Cette mission d'information sur la prise en compte du développement durable dans la politique commerciale de l'Union européenne, en plus d'être d'une brûlante actualité, a été passionnante et très instructive.
Je partage l'essentiel des constats relevés dans le rapport dont notre collègue Patrice Anato vient de faire une présentation générale. Il y a néanmoins un certain nombre de points de divergences dans l'approche générale, l'analyse et l'interprétation sur lesquels je souhaiterais revenir.
Comme d'autres organisations internationales, l'Union européenne a, à partir de 2006, et essentiellement sous la pression de la société civile, présenté dans son discours et dans ses textes le « développement durable » comme un objectif de sa politique commerciale. Le terme est mentionné dans les traités européens. Mais derrière l'affichage, la réalité de cette prise en compte est plus que contrastée.
D'abord, le « développement durable » ne se comprend ni ne s'utilise de la manière par tous et toutes. Qu'est-ce que la durabilité ? L'Union européenne a en effet retenu une acception très restrictive de cette notion, qui fait l'objet de nombreux débats et controverses scientifiques. Deux conceptions majeures de la durabilité s'opposent en effet.
D'une part, le concept de « durabilité faible » ou « substituabilité », compatible avec les économistes néoclassiques, selon lequel il y a substitution de la ressource naturelle (le capital naturel) par la richesse créée (le capital artificiel). C'est la conception qui prévaut dans beaucoup d'organisations internationales (Nations unies, Banque mondiale) et dans l'Union européenne. En s'y conformant, quelques ajustements économico-techniques suffisent pour pouvoir continuer à produire et échanger comme nous l'avons fait jusque-là.
A contrario, selon l'approche de la « durabilité forte », soutenue notamment par les ONG et les économistes systémiques, le rythme de consommation des ressources renouvelables ne doit pas excéder le rythme de régénération de ces mêmes ressources ; le rythme de consommation des ressources non renouvelables ne doit pas excéder le rythme auquel des substituts renouvelables et durables peuvent être développés ; enfin, le rythme d'émission de pollution ne doit pas excéder la capacité de l'environnement à absorber et assimiler cette pollution. Dans cette hypothèse, le stock de capital naturel ne doit pas baisser.
L'aporie dans laquelle se trouve aujourd'hui le « développement durable » dans la politique commerciale de l'Union européenne s'explique en grande partie par le fait de l'approche de « durabilité faible » privilégiée par cette institution. Mais l'Union européenne est loin de prendre en compte de façon conséquente même ce très faible niveau d'exigence.
Cette mission a commencé il y a 6 mois. Ces 6 mois ont été aussi ceux où la question climatique a été au centre de l'attention médiatique, ceux du mois le plus chaud de l'histoire de l'humanité, des épisodes de folie par manque d'eau en Inde, du rapport de l'ONU sur le début de la 6ème extinction des espèces, et des mois de manifestation de la prise de conscience collective de l'urgence dans laquelle nous sommes, des marches climat aux grèves des jeunes inspirées par l'activiste Greta Thunberg.
Pendant 6 mois nous avons entendu les alertes des associations et ONG, unanimes sur les effets dévastateurs sur l'environnement, les droits humains et la santé des accords de libre-échange. Notre rapport en rend compte à de nombreuses reprises, et c'est important que nous puissions tous et toutes nous accorder sur ce constat.
Le commerce international présente un cadre contraignant qui biaise les dispositifs. En effet, comme nous l'expliquons dans le rapport, le cadre juridique international, et par extension européen, admet que l'on prenne en compte les exigences du développement durable mais à la condition que les mesures adoptées par un État soient conformes aux principes du commerce international, lesquels prévalent toujours.
Ce cadre mine donc d'avance toute tentative de protéger les intérêts sociaux ou environnementaux au motif qu'une telle protection constituerait une restriction déguisée au commerce international comme ce fut le cas pour l'Union européenne dans l'affaire dite du « boeuf aux hormones » pour laquelle elle a été condamnée par l'organe de règlement des différends de l'OMC en 1996.
Pour ce qui est d'évaluer les impacts de ces accords commerciaux, notre rapport montre bien que si, en théorie, cette évaluation est présentée comme cruciale, ce n'est pas vraiment le cas. Pour ne citer qu'un exemple, l'étude d'impact sur le développement durable de l'accord Union européenne-Mercosur était toujours en cours alors même que les négociations se sont conclues le 28 juin dernier.
