Intervention de François Cornut-Gentille

Réunion du mercredi 19 juin 2019 à 9h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Cornut-Gentille, rapporteur spécial :

Les enjeux financiers du dossier que je vais présenter ne sont pas énormes. C'est en le replaçant dans la perspective du travail que je mène en tant que rapporteur spécial depuis quelques années déjà que l'on pourra saisir les véritables enjeux.

Tout a commencé par un rapport sur les opérations extérieures (OPEX) commandé par la commission des finances du Sénat à la Cour des comptes. Une partie de ce document, consacrée au transport stratégique, a attiré mon attention. La Cour des comptes parlait d'« anomalie », et ce terme, lorsqu'il est employé par la Cour, attire effectivement l'attention. Les magistrats ne s'expliquaient pas l'impossibilité de rendre compte clairement des coûts de transport.

Cela m'avait incité à engager un premier travail sur le transport stratégique – c'est-à-dire le transport des matériels et des hommes entre la métropole et les théâtres d'opérations. Mon rapport mettait en exergue deux points principaux : d'une part, une très forte dépendance de nos armées à l'égard de moyens russes et ukrainiens, ce qui me paraissait poser un problème d'un point de vue stratégique et diplomatique ; d'autre part, de graves défaillances tant sur le plan juridique que sur le plan financier.

Ces éléments ont été jugés suffisamment sérieux pour entraîner la saisine du parquet national financier par la Cour des comptes et par la ministre elle-même. Une enquête est en cours sur ces questions soulevées en 2017. J'ajoute que la ministre avait également saisi le contrôle général des armées.

Plusieurs acteurs civils et militaires m'ont incité à prolonger ce travail en abordant les transports dits « intra-théâtres », en l'occurrence le théâtre de l'opération Barkhane.

La Cour des comptes vous a présenté le 12 mars dernier l'enquête qui lui avait été demandée. J'ai souhaité compléter ce travail en essayant d'aborder deux questions : d'une part, la qualité de la réorganisation en cours, puisque le ministère s'y était engagé à la suite du travail du contrôle général des armées ; d'autre part, ce qui reste encore à accomplir.

Si le rapport d'information traite de différents sujets – parmi lesquels le transport terrestre – c'est le transport aérien qui constitue le sujet le plus délicat. La Cour des comptes a souligné la très grande complexité des contrats en la matière. Faute de maîtriser de grandes quantités de données, notamment techniques, les commissaires des armées qui les concluent peuvent passer à côté d'un certain nombre de choses.

En plus de l'inexpérience des commissaires, la Cour a mis en exergue les pressions très fortes qui s'exercent sur le terrain et qui peuvent biaiser les contrats, ainsi que l'insuffisance des contrôles internes.

Enfin, la Cour a soulevé la question de la sécurité des vols. Sur ce dernier point, j'ai constaté qu'en un an le travail entrepris par le ministère a produit des résultats. A notamment été mise en place une expertise préalable qui aide les commissaires à attribuer les contrats et à les reformuler. C'est une disposition très utile qui les laisse moins seuls face aux difficultés du terrain. L'appui apporté par la métropole pour améliorer l'encadrement juridique et les contrôles internes constitue une avancée incontestable. Je rappelle que plusieurs accidents s'étaient produits, faisant neuf morts en deux ans, ainsi que des incidents qui auraient pu être mortels. Le ministère a pris la mesure du danger et a dépêché un audit – le Safety Audit, dont il est question dans le rapport – qui a permis d'améliorer considérablement le contrôle des avions des sociétés avec lesquelles travaillent nos armées. Un certain nombre d'appareils défectueux ont ainsi été écartés.

Il y a donc une prise en compte réelle et positive des problèmes juridiques d'abord, des problèmes de sécurité ensuite. Néanmoins, un certain nombre de sujets demeurent, y compris en matière de sécurité.

Tout d'abord, le ministère a donc délégué cette mission d'audit à une structure dénommée Organisme pour la sécurité de l'aviation civile (OSAC). Je n'ai rien à redire sur la qualité du travail de cette société. En revanche, sa structure juridique soulève des questions. Il s'agit en effet de la filiale d'une société anonyme dont le capital est détenu par une association dont nous ne pouvons pas connaître les membres. S'agissant d'un organisme exerçant mission régalienne, c'est tout de même problématique. Qui sont ses membres ? Sont-ils impliqués dans le transport aérien ? Y a-t-il des conflits d'intérêts ?

Autant je pense que les questions ont été prises à bras-le-corps, et il faut le saluer, autant il me paraît y avoir ici un risque juridique qui n'est pas purement théorique. Parmi les personnes que j'ai auditionnées, certaines dénoncent des conflits d'intérêts. À tort ou à raison, je n'en ai aucune idée, mais l'État doit exercer une vigilance juridique. La sécurité aérienne est une mission véritablement régalienne, une des missions centrales de l'État. Elle ne devrait pas être déléguée.

