Dans quelques semaines, cela fera deux ans que je suis en fonction. C'est l'occasion pour moi de dresser un bilan des opérations. Même si nous nous rencontrons hors discussion budgétaire, celles-ci constituent quand même l'essentiel et nous renvoient à la finalité de nos armées : porter les armes de la France partout où ses intérêts et ses valeurs sont à promouvoir ou à défendre, et partout où sa survie est en jeu.
Ces engagements opérationnels sont importants. Vous savez ce qu'ils coûtent – la mort de Cédric de Pierrepont et d'Alain Bertoncello nous l'a rappelé récemment. Ainsi que l'a indiqué le président de la République par une très belle phrase lors de l'hommage national, « une vie donnée n'est pas une vie perdue ». J'ai également retenu celle selon laquelle « un soldat, quand il meurt au combat, accomplit sa destinée ». La mort de Cédric de Pierrepont et d'Alain Bertoncello vient nous rappeler que cette destinée n'est pas ordinaire et que ce coeur de notre action, le service de nos armes, est exigeant. Il est donc très important, dans un cadre et une perspective qui, compte tenu de l'évolution géopolitique, ne verront pas le niveau d'engagement des armées françaises diminuer, que je puisse vous faire un point régulier sur nos opérations.
J'aborderai le sujet des opérations en trois parties : l'engagement de nos armées sur les différents théâtres ; les grandes tendances de la conflictualité ; la nécessité d'adapter nos armées à ces défis.
Je propose de dresser le bilan des opérations en cours par théâtre en commençant par évoquer notre engagement au Sahel. Vous savez que nous avions élaboré une stratégie globale fin 2017, laquelle a été confirmée lors de la revue d'octobre 2018. Elle est fondée sur des opérations successives, dans des zones données dans la boucle du Niger élargie, étant entendu que nous concentrons nos moyens successivement dans chacune de ces zones, et en appui de nos partenaires.
Au Mali, les opérations se sont intensifiées dans la première zone dans laquelle nous avons commencé à mettre en oeuvre cette stratégie à partir de fin 2017 – le Liptako. Afin de permettre l'engagement des forces armées maliennes et leur déploiement durable dans la zone que nous contribuons à reprendre, nous avons livré un poste à In Delimane l'an dernier et sécurisé la construction d'un poste à Anderanboukane au début de l'année, sur la frontière entre le Mali et le Niger.
Les conditions qui permettraient une bascule de l'effort dans une autre zone ne sont pas aujourd'hui réunies. Pour autant, nous préparons depuis le mois de janvier l'engagement futur dans le Gourma, qui est la zone contiguë au Liptako. Pour déclencher cet engagement, nous cherchons à encourager nos partenaires européens à s'engager dans une mission d'accompagnement et, dans une moindre mesure, de formation des forces armées maliennes dans le Liptako.
Ponctuellement, nous conduisons également des opérations de harcèlement dans le centre, à la demande et en appui des forces armées maliennes (FAMa), principalement par frappes aériennes. C'est ce qui a été fait à la fin du mois de novembre dernier contre la katiba Macina. Nous avons renouvelé ce mode d'action les 10 janvier et 23 février contre des points de regroupement de ce groupe armé terroriste.
Nous continuons également d'agir dans le Nord, sur des cibles à haute valeur ajoutée susceptibles de menacer la France et dont l'activité terroriste est responsable de tous les trafics.
Nous n'agissons bien sûr pas seuls. Barkhane se coordonne étroitement avec la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et les forces armées locales. En particulier au Niger, où après les attaques terroristes récentes qui ont provoqué des pertes lourdes dans la zone de Tilabéri, nous avons accentué les opérations conjointes contre l'État islamique au Grand Sahara (EIGS). Évidemment, nous sommes appuyés de façon constante par nos alliés américains, en matière de renseignement notamment. Au Burkina Faso, des opérations sont également menées avec les forces armées dans la région frontalière avec le Mali, où nous restons vigilants quant aux risques d'extension de la menace islamo-jihadiste. Notre manoeuvre dépend également de la capacité des États voisins que sont le Niger, le Bénin et le Burkina Faso et du partenaire important qu'est la Force conjointe G5 Sahel, en cours de montée en puissance – je pourrai répondre à des questions sur ce thème si vous en avez – à sécuriser les espaces frontaliers qu'utilisent les groupes armés terroristes pour se rétablir ou se réimplanter. Cette stratégie prendra du temps à produire des résultats durables. Pour autant, même si elle n'est pas suffisante, je considère que c'est la bonne stratégie et que nous sommes sur la bonne voie, quelles que puissent être les perspectives.
