C'est au chevet d'une presse en grande difficulté que le Parlement se penche aujourd'hui. Alors que nous actions tout à l'heure la création d'un droit voisin pour les agences et éditeurs de presse, c'est maintenant à la distribution de la presse que nous nous intéressons.
Nous entendons répéter depuis plusieurs années que le système de distribution de la presse vendue au numéro connaît une crise profonde et tous azimuts : vieillissement continu du lectorat, effondrement des ventes et des recettes liées à la diffusion comme à la publicité, déstabilisation de la principale messagerie de presse, Presstalis, réduction régulière et inexorable du nombre de points de vente. Les réformes n'ont pas permis le sauvetage escompté : malheureusement, la situation n'a guère évolué depuis l'entrée en vigueur de la loi de 2015 tendant à la modernisation du secteur de la presse. Entre 2007 et 2017, les ventes de quotidiens ont chuté de 56 %, quand celles des magazines reculaient de 53 %.
La situation de Presstalis est la triste illustration d'un système arrivé à bout de souffle, mais aussi de deux phénomènes bien français : une absence de contrôle et d'évaluation d'une part, un tempo inadapté d'autre part. En 2010 déjà, Presstalis était au bord de la cessation de paiement. Après l'échec du plan de restructuration élaboré la même année, la messagerie a fait l'objet d'un plan de sauvetage en 2012, assorti d'un projet de restructuration de la filière, puis d'un nouveau plan en 2018 – autant dire hier. Le rapport d'évaluation de la loi de 2015 rédigé par nos collègues Laurent Garcia et George Pau-Langevin rappelle pourtant qu'au cours des dix dernières années ce sont plus de 200 millions d'euros d'aide publique qui ont été versés à Presstalis dans le cadre du programme budgétaire 180, consacré à la presse, lors des projets de loi de finances successifs.
Or les difficultés de la distribution de la presse ne s'arrêtent pas là. L'ensemble des acteurs du secteur les subissent, des coopératives de presse, obligées d'être actionnaires des messageries de distribution, aux marchands de journaux qui ne contrôlent ni la quantité ni les titres qu'ils doivent vendre. Ces derniers nous alertent depuis des années sur leur absence de marge de manoeuvre et sur les pertes de chiffre d'affaires que leur cause notamment la concurrence des médias en ligne. Résultat : plus de 6 000 points de vente ont fermé entre 2011 et 2018.
Ces difficultés ne sont rien de moins que la conséquence d'un système de distribution souvent replié sur lui-même, qui a longtemps opposé un véritable déni aux évolutions du secteur et des pratiques du lectorat. Le paysage de la presse a en effet bien changé depuis 1947, année d'adoption de la loi Bichet. Il est bien moins homogène qu'à l'époque, marqué par la multiplication des magazines et par l'hétérogénéité des formes de diffusion : portage, abonnements postaux et voie numérique. Au sortir de l'après-guerre, les points de vente étaient au nombre de 80 000 ; on n'en compte plus aujourd'hui que 23 000.
Les mérites de la loi Bichet sont unanimement salués : elle permet à tout éditeur, quelle que soit sa taille, d'accéder à la distribution, favorisant ainsi une réelle diversité de l'offre de presse. Mais cette loi datant de 1947 devait impérativement être revue à la lumière des enjeux et du paysage médiatique actuels. L'avènement d'internet et de la presse numérique arrive en tête des transformations qu'il nous faut intégrer. Par son lectorat, le numérique détrône le papier. Ce sont 53 % des consultations qui concernent la presse numérique, dont 25 % sur support mobile, contre 47 % pour la presse papier. Pourtant, la presse numérique ne satisfait absolument pas aux mêmes exigences que la presse papier, que ce soit en termes de rémunération, de non-discrimination, de mise en valeur des médias d'information politique et générale ou de transparence. Aussi était-il urgent de lui étendre la régulation.
Le projet de loi traite ces enjeux de deux manières. Tout d'abord, il impose aux kiosques numériques de distribuer la presse d'information politique et générale. Ensuite, il induit une responsabilisation des agrégateurs d'information, tels Apple News ou Google News, qui seront soumis à une obligation de transparence quant à leurs choix éditoriaux et à leurs algorithmes. C'est un point fondamental. Reste à connaître la liste des acteurs concernés, qui sera fixée par décret. Nous serons vigilants sur ce point.
Le groupe Libertés et territoires souscrit pleinement au principe de responsabilisation des plateformes numériques. C'est la raison pour laquelle il a soutenu la proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse. La presse papier et la presse numérique doivent en effet être soumises aux mêmes exigences.
Aussi nécessaire soit-elle, la modernisation n'implique pas de revenir sur les fondements de notre système. Notre groupe s'oppose ainsi à toute mesure susceptible de contrevenir à un système coopératif. C'est grâce à ce dernier que nous avons réussi à garantir, jusqu'ici, l'équité et la solidarité. Un système coopératif et solidaire peut certes s'avérer plus coûteux, mais lui seul permet d'offrir à tout un chacun une presse libre et plurielle ; lui seul garantit une égalité de diffusion – et cela, si j'ose dire, n'a pas de prix. Il est donc impératif que les éditeurs continuent d'adhérer à une coopérative qui mutualise les coûts en organisant collectivement les moyens de distribution. Nous nous réjouissons donc que le système coopératif ait été sauvegardé dans le projet de loi, alors même que le rapport Schwartz de 2018, dont celui-ci s'inspire en partie, proposait de l'abandonner, et nous saluons le nouveau souffle donné au système par la possibilité offerte aux sociétés coopératives de confier la distribution des titres qu'elles regroupent à un tiers, même sans disposer d'une participation majoritaire au capital de ce dernier.
