Je voudrais vous remercier, Monsieur le président, de me donner l'occasion de vous présenter la composante océanique de la dissuasion. Il me semble que la dernière fois c'était déjà il y a cinq ans. Avec votre autorisation j'évoquerai tout d'abord, à partir de la revue stratégique de 2017, l'état du monde puis la FOST en elle-même, son évolution, son fonctionnement, ses fondements. Enfin, j'aborderai quelques paradoxes qu'il est bon de connaître.
Nous vivons dans un monde multipolaire qui se caractérise par une grande instabilité et une grande imprévisibilité. Cet environnement stratégique voit s'affirmer des puissances globales ou régionales qui n'hésitent pas à recourir aux rapports de force pour gérer leurs différends. En parallèle – et je pense que Nicolas Roche vous l'a détaillé – nous assistons à un accroissement des arsenaux militaires surtout dans l'hémisphère nord et plus particulièrement en Asie, où l'on observe des taux de croissance des dépenses de défense de 8 % à 10 % par an au cours des dix dernières années. Tous les domaines sont concernés : les armements sophistiqués mais aussi les forces nucléaires. Enfin, la prolifération des armes de destruction massive qu'elles soient biologiques ou chimiques, mais également nucléaires, persiste encore.
C'est dans ce contexte que le président de la République a décidé le maintien de notre stratégie de dissuasion nucléaire et le renouvellement de ses deux composantes, océanique et aéroportée. Je reviendrai plus tard sur ce que dit la loi de programmation militaire (LPM) de l'avenir de la dissuasion océanique.
Mais tout d'abord, qu'est-ce que la FOST ? La FOST, c'est essentiellement aujourd'hui quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) – c'était six au plus fort de la guerre froide – auxquels il convient d'ajouter six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA). C'est aussi deux bases : l'Île Longue et Toulon. La base sous-marine de Lorient a été fermée dans les années 1990 avec la disparition des sous-marins diesel. C'est aussi deux centres opérationnels, les COFOST, l'un est à Brest, dans les souterrains sous la préfecture maritime, et l'autre à Lyon Mont-Verdun colocalisé avec celui des forces aériennes stratégiques. C'est enfin quatre stations de transmissions bien réparties sur toute la France. La FOST, c'est la traduction de la stricte suffisance qui s'applique aux armes, aux porteurs, aux SNLE et aux infrastructures.
Comment fonctionne la FOST ? La FOST assure depuis novembre 1972 la permanence à la mer. Depuis maintenant plus de 46 ans, nous avons conduit 504 patrouilles et vous étiez, Monsieur le président, à bord pour le début de la 505e. Nous avons donc actuellement un SNLE à la mer, dilué dans l'immensité des océans. La durée des patrouilles opérationnelles est de l'ordre de 70 jours. Un second SNLE peut appareiller sous très faible préavis. Il s'agit de celui qui vient de rentrer, ou de celui qui est en entraînement à la mer et qui s'apprête à remplacer le SNLE dilué. Il est donc possible de facilement doubler la permanence à la mer sur ordre du président de la République si la situation opérationnelle l'exigeait. Le troisième SNLE est en indisponibilité pour entretien périodique. Cet arrêt technique dure environ sept semaines. En quelques jours, ce SNLE peut être rendu disponible, là aussi si la situation le demandait. La posture c'est donc un SNLE dilué, un à très court terme et un autre à court terme. Trois SNLE sont donc toujours placés dans ce que nous appelons le cycle opérationnel. Chacun de ces trois SNLE est doté d'un lot de seize missiles et chaque missile emporte jusqu'à six têtes nucléaires. Le quatrième SNLE est en entretien majeur. Tous les dix ans, il faut, au cours de cet arrêt technique qui dure deux ans, débarquer puis rembarquer le coeur nucléaire du réacteur, inspecter en détail la coque, traiter les obsolescences et conserver l'avantage en discrétion acoustique, notamment du fait de l'usure du bateau et des meilleures performances des moyens de détection. Quatre est donc le nombre minimal pour permettre avec certitude de disposer à tout instant d'au moins un SNLE dilué à la mer.
Pourquoi ça marche ? Tout d'abord, pour concevoir, entretenir et réparer ces bâtiments, il faut disposer de la capacité industrielle nécessaire. Un SNLE c'est un million de pièces. C'est avec la navette spatiale, l'objet le plus complexe réalisé par l'homme. En comparaison, un Airbus c'est environ 80 000 pièces. De plus dans un espace confiné et à plusieurs centaines de mètres d'immersion doivent cohabiter : une centrale nucléaire, un pas de tir de lancement multiple, des torpilles tactiques et des missiles balistiques intercontinentaux. Sur un SNLE il y a une forte concentration de risques.