Quelles sont les perspectives en bande sahélo-saharienne ? Je pense que la sécurisation de la boucle du Niger prendra plusieurs années. Elle sera évidemment étroitement liée à la montée en puissance des forces partenaires et aux acteurs de la stabilisation. Elle dépendra aussi de l'investissement que les gouvernements, en premier lieu le Gouvernement malien, voudront bien consentir dans la région. En effet, les gains militaires enregistrés doivent être consolidés par des actions politiques et de développement socio-économique concrètes, synchronisées avec le tempo opérationnel. Nous nous y employons. Nous avons renforcé nos liens et notre coopération avec l'Agence française de développement (AFD). Je pense que cette action doit être plus ambitieuse encore, et que la synchronisation doit intervenir à un niveau international.
Le contexte actuel présente aussi de nombreux défis, comme l'action autonome de la Coordination des mouvements de l'Azawad au nord-Mali, les difficultés de la mise en oeuvre concrète de l'accord pour la paix et la réconciliation ou encore les négociations en cours autour du renouvellement du mandat de la MINUSMA.
Par ailleurs, la situation autour du lac Tchad ne s'améliore pas et demande sans doute un effort accru de la communauté internationale. J'observe au passage que chaque fois que l'on déplore l'aggravation de la situation ou son absence de règlement rapide, certains sont prompts à imaginer que le remède est en fait la cause du mal et que c'est peut-être la présence des forces internationales et des armées françaises qui contribue à dérégler la situation dans cette zone. Malheureusement, dans la région du lac Tchad, en particulier dans le nord du Nigeria, dans l'est du Niger ou dans le nord du Cameroun, cela n'est clairement pas la présence des forces occidentales ou internationales qui dégrade la situation. Celle-ci continue malgré tout à se dégrader de façon constante, appelant très rapidement, je pense, une réaction de la communauté internationale.
Enfin, le travail de la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) ou les actions bilatérales des Européens sont importants. Elles permettent de doter nos partenaires sahéliens de capacités militaires reconstruites et de les placer progressivement sur le chemin de l'autonomie, condition indispensable au succès de nos opérations et avant d'envisager, à plus long terme, notre retrait.
Je vous l'ai dit l'an dernier et je ne cesse de le répéter à tous ceux qui m'interrogent sur ces sujets : la complexité de la situation, l'aspect systémique de cette crise ainsi que son lien avec les enjeux démographiques ou environnementaux nous appellent à la patience stratégique. Il est nécessaire de regarder les choses avec lucidité et de maintenir notre effort avec constance. Je ne pense pas qu'il y ait d'autre solution.
J'en viens aux opérations aux Levant. Dans cette zone, vous le savez, la France inscrit son action dans celle de la coalition de l'opération Inherent Resolve formée par les États-Unis en 2014 à la demande du Gouvernement irakien. Les objectifs stratégiques militaires poursuivis sont la neutralisation de Daech, le renforcement des acteurs locaux et régionaux et la pérennisation de notre collaboration avec la coalition.
Le Gouvernement irakien reste fragilisé. Il doit relever le défi communautaire, tandis qu'en Syrie les zones de tension demeurent nombreuses dans un contexte régional instable.
Le dispositif Chammal – nom français de la participation à l'opération Inherent Resolve – est constitué de quatre piliers, dans lesquels se répartissent 1 200 hommes environ. Tout d'abord, un appui cinétique, avec l'engagement de nos Rafale depuis la Jordanie ou notre porte-avions lorsqu'il est dans la zone. Cet appui était également apporté par la task force Wagram que nous avons retirée après la fin du califat, en avril dernier. Je me permets de noter qu'en un peu plus de deux ans de présence, cette force d'artillerie aura tiré plus de 18 500 coups de canons. Le deuxième pilier est celui du renseignement, avec des moyens aériens et navals pour des missions que nous réalisons au sein de la coalition. Vient ensuite le pilier de la formation auprès du service irakien de contre-terrorisme et de l'armée irakienne. Je considère que nous avons, depuis notre déploiement, contribué à la formation de 20 000 soldats irakiens. J'estime que les Forces de Sécurité Irakiennes sont de plus en plus autonomes. C'est encourageant. Enfin, le pilier commandement regroupe nos insérés français au sein du command and control d'Inherent Resolve et de la mission en Irak de l'OTAN.
