohé, Oh ! Tu dors, Marcellin ? Interdis, mon gars, interdis, vingt dieux ! Tes vaillants petits boy-scouts brûleurs de journaux sur la place publique ne peuvent pas se taper tout le boulot. Donne-leur un coup de main, Marcellin. »
Lui ferraillait contre Marcellin ; je ne voudrais pas l'imaginer aujourd'hui bataillant contre des 0 et des 1 !