Ensuite, il faut garantir la crédibilité opérationnelle. Là, ce sont les SNA qui permettent de démontrer nos savoir-faire, la qualité de nos équipages et de nos bateaux. Ils participent à de nombreux exercices et se confrontent très régulièrement à des forces aéronavales françaises et étrangères. Les SNA sont la vitrine des SNLE qui, par nature, restent à l'écart de ces activités.
Il faut également être lisible, c'est-à-dire connu et compris. C'est une des raisons de ma présence ici ce matin. La permanence à la mer, qui demande bien des efforts tant aux industriels qu'aux marins, manifeste notre détermination, notre engagement. Elle est complétée par la permanence de l'alerte de la composante aéroportée. Pour dissuader en toutes circonstances il faut disposer d'un outil souple d'emploi. Et c'est bien la complémentarité des deux composantes qui le permet. La visibilité de la composante aéroportée à partir de nos bases aériennes ou du porte-avions est essentielle à la conduite du dialogue dissuasif qui accompagne la gestion d'une crise. La composante aéroportée apporte également un système de pénétration à très basse altitude complémentaire de celui des missiles balistiques qui pénètrent à des vitesses hypersoniques à la verticale de l'objectif.
Enfin, la dissuasion française est 100 % française. Les avions, les sous-marins, le réacteur, les torpilles, les missiles, les stations de transmissions à terre, tout est national. C'est à la DGA et à la direction des applications militaires du CEA de veiller sur cette précieuse base industrielle et technologique de défense (BITD). Une dépendance technologique dans ces domaines pourrait se traduire par une dépendance stratégique, et donc une liberté d'actions moindre.
Venons-en à quelques paradoxes. Le premier des paradoxes, c'est que le SNLE est un objet très compliqué qui navigue en toute autonomie, avec un équipage dont la moyenne d'âge est de 29 ans seulement. On dénombre plus de trente-cinq métiers à bord d'un SNLE. Il faut produire de l'électricité, de l'eau potable pour les marins et très pure pour le réacteur. Il faut régénérer l'atmosphère et donc produire de l'oxygène et éliminer les polluants dont le gaz carbonique. Il faut nourrir et parfois soigner les 110 membres de l'équipage. Il faut conduire des opérations, détecter, analyser, classifier les menaces et si nécessaire les détruire. C'est donc une quarantaine de compétences qu'il va falloir réunir au sein de chaque équipage. J'ai besoin d'experts dans des domaines aussi différents que l'atome, la mécanique, l'électricité, l'acoustique, l'électronique, l'informatique, la santé, les métiers de bouche. À ces marins, il va être demandé d'opérer seuls et sans aucun soutien extérieur. À l'époque de la généralisation du télé dépannage c'est totalement anachronique. Mes sous-mariniers doivent à la fois conduire des installations et savoir les réparer. Le médecin du bord, par exemple, est à la fois un urgentiste qui sauve une personne et un spécialiste qui ensuite le traite dans la durée et le guérit. On a la même chose dans tous les métiers.
Un SNLE doit être très endurant et très résilient. À la mer, il n'aura aucun contact avec la terre. Il recevra des informations de la terre pour la conduite de ses opérations : du renseignement, des données d'environnement ; mais il ne peut émettre au risque de compromettre sa discrétion et donc son invulnérabilité. Un SNLE appareille seulement avec la compétence de son équipage, un lot important de pièces de rechange et, pour les installations les plus sensibles, quelques redondances. ALFOST s'engage à chaque départ sur l'état réel du sous-marin, à l'issue d'une première plongée où tous les systèmes sont testés.
La compétence de mes sous-mariniers s'acquiert progressivement. Je dispose pour cela de deux écoles de navigation sous-marine, l'une à Toulon, l'autre à Brest. Puis, tout au long de leurs carrières, les sous-mariniers progressent en expertise, suivent des formations spécialisées chez nos industriels ou à l'école du génie atomique, par exemple, pour les atomiciens.