Même après la fin du califat physique, le combat se poursuit contre Daech, entré à présent en clandestinité. Cela exige de notre part une grande vigilance et une adaptation. En effet, profitant de la perméabilité des frontières, Daech se réimplante en Irak entre Mossoul et Kirkouk. Nous devons donc poursuivre notre effort de formation en faveur des forces irakiennes.
En Syrie, vous le savez, les forces pro-régime cherchent à nettoyer les territoires repris, pendant que les Forces démocratiques syriennes (FDS) font face à l'immense défi humanitaire que représente la détention des djihadistes et de leurs familles.
Malgré les tensions entre les États-Unis et l'Iran, je pense que nous devons absolument préserver une relation militaire franco-américaine étroite, qui est essentielle par ailleurs pour notre action en bande sahélo-saharienne.
Sur le flanc est de l'Europe à présent, nous n'avons plus de forces françaises présentes en permanence dans les opérations de l'OTAN depuis le retrait de la KFOR – même si les perspectives de Brexit font que c'est le général français qui, en tant que vice-chief of staff de SACEUR assure au nom de l'OTAN le commandement de l'opération européenne Althea. Pour autant, la France est pleinement engagée dans la posture dissuasive rénovée de l'OTAN pour laquelle elle continue de déployer régulièrement des moyens aériens, navals et terrestres pour des missions temporaires sur le continent européen notamment. Il s'agit là d'affirmer notre statut d'allié crédible et solidaire, et d'afficher une attitude française ferme et équilibrée vis-à-vis de la Russie.
Nous participons donc à des missions ponctuelles de recueil de renseignements, notamment lors de grandes manoeuvres russes. En 2018, nous avons conduit trois opérations en mars, juillet et septembre.
Par ailleurs, nous participons aux quatre familles de missions opérationnelles de l'OTAN. Tout d'abord la « présence avancée rehaussée ». Cette mission consiste à renforcer la présence de forces multinationales otaniennes mises à disposition de nations cadres, sur une base volontaire, en Estonie, Lettonie, Lituanie et Pologne. Depuis sa mise en place en 2017, les armées françaises ont contribué à hauteur d'un sous-groupement tactique blindé mécanisé et du soutien associé, soit environ 300 hommes, au sein d'un bataillon britannique en 2017 en Estonie, puis d'un bataillon allemand en 2018 en Lituanie, et à nouveau d'un bataillon britannique en Estonie d'avril à décembre 2019. Ensuite, nous participons aux opérations de « police du ciel ». La France contribue quatre mois tous les deux ans à garantir l'intégrité de l'espace aérien des pays baltes en assurant une permanence opérationnelle en alerte à 15 minutes. En 2018, nous avons déployé quatre Mirage 2000-5 et une centaine d'aviateurs sur la base d'Amari en Estonie. Notre prochain déploiement est prévu en 2020. En outre, au titre de la mission « présence avancée adaptée » au sud-est de l'Europe, nous engageons des moyens tels que des vols de reconnaissance ou des bâtiments en mer Noire deux ou trois fois par an.
En République Centrafricaine, les armées réaffirment l'appui de la France au travers d'un dispositif réajusté en novembre 2018. Nous soutenons fermement la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA), qui est le premier acteur sécuritaire. Nous lui garantissons une mesure de réassurance par la fourniture d'un appui aérien depuis le Tchad. Celui-ci a été engagé à quatre reprises depuis 2017, dont deux fois ces sept derniers mois, sous la forme d'une démonstration de force. De plus, nos forces pré positionnées au Gabon ou dans l'océan Indien contribuent à la préparation de certains contingents africains de la MINUSCA en provenance du Gabon, du Cameroun ou de la Zambie.
La France joue aussi un rôle déterminant au sein de la Mission de formation de l'Union européenne en République Centrafricaine (EUTM-RCA), qui a débuté son second mandat de deux ans en septembre 2018. L'État centrafricain a reconnu la fonction centrale de cette mission pour assurer la mise en cohérence des actions menées au profit des Forces armées centrafricaines. Un général français prendra le commandement de l'EUTM-RCA en juillet. Là encore, comme en bande sahélo-saharienne, le défi est d'obtenir des Européens une plus grande participation. À ce stade, nous armerons seuls plus de 50 % des postes de cette mission.