Ainsi apparaît clairement l'hypocrisie d'une évaluation privée de tout moyen. Comme l'explique le rapport, nous avons mesuré à Brasilia quelle sera la difficulté, une fois l'accord commercial avec le MERCOSUR en vigueur, d'en mesurer les effets environnementaux dans ce pays immense, deux fois plus étendu que l'Union européenne, dont certaines parties – notamment en Amazonie – échappent largement au contrôle de l'État brésilien. En matière d'évaluation, la volonté ne suffit pas, il faut les moyens et ceux-ci font défaut.
Nous expliquons aussi comment le principe de précaution ne peut être protégé dans les échanges internationaux car il est ainsi de nature si ce n'est bloquer, du moins compliquer certaines négociations. C'est le cas notamment de celles avec le MERCOSUR puisque le Brésil ne veut pas d'une approche européenne qu'il considère comme une mesure protectionniste.
Les accords de libre-échange sont en outre destructeurs. Comme nous le notons dans le rapport, nous ne manquons pas d'alertes sur ces effets. Seulement personne ne les écoute, de même que personne n'a tenu compte des conclusions de la commission dite « Schubert » sur le CETA, pourtant commandée par le Premier ministre lui-même. À Brasilia, nous avons longuement écouté les représentants de la société civile détailler les conséquences qu'aurait une augmentation des exportations agricoles brésiliennes, notamment de viande bovine et de soja, dans le contexte politique actuel, pro-agrobusiness et anti- ONG : une accélération de la déforestation de l'Amazonie, la mise en danger des peuples tribaux protégés ou encore une pression accrue sur les travailleurs agricoles.
Ce rapport regorge également d'exemples de destruction de l'économie locale par la mise en place même de ces accords : c'est en particulier le cas de l'agriculture qui, avant d'être une source d'échanges entre les pays, est une activité essentielle à la vie de leurs habitants. Au Brésil, par exemple, des filières exportatrices, en particulier de viande bovine et de soja, coexistent avec une agriculture familiale protégée qui, pas plus que certaines filières européennes d'ailleurs, n'est en mesure de supporter l'ouverture des marchés promise par les négociations Union européenne-MERCOSUR.
On retrouve également dans l'intégralité des rapports de toutes les ONG spécialisées sur la question que les mesures visant à ne serait-ce que tenir compte du développement durable, entendu sous son acception la plus faible, ne sont jamais contraignantes. En somme, la prise en compte du développement durable est théorique et de façade.
Pourtant, si nous avons tous les deux suivi les mêmes auditions, parfois fait les mêmes constats, nous ne tirons pas du tout les mêmes conclusions. Le libre-échange est pour moi incompatible avec une prise en compte effective du développement durable. Ce qu'a révélé pour moi cette mission, c'est que d'une certaine manière ce rapport est dépassé. Mon engagement politique a commencé dans les années 2000. En 1999, à Seattle, l'alliance des mouvements altermondialistes et écologistes exprimaient déjà la détermination face à un système économique qui entraînait l'humanité vers un mur. L'association ATTAC alertait de la perte de souveraineté en matière écologique, sanitaire et sociale de l'Accord multilatéral sur les investissements, le (faux) AMI. C'était il y a 20 ans. Les 10 propositions a minima présentées à la fin de ce rapport, et auxquelles je souscris, qui sont, de mon point de vue très mesurées, auraient pu avoir du sens il y a 20 ans.
Aujourd'hui, à l'heure où le GIEC nous dit que nous avons 12 ans pour diminuer drastiquement l'extraction d'énergies fossiles si nous voulons avoir un espoir de freiner le réchauffement climatique et sauver l'humanité, l'effet d'« amélioration » découlant de ces propositions est trop largement insuffisant. La raison en est simple : les échanges internationaux sont justement une des premières cause des émissions de gaz à effet de serre, à leur tour principale cause du changement climatique. Comme indiqué par mes soins dans le rapport, ces propositions ne résoudront pas la contradiction fondamentale entre, d'une part, le primat donné à l'économie de marché et au libre-échange dans le système économique mondial actuel, et, d'autre part l'impérieuse nécessité de la préservation de l'écosystème humain qui doit prévaloir sur tout le reste. C'est la matrice même du commerce mondial qu'il faudrait changer pour permettre qu'un développement écologiquement soutenable et socialement durable ne soit pas seulement théoriquement « pris en compte » mais soit bien l'objectif central et prioritaire de toutes les politiques, à commencer par l'économie.