Les forces sous-marines sont un excellent ascenseur social, très efficace. Le monde civil recrute nos « jeunes retraités » après 18 à 20 ans de service et plus de 20 000 heures de plongée, soit l'équivalent de trois années sous l'eau. Le SNLE et ses missions sont éprouvants : il faut être jeune pour servir sur ces bâtiments. On rencontre des pilotes de tout juste 20 ans qui manoeuvrent seuls un sous-marin de 14 000 tonnes en agissant sur les barres de direction et de plongée. Et chacun à bord leur fait confiance. Il faut deux ans pour recruter et former un pilote. Il en faudra huit pour un maître de central qui est responsable de la sécurité plongée à la mer et vingt et un ans pour un commandant de SNLE. Ce sont ces équipages, sur lesquels repose une grande part de la crédibilité de notre dissuasion, qui sont ma première préoccupation. Il nous faut recruter et fidéliser des jeunes qui acceptent de servir la France au sein des forces sous-marines. C'est-à-dire des jeunes qui acceptent de s'isoler du monde pendant plusieurs mois alors qu'ils sont issus d'une génération hyperconnectée. Chaque année, je recrute environ 300 jeunes, dont une majorité par l'école de Maistrance (autour de 200). Afin de nous faire mieux connaître, nous proposons des stages de BTS au sein de nos bases à terre. Chaque équipage est également jumelé avec un lycée bien ciblé pour y présenter ses métiers. Mais nous constatons trop souvent que les Français ne connaissent pas assez leurs forces sous-marines.
Le deuxième paradoxe, c'est que le SNLE est un objet invulnérable, indétectable, mais que tout le monde voit dans la rade de Brest. L'invulnérabilité est le fruit de plusieurs facteurs. Tout d'abord, le savoir-faire des équipages et du commandant qui savent comment se diluer, comment disparaître dans l'immensité des océans, comment trouver des eaux chaudes, des eaux froides, des ruptures dans l'environnement qui permettent de disparaître. Ensuite, les profondeurs des océans sont le dernier milieu opaque. L'espace est assez transparent lorsque vous disposez des moyens de l'observer, les airs et la surface de la terre également. Pour disparaître dans le milieu opaque des océans, il suffit d'être très discret, et la discrétion intrinsèque de nos SNLE est comparable à celle du bruit de fond des océans. Ensuite, il faut être mobile afin que personne ne puisse savoir où chercher. Un SNLE, pour rester discret, se déplace assez lentement, mais peut, en moins de trois jours, avoir déjà disparu dans un espace de la taille de la France, et en sept jours dans un espace comparable à celui de l'Europe. C'est cette invulnérabilité qui permet au SNLE de garantir la capacité de frappe en second, en toutes circonstances. Autre avantage : la disponibilité d'un SNLE est permanente et immédiate. Le SNLE est totalement autonome. Le nombre de ses missiles lui donne la capacité d'exercer des dommages inacceptables.
Seulement, avant d'être dilué, le SNLE doit appareiller de l'Île Longue. La manoeuvre est longue, il faut « chenaler » dans la rade de Brest puis dans le goulet étroit pour accéder à l'Iroise. Il faut mettre à l'eau une antenne linéaire remorquée, puis s'éloigner en surface vers les grandes profondeurs. Bien sûr, le SNLE est alors protégé par des fusiliers marins à terre sur les sentiers côtiers et à la mer avec des embarcations rapides, dans les airs aussi avec un hélicoptère. Une fois parvenus dans les grands fonds, les moyens aéronavals d'escorte blanchiront la zone de plongée et permettront au SNLE d'initier ses manoeuvres de dilution. La cinématique du départ restera une phase de grande vulnérabilité. C'est la raison pour laquelle la mission de dissuasion repose sur le ou les SNLE dilués en permanence en haute mer. Aujourd'hui, nous avons un sous-marin qui s'entraîne : il n'a pas la responsabilité de la mission qui appartient à celui qui est déjà en patrouille.
Autre paradoxe : le sous-marin est invulnérable, donc en plongée mais il doit être capable de recevoir à tout moment l'ordre donné par le président de la République. La faculté de pouvoir rester en plongée pendant plus de 70 jours nous est offerte par la propulsion nucléaire, qui permet de s'affranchir totalement du dioptre, c'est-à-dire d'éviter de devoir percer la surface : elle est donc primordiale pour conserver l'invulnérabilité. Aujourd'hui, les radars des avions de patrouille maritime font la différence entre un déchet qui flotterait en surface et un périscope à 120 voire 130 kilomètres. Recevoir discrètement l'ordre en immersion nous impose de nous affranchir des ondes satellitaires ou hertziennes des gammes habituelles, qui nécessitent de sortir une antenne à l'air libre pour les recevoir. Ce sont les ondes VLF et LF très basses en fréquence qui vont être utilisées car elles pénètrent de quelques mètres sous l'eau. Il y a cependant deux contraintes : pour générer ces fréquences, il faut des stations immenses qui s'étendent sur plusieurs centaines d'hectares et des antennes de plusieurs centaines de mètres de hauteur. La France dispose de quatre stations de ce type (au nord de la Bretagne, en région parisienne, dans la région de Bourges et une autre du côté de Carcassonne) on les surnomme souvent la troisième composante, tant elles sont essentielles à la réalisation de la mission. La seconde contrainte est le débit accessible à ces fréquences : il est très faible. L'information transportée va donc demander un important travail de préparation en amont pour être très concise. C'est au centre opérationnel, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, que des équipes se relaient pour synthétiser la totalité des informations de renseignements dont dispose la France et qui sont nécessaires au commandant de SNLE pour construire sa manoeuvre.