Plusieurs actions bilatérales nous permettent aussi de fournir aux forces armées centrafricaines une offre cohérente et complète de formation, d'équipements et d'armement, sous la forme de partenariats militaires opérationnels et en étroite coordination avec la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD). Ainsi, un groupement tactique spécialisé dans le partenariat militaire opérationnel (GT PMO) de 158 militaires renforce les forces françaises déployées au Gabon depuis mi-avril. Il permet de développer notre coopération militaire à Bouar et Bangui. Nous avons ainsi presque doublé le nombre de militaires centrafricains formés entre 2017 et 2018.
Globalement, les projets structurants pour l'opérationnalisation des forces armées centrafricaines s'inscrivent eux aussi dans le temps long. Par ailleurs, l'activisme russe risque de fragiliser ou de déstabiliser les stratégies de reconstruction. Plus que jamais, nous devrons maintenir le cap de notre stratégie de long terme, qui vise à appuyer la reconstruction de l'appareil sécuritaire.
Au Liban, notre action s'inscrit dans la résolution 2433 d'août 2018, qui demande à la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) d'être plus active sur le respect de l'embargo sur les armes et insiste sur la liberté de mouvement de la force. Nous armons toujours la réserve d'intervention, avec 650 soldats projetés. Elle se tient prête à agir dans l'ensemble de la zone des opérations. Si la situation demeure actuellement calme, les sujets de tensions sont nombreux du fait du déclenchement de l'opération israélienne « Bouclier du Nord » contre le Hezbollah en décembre 2018 et la reprise des travaux de construction du mur israélien en zone réservée. Cela illustre la fragilité de la situation le long de la blue line.
Les armées sont également engagées contre les trafics en tous genres – de stupéfiants, d'êtres humains, d'armement ou encore d'hydrocarbures – qui transitent par la mer pour changer de continent, mais aussi à terre, au Sahel par exemple où ces trafics sont intimement liés aux groupes terroristes que nous traquons.
Concernant le trafic de drogue, grâce à une solide coopération avec les services de renseignement des nations partenaires, la marine permet de procéder à des saisies importantes de cannabis, d'héroïne et de cocaïne au plus près des zones de production, en particulier dans les Antilles, dans l'océan Indien et dans le Pacifique.
Les armées apportent également une contribution à la lutte contre l'immigration clandestine, principalement en Méditerranée. Il s'agit en particulier de la participation à la mission de l'Union européenne Sophia, qui a été étendue à la formation des garde-côtes libyens et à la lutte contre le trafic d'armes. Dans ce cadre, nous avons travaillé à renforcer la marine libyenne du Gouvernement d'entente nationale dans la lutte contre le trafic d'êtres humains. L'avenir de cette mission sera débattu en septembre prochain. Nous ne pouvons pas préjuger de son avenir. Un accord politique sur les ports de débarquement faciliterait une réactivation du volet naval même s'il ne faut pas perdre de vue le fait que le principal objectif de cette mission est la lutte contre les réseaux de trafiquants, qu'il s'agisse du trafic d'êtres humains, d'armes ou d'hydrocarbures.
La marine participe également, avec une cinquantaine de jours de patrouilles et une trentaine d'heures de vol par an, aux missions de protection des frontières de l'Union européenne en apportant le concours de ses moyens à l'agence européenne Frontex, en particulier en mer d'Alboran ou en Méditerranée centrale.
Sur les autres mers, nous maintenons en océan Indien un dispositif important pour conserver une capacité d'appréciation autonome de situation, en luttant contre le terrorisme et son financement grâce à la participation aux forces navales interalliées et en renforçant la sécurité maritime en soutenant l'opération européenne Atalante de lutte contre la piraterie.
Dans le golfe de Guinée, l'opération Corymbe de prévention et de pré positionnement stratégique se poursuit, dans un contexte instable. Je vous rappelle que depuis 1990, nous y engageons de façon quasi permanente un à deux bâtiments pour protéger nos intérêts, appuyer les pays riverains, soutenir nos forces pré positionnées et renforcer nos liens avec les pays africains. Nous avons également mis sur pied en 2016, en coopération avec les Britanniques, un centre de contrôle naval volontaire pour assurer le suivi de la situation sécuritaire dans le golfe de Guinée. J'y vois une piste de coopération fructueuse et une expertise européenne qu'il nous reste à développer.
Par ailleurs, en mer de Chine méridionale, nos moyens participent à l'affirmation de la liberté de navigation dans le strict respect du droit international maritime. Nous effectuons en moyenne deux passages par an en mer de Chine méridionale et un par an dans le détroit de Taïwan depuis cinq ans. Entre mars et juin 2019, la patrouille dans le détroit de Formose qui a été conduite par la frégate de surveillance Vendémiaire a provoqué une légère crispation de la République populaire de Chine. Depuis, notre groupe aéronaval s'est rendu dans la zone. Il a évolué en mer de Chine méridionale, en appui de notre discours diplomatique ferme tenu lors du dialogue de Shangri La.