Autre aspect fondamental : la valorisation et la transparence, gages d'un pluralisme effectif au-delà des incantations, doivent faire l'objet d'une attention particulière. Nous regrettons que le Gouvernement ne soit pas allé plus loin sur cette voie, pour trois raisons principales.
Tout d'abord, au-delà de l'obligation de distribution de la presse d'information politique et générale, nous aurions souhaité des mécanismes permettant également de la valoriser, notamment sa diffusion numérique. C'est un enjeu clé de notre débat démocratique, tout particulièrement à une époque troublée par la défiance envers les médias et la politique. Aussi défendrons-nous un amendement visant à rendre plus visible et plus accessible la presse d'information politique et générale.
Ensuite, pour renforcer la transparence, donc le pluralisme, il nous paraît opportun d'ouvrir la CPPAP à de nouvelles composantes. Cette commission exerce un rôle fondamental, puisqu'elle est notamment chargée d'identifier les publications pouvant bénéficier d'allégements de taxes fiscales et de tarifs postaux, qui sont par conséquent assurées d'être distribuées. Elle est aujourd'hui composée de représentants de l'État et de professionnels de la presse. Son ouverture à d'autres acteurs serait le gage d'une transparence accrue. Nous proposerons un amendement en ce sens.
Enfin, la presse relève de notre souveraineté. Si l'ouverture du secteur à de nouveaux acteurs constitue une piste intéressante de modernisation et d'adaptation de la distribution de la presse, elle doit être strictement encadrée. Ainsi, nous soutiendrons un amendement visant à empêcher que ces nouveaux acteurs puissent être extra-européens.
Nous espérons sincèrement que le projet de loi apportera une solution aux difficultés de Presstalis. D'ici à 2023, et avec l'arrivée de nouveaux acteurs, qu'en sera-t-il ? Le dernier plan de sauvetage remonte à 2018, date à laquelle l'État a remis 90 millions d'euros sur la table. Cet investissement se fondait sur un modèle d'affaires que le calendrier de votre projet de loi a, je l'ai dit, heurté de plein fouet. Avez-vous conscience, monsieur le ministre, du fait que ce calendrier et les rumeurs qu'il a suscitées sur les possibilités d'ouverture, de reprise ou d'autres solutions ont gelé la situation et bloqué tout développement commercial de Presstalis ? Il s'est ensuivi une année blanche pour cette dernière, à laquelle il manque 100 millions d'euros de chiffre d'affaires à ce jour. Les chefs d'entreprise redoutent par-dessus tout l'absence de prévisibilité. En l'occurrence, les éditeurs qui prévoyaient de revenir au sein de la société s'en sont dispensés, tandis que d'autres l'ont quittée ou envisagent de le faire. L'État devra assumer toutes les conséquences de ce calendrier inadapté, notamment en matière d'accompagnement social, sans se dérober ni chercher de boucs émissaires.
Cela étant, le projet de loi va globalement dans le bon sens. Il modernise la distribution de la presse sans revenir sur les fondements de notre système. Il tend à mettre fin aux possibles conflits d'intérêts en confiant la régulation du secteur à une autorité unique, l'ARCEP. Pour que cette régulation soit efficace, il sera néanmoins indispensable que l'ARCEP soit dotée de moyens humains supplémentaires.
Le projet de loi donne aussi un second souffle aux marchands de journaux, qui profiteront d'une plus grande marge de manoeuvre dans l'assortiment – en dehors de la presse d'information politique et générale – et pourront proposer une offre tout à la fois diversifiée et plus adaptée à leur lectorat. Cette mesure répond à l'impératif de proximité et de liberté cher au groupe Libertés et territoires comme à l'ensemble de nos concitoyens. La même exigence doit s'appliquer à la presse papier. Soyons conscients, en effet, que la fermeture des points de vente mettrait à mal non seulement la pérennité de la filière, mais encore l'accès de nos concitoyens à l'information dans l'ensemble du territoire.
La liberté de la presse et de l'opinion n'existe que si tous les journaux et publications, de toutes tendances, sont présents et accessibles dans tout le territoire. À cet égard, nous saluons l'attention qu'accorde le projet de loi à la continuité territoriale de la distribution de la presse.
Mieux distribuer la presse pour mieux la sauver : telle est, en quelques mots, la proposition que vous nous soumettez, monsieur le ministre. L'objectif est ambitieux. Nous serons vigilants quant à sa mise en oeuvre, tout en reconnaissant qu'il est louable et que vous avez le courage de vous l'assigner. Toutefois, le projet de loi devra nécessairement être complété par une réorganisation de la filière. C'est pourquoi nous serons attentifs aux réponses apportées par le Gouvernement au projet de plan de filière présenté par les principaux éditeurs de presse d'information politique et générale.
Vous l'aurez compris, monsieur le ministre : si le groupe Libertés et territoires formulera des propositions pour l'améliorer, il n'en aborde pas moins favorablement un texte qu'il juge nécessaire.