Bref, nous constatons une véritable avancée en matière de sécurité, mais une forte interrogation juridique demeure.

Je voudrais également insister sur deux risques à peine évoqués par la Cour des comptes mais qui me paraissent très graves.

Le premier est le risque de sécurité – non plus au sens de la sécurité aérienne, mais au sens de la confidentialité. Car ces transports intra-théâtres peuvent être confiés à des sociétés susceptibles de recueillir, de façon directe ou indirecte, des informations sur le mode opératoire de nos armées et sur leur activité – des informations qui peuvent intéresser beaucoup de monde ! En outre, ces sociétés sont parfois amenées à transporter nos forces spéciales, donc à avoir connaissance des noms de leurs membres, alors que ces noms doivent normalement être protégés.

Le second risque est d'ordre « réputationnel ». Quand on examine les sociétés auxquelles les armées ont recours, leur structure, leur personnel, on peut avoir des doutes sur leurs activités. Pour certaines, d'ailleurs, il y a plus qu'un doute : elles sont mises en cause dans des trafics ou dans d'autres activités répréhensibles. Le fait, pour nos armées, de travailler avec ces sociétés ne soulève-t-il pas à tout le moins un problème d'image ?

En réalité, ces questions de confidentialité et d'image me paraissent assez lourdes. Il faut saluer la réorganisation qui est en cours, mais, si elle s'arrête là, elle n'est pas suffisante. Pour mener jusqu'au bout ce travail d'assainissement qui me paraît nécessaire, je formulerai trois suggestions.

La première concerne l'attribution du « confidentiel défense ». Dans sa conception, cette classification répondait à de tout autres préoccupations : il s'agissait de protéger des secrets au sein du ministère ou des industries d'armement.

Dans le cadre des externalisations, l'enjeu est très différent. Il faut donc repenser le confidentiel défense pour l'adapter aux marchés externalisés. J'ajoute que la direction de la sécurité et du renseignement de la défense fait très bien son travail, mais sans disposer d'une nouvelle définition qui me paraîtrait d'actualité sur ce sujet. Si on lui confie cette nouvelle mission, comme cela semble souhaitable, il faut la renforcer. Aujourd'hui, elle n'a pas tous les moyens nécessaires pour s'en acquitter. Quoi qu'il en soit, compte tenu de la nature des sociétés que j'évoquais tout à l'heure, il est indispensable de procéder à un renforcement de la classification « confidentiel défense » appliquée aux externalisations.

J'en viens à ma deuxième suggestion. Même si l'on ne peut tout mettre en patrimonial, il y a un effort à faire dans ce domaine. Pour nos forces spéciales, notamment, il faut des hélicoptères lourds, comme toutes les armées en ont. Ce ne serait pas un effort financier gigantesque et cela permettrait de remédier à une grande partie des difficultés. Cet effort patrimonial, en particulier sur les hélicoptères lourds, est du reste réclamé par le patron des forces spéciales.

Enfin, s'il est vrai que l'état-major a sensiblement amélioré les procédures et le cadrage juridique, cette amélioration restera formelle si les sociétés concernées continuent d'avoir un profil discutable ou douteux. Il faut donc favoriser une réorganisation du marché. À cet effet, je suggère que l'on fasse pour le transport tactique comme on est en train de procéder pour le transport stratégique : mettre en place des contrats-cadres qui permettraient de disposer d'un pool de sociétés que nous connaîtrions et avec lesquelles nous pourrions déclencher des contrats ponctuels en fonction des demandes des forces. Seraient posées quelques exigences : avoir son siège social en France, être employeur des équipages et, plutôt que de les recruter dans le monde entier, essayer de recourir à des réservistes opérationnels français. Sans doute faudrait-il aussi que ces sociétés soient propriétaires des avions utilisés, au moins en partie, et évidemment qu'elles soient habilitées au confidentiel défense. De telles mesures permettraient de rendre la situation beaucoup plus saine qu'actuellement.

Un dernier mot sur l'Économat des armées, qui est un intervenant assez important dans les OPEX. Le statut juridique de cet établissement est peu clair, puisque c'est à la fois une centrale d'achat et une quasi-régie. L'exercice de la tutelle par l'état-major est à mon avis insuffisant, tout comme le contrôle assuré par Bercy. Quant aux contrôles de l'Assemblée nationale, ils sont assez rares. C'est pourquoi je suggère de conférer à l'Économat des armées la qualité d'opérateur, ce qui donnerait une lisibilité budgétaire et permettrait de mieux observer ce qui s'y fait. Mon intuition – mais il faudrait sans doute que d'autres collègues étudient le sujet – est que la valeur ajoutée de l'Économat des armées est assurée dans ce qui est son coeur de métier, à savoir l'approvisionnement alimentaire de nos troupes. En revanche, quand l'établissement se lance dans d'autres types de marchés, je ne suis pas sûr que sa valeur ajoutée soit clairement démontrée. Il conviendrait donc de se réinterroger sur son rôle.

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