Afin de garantir la sécurité de son SNLE, le commandant doit avoir toute latitude pour la construire en fonction des données géostratégiques du moment. Il manoeuvre pour éviter les menaces. La portée de ses missiles intercontinentaux lui ouvre des espaces immenses de déploiement où il peut rester en mesure de pouvoir tirer ses armes. ALFOST ne connaît pas la position de ses SNLE. Ce n'est qu'au retour de mission que tous les paramètres de la patrouille seront analysés et évalués. Pour le commandant de SNLE, une patrouille c'est une liberté totale pour la conduire, et ensuite beaucoup de comptes à rendre. Ainsi en opérations, il est le seul à connaître sa position.
Autre paradoxe : l'Île Longue est un endroit très protégé, où pénètrent chaque jour 2 000 personnes dont 1 500 civils issus d'une vingtaine d'entreprises. L'Île Longue doit relever le défi industriel de la maintenance. La chaîne d'entretien fonctionne en continu toute l'année. Il faut toutes les sept semaines environ redonner à un SNLE le potentiel nécessaire pour une disponibilité d'environ cinq mois. En parallèle, l'outil industriel et les infrastructures doivent eux aussi être entretenus et rénovés. La base est opérationnelle depuis les années 1970, elle a subi plusieurs évolutions, certaines pour prendre en compte l'évolution des sous-marins et de leurs systèmes d'armes dans le respect des normes de sécurité, d'autres tout simplement pour traiter des obsolescences. Il faut donc, à l'Île Longue, coordonner les chantiers du court terme avec ceux du long terme, tout en répondant aux impératifs de disponibilité imposés par la tenue de la posture et aux exigences de protection. Enfin, la composante océanique est une composante à part de la marine mais qui pèse sur son organisation. Au même titre que le porte-avions, le SNLE est un objet qui « tire vers le haut » l'ensemble de la marine et qui, pour fonctionner, a besoin de l'ensemble de la marine. Je l'évoquais précédemment, les opérations de la FOST pour soutenir le déploiement des SNLE – en fonction de la situation dans nos approches, de la menace en haute mer – peuvent engager plusieurs SNA, plusieurs frégates anti sous-marines, des avions de patrouille maritime et des chasseurs de mine. La FOST ne peut donc fonctionner sans le concours de l'ensemble des composantes de la marine. Symétriquement, si la marine excelle dans le domaine de la lutte anti sous-marine, c'est en grande partie à la composante océanique qu'elle le doit. Au-delà des tactiques de la lutte anti-sous-marine (ASM), on peut dire que si la France sait exporter des sonars modernes et très performants, c'est en très grande partie à la dissuasion qu'elle le doit aussi. Bien sûr, il n'y a pas que le domaine ASM qui est concerné. Toutes nos compétences dans le domaine des sous-marins sont tirées par la dissuasion.
La LPM en cours prévoit, pour la composante océanique, la livraison des quatre premiers SNA de type Suffren, la commande du sixième et, pour les SNLE, la mise en service du missile M51.3 ainsi que le passage en phase de réalisation du programme SNLE 3G en 2020. Nous sommes très concernés également par le programme SLAMF, le système de lutte anti-mines marine futur, pour remplacer les chasseurs de mines, par l'évolution de la cible des ATL2 rénovés, qui est portée à dix-huit appareils, et par la consolidation de la composante frégates. Dans le domaine capacitaire, mon attention se porte sur les calendriers de livraison. Tout a été optimisé et les retards, lorsqu'ils ont lieu, sont à l'origine d'importants problèmes d'organisation. En d'autres termes, ils peuvent désoptimiser le système.
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, telles sont mes réflexions d'experts de la composante océanique et je suis prêt à répondre à vos questions.