Nous sommes tous d'accord avec l'objectif de la présente proposition de loi : il est indispensable de lutter contre la haine sur internet. Je tiens, madame Avia, à dire solennellement – et n'y voyez pas là un effet de style – , que, puisque vous avez été vous-même concernée par ce phénomène, nous serons toujours à vos côtés, de même que nous serons aux côtés de quiconque dans cet hémicycle ou ailleurs sera victime d'attaques de ce genre. Ma collègue Danièle Obono l'ayant été elle aussi, il nous faudra savoir trouver les mots justes, en évitant, malgré la passion qui nous anime, de nous blesser, car nous touchons là à des questions extrêmement sensibles.
Vous faites le constat d'une augmentation de la diffusion des contenus dits haineux sur les réseaux sociaux. Il est vrai que, trop souvent, Facebook – pour ne citer que le plus connu d'entre eux – est l'endroit où triomphent ceux qui fabriquent des « Facebook émissaires ». Nous savons de qui il s'agit.
Le sujet n'est toutefois pas aisé à traiter. Il est même d'une sensibilité extrême, en raison des enjeux qui y sont attachés. Il s'agit, comme nous l'a dit avec raison M. le secrétaire d'État, d'un exercice d'équilibriste, qui met dans la balance plusieurs des libertés fondamentales qui sont à la base de notre République. Il convient en effet de concilier la défense de la liberté d'expression, la place du juge et la nécessaire protection contre les discours propageant la haine et la xénophobie.
J'irai à l'essentiel : nous sommes en profond désaccord avec les solutions et les moyens que vous proposez. Outre le fait qu'elles vont à l'encontre des valeurs fondamentales de notre République, ces solutions seront inefficaces pour combattre le phénomène que vous dénoncez.
Par ce projet, vous entendez en réalité confier de nouvelles responsabilités aux plateformes en ligne. En ce sens, votre texte est fidèle à la philosophie générale qui guide vos actions et vos lois : moins de contrôle public, une plus grande confusion entre ce qui relève de l'intérêt général et ce qui relève des intérêts privés.
Les entreprises de la toile seront dans l'obligation de retirer les propos, images ou vidéos « manifestement haineux ». Il s'agit, ni plus ni moins, d'une privatisation des contrôles, par la sous-traitance de la justice aux grands opérateurs privés – j'entends par là Google, Facebook, Amazon et bien d'autres plateformes et entreprises. Suivant en cela le modèle d'économie que vous préconisez, il s'agit de placer la régulation de l'internet dans la main invisible du marché.
Ne laissons pas ces plateformes influer davantage encore sur le fonctionnement de notre démocratie. Soyons lucides : Facebook est né d'une discrimination sexiste – lorsque Mark Zuckerberg l'a créé, en 2003, il s'agissait de classer les filles de son université suivant qu'elles étaient « hot » ou « not ». C'est de la tentative d'un geek de régler des problèmes manifestement personnels qu'est né ce réseau social. Et il reviendrait à de telles personnes de décider du contenu qui peut être publié sur les réseaux sociaux ? Quelle ironie ! Ce n'est pas au privé de décider de cela.
Supprimer un propos, aussi violent soit-il, est un acte « particulièrement radical » – ce n'est pas nous qui le disons, c'est le Conseil d'État. Dans une démocratie, une décision aussi importante doit revenir à la justice. Elle seule est légitime pour censurer un propos, une analyse ou une critique, en laissant le temps de la réflexion et du débat contradictoire. La protection de nos droits fondamentaux repose sur l'équilibre des pouvoirs démocratiques. Avec votre proposition de loi, vous bousculez la tradition de liberté d'expression héritée de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Votre logique met à mal le rôle du juge et les garanties qui l'entourent. Pour notre part, nous refusons catégoriquement de confier à une autorité administrative des pouvoirs qui relèvent de l'autorité judiciaire ; cela ne permettrait pas d'assurer aux parties le respect du principe fondamental d'équité du procès. Dans le cadre de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, la loi contre les fake news, vous avez déjà donné des pouvoirs accrus au Conseil supérieur de l'audiovisuel, instance qui, à nos yeux, n'est pas assez indépendante pour assumer de telles responsabilités – je ne développerai pas, faute de temps.
La raison en est connue : vous sacrifiez un contrôle public et rigoureux pour économiser des moyens. En effet, un juge coûte cher, et en recruter pour assurer de nouvelles missions coûterait beaucoup plus cher. Au 1er janvier 2018, notre pays comptait 8 537 juges, soit 10 pour 100 000 habitants : c'est deux fois moins que la moyenne européenne et quatre fois moins qu'en Allemagne. Les plateformes, en revanche, ne vous coûtent rien, mais elles coûtent beaucoup à nos concitoyens, du moins à ceux qui sont attachés à la liberté d'expression.
Pourtant, il est possible de concilier la défense de la liberté d'expression et la nécessaire protection contre les discours haineux. Cet équilibre est prévu par notre Constitution. C'est au pouvoir judiciaire, garant des libertés, de l'assurer. Revenir sur cette prérogative, c'est ouvrir les portes à l'arbitraire et à la censure, c'est remettre en cause le pacte républicain lui-même.
En plus de contourner, voire de piétiner une institution fondamentale de notre République, vous ouvrez la porte, comme le soulignait la précédente oratrice, à une censure préalable, sur laquelle vous aurez peu de contrôle. Que feront les opérateurs privés ? Que font-ils en Allemagne, depuis qu'une loi similaire, que vous citez dans l'exposé des motifs et dont vous vous inspirez, a été adoptée ? De la censure a priori ! Depuis son entrée en vigueur le 1er janvier 2018, le bilan de la loi allemande dite NetzDG est mitigé. En application de ce texte, Facebook et Twitter n'ont retiré qu'un nombre réduit de contenus haineux. Dans 80 % des cas, en moyenne, les demandes de retrait ont été rejetées.
De surcroît, le traitement des demandes s'effectuera dans des conditions douteuses. Les algorithmes étant, de l'aveu même des opérateurs, incapables de filtrer avec assez de précision les contenus, ce seront souvent des salariés qui auront à faire cela depuis des « fermes à clics » implantées à Madagascar ou en Malaisie, sans toujours comprendre les traditions démocratiques des pays concernés.
J'ouvre une parenthèse : la tradition française d'anticléricalisme, de critique des religions, qui doit être préservée, dans le respect de la liberté et de la loi, est totalement inenvisageable dans d'autres pays. Nous touchons là à des sujets très sensibles. Il existe un risque que ces outils soient mis entre les mains de personnes susceptibles de les balayer, en pratiquant une censure a priori bien difficile à justifier.
La multiplication des motifs de blocage incite à un « surblocage » qui accroît les possibilités de censure par les plateformes privées.
Quels propos seront concernés ? Nous revenons aux zones grises évoquées tout à l'heure. Les violences policières seront-elles considérées comme des contenus haineux et interdits de diffusion ? Ce sont là de graves questions. Sous prétexte d'éviter les amendes, les plateformes interdiront-elles la publication de manifestations ou de témoignages de gilets jaunes, comme nous l'avons vu récemment ?