C'est d'ailleurs en creux, une des conclusions qu'on retrouve aussi sous la plume commune. En effet, il est indiqué que le fait que cadre juridique international soit aussi contraignant pour le développement durable est cohérent avec les fondements et les objectifs du commerce international. L'idéologie qui le sous-tend est, depuis l'origine, libre-échangiste et les experts en charge du commerce international (travaillent avant tout à supprimer les obstacles aux échanges, quels qu'ils soient et quels que soient les secteurs concernés. Cette idéologie est contraire par elle-même au développement durable :
– l'objectif d'un accroissement illimité des échanges internationaux de biens a pour corollaire l'augmentation parallèle des émissions de CO2 des transports maritimes et aériens sans lesquels ils ne sont pas possibles ;
– non seulement les émissions de CO2 sont accrues par le développement du commerce international mais les principes fondamentaux de son cadre juridique, comme la non-discrimination entre les producteurs nationaux et étrangers, empêchent largement la mise en oeuvre d'une politique visant à favoriser les circuits courts.
Qu'on en juge : plus de 90 % du commerce international des biens repose sur le transport maritime, parfois sur des distances considérables, notamment lorsque les biens concernés viennent de Vietnam, du Brésil voire d'Australie ou de Nouvelle-Zélande. Or, celui-ci figure parmi les activités les plus polluantes qui soient en raison de l'utilisation du fioul lourd pour la propulsion des porte-conteneurs. En effet, ce carburant non seulement émet du dioxyde de carbone – à hauteur de 2,5 % des émissions mondiales – mais également de l'oxyde de soufre et de l'oxyde d'azote, qui accélèrent la formation de particules fines et ultrafines très dangereuses pour la santé humaine. Or, selon l'OCDE les volumes de fret international vont être multipliés par quatre d'ici 2050 et, sans amélioration de la performance environnementale des navires, les émissions augmenteront d'autant. C'est d'autant plus inquiétant que l'Organisation maritime internationale (OMI), pourtant chargée de la mise en oeuvre du Protocole de Kyoto adopté en 1997, n'a rien fait jusqu'à l'adoption, enfin, d'objectifs de réduction des émissions de CO2 l'année dernière.
En effet, lors de la 72e session du Comité de la protection en milieu marin de l'OMI en avril 2018 a été approuvée, par les 171 membres de cette organisation, la stratégie de réduction des émissions du secteur du transport maritime, fixant un objectif chiffré de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 50 % d'ici 2050 par rapport à 2008. Cet objectif signifie en pratique que la plupart des nouveaux navires construits dans les années 2030 devront être « zéro émissions ». Il y a donc, dit le rapport, une « certaine contradiction » à soutenir, dans le cadre de la politique commerciale européenne, le développement durable alors même que l'objectif de celle-ci est avant tout d'accroître les échanges commerciaux avec des pays situés au bout du monde, comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, et, par conséquent, les émissions de CO2 et autres polluants des moyens de transport qui les rendent possibles.
Mais il y a plus qu'une « certaine contradiction » : il y a une contradiction tout court. Et pourtant nous n'en tirons pas les mêmes conclusions.
De mon point de vue, la conclusion logique, réaliste, raisonnable à tirer de cette mission, c'est qu'il est urgent de repenser notre système de production et d'échange. On ne peut pas continuer ce déménagement permanent du monde sans but ni raison écologiquement valables. Nous devons entièrement repenser, et planifier notre agriculture, notre économie dans le sens de la relocalisation, avec comme fil rouge l'impératif de la “règle verte”, qui devrait être le principe directeur de toutes nos politiques, en vertu duquel nous ne prélevons pas davantage sur la nature que ce qu'elle peut reconstituer, ni ne produisons plus que ce qu'elle peut supporter sur une année. Tout simplement.
Voilà la règle qui devrait être l'objectif et le critère d'évaluation de l'ensemble des politiques publiques de l'Union européenne, de la durabilité du développement, règle qui permettrait non seulement d'affirmer dans les textes, mais également de mettre en pratique, la priorité de l'intérêt général écologique sur les intérêts économiques particuliers, la seule à même de nous permettre de relever le défi qui est lancé à l'humanité par le changement climatique.
Comme le dit l'élue démocrate américaine Alexandria Ocasio-Cortez qui a déposé un projet de loi global de transition écologique (GreenNewDeal) : « nous serons tout ce que nous aurons le courage d'imaginer ». Enfermée dans le carcan du catéchisme libre-échangiste, aveuglée par les oeillères du dogme du tout-marché, l'Union européenne, telle qu'elle existe aujourd'hui, et ses gouvernements, passés et présents, sont incapables de faire preuve de ce courage et de cette imagination. C'est, au contraire, précisément, la voie que nous, à La France Insoumise, voulons tracer : celle d'un Avenir en commun.