Je voudrais terminer ce tour d'horizon de nos engagements par ceux sur le territoire national, qui reste le premier théâtre d'engagement de nos armées en volume de forces employées, avec près de 14 000 militaires déployés en métropole et Outre-Mer (opérations stricto sensu et forces de souveraineté).
La force Sentinelle a été remaniée fin 2017 pour lui conférer plus de souplesse, de réactivité et d'imprévisibilité, tout en continuant à permettre un déploiement à 10 000 hommes si la situation l'exigeait. Elle peut ainsi graduer son volume en fonction du niveau de la menace, de la période de l'année et des sites sensibles désignés en liaison avec le ministère de l'Intérieur.
Ce dispositif a prouvé sa pertinence à Strasbourg le 11 décembre, lors des attentats du marché de Noël. La planification conduite en liaison avec le ministère de l'Intérieur se concrétise par l'anticipation croissante des déploiements. En fonction de l'évolution de la menace, il faudra poursuivre l'adaptation de cette opération, conformément au Plan d'action contre le terrorisme de juillet 2018. En 2018, ce sont près de 5 000 hommes par jour en moyenne qui se sont déployés au bon endroit, au bon moment et au juste niveau, en appui des forces de sécurité intérieures.
Vous savez également qu'en Guyane, les forces armées participent toujours de manière permanente à l'opération de lutte contre l'orpaillage illégal, Harpie. Les derniers ajustements ont fait appel au renfort pour quatre mois d'une compagnie d'infanterie supplémentaire. Entre 2017 et 2018, nous avons doublé les saisies d'avoirs criminels. Nous sommes également toujours déployés une cinquantaine de jours par an pour sécuriser les lancements de fusées à Kourou, dans le cadre de l'opération Titan. Nous sommes évidemment attentifs aux évolutions des besoins que générera l'arrivée du nouveau lanceur Ariane 6. Enfin, les forces armées guyanaises luttent aussi quotidiennement contre la pêche illicite, notamment en provenance du Brésil.
Voilà pour toutes nos opérations. Pardonnez-moi le côté « inventaire à la Prévert » sans doute un peu fastidieux. Cette énumération me semblait toutefois nécessaire. D'une part, parce que je ne peux pas imaginer que les députés de la commission de la Défense de l'Assemblée nationale ne soient pas parfaitement informés de l'ensemble de ces engagements, pour s'en faire le relais auprès de nos concitoyens. D'autre part, parce que je souhaitais vous faire toucher du doigt le fait que ces engagements se font non pas « au petit bonheur la chance », mais qu'ils s'inscrivent dans une stratégie définie et actualisée de manière constante en essayant d'anticiper les menaces dans un monde où, que nous le voulions ou non, le paysage de la conflictualité est en mutation rapide et profonde.
Quelles sont ces tendances de la conflictualité ? Si vous le permettez, je voudrais commencer par regarder en arrière pour tenter d'identifier les grandes périodes qui ont structuré notre modèle d'armée, et qui correspondent chacune d'elles à une analyse datée de la menace.
D'abord, durant la Guerre froide et jusqu'en 1991, notre appareil de défense était organisé autour d'une mission de garde face à l'Est et de réaction immédiate à l'offensive aéroterrestre majeure qui pouvait en découler. C'est aussi la période de développement des trois composantes de la force nucléaire stratégique autour desquelles s'est édifié le système militaire, complet et robuste, dont nous avons hérité. Notre doctrine reposait alors sur le triptyque « dissuader, combattre, intervenir », face à un ennemi symétrique que nous affronterions avec les pays de l'Ouest.
Puis, après l'éclatement de l'URSS, la menace à proximité immédiate de l'Europe s'est estompée, alors que de nouveaux risques sont apparus. C'est le temps des opérations de maintien de la paix, pour traiter l'apparition de nombreux foyers de tensions et de conflits. Ces opérations ne nécessitaient pas de moyens militaires importants. Elles ont permis l'adoption du plan Armées 2000, la réduction des effectifs, la réduction puis la suspension du service national, l'adoption du principe de stricte suffisance. La recherche des « dividendes de la paix », dans un contexte économique et social se dégradant, allait provoquer pertes de capacités et diminution de la réactivité des armées.
Ensuite, à compter du 11 septembre 2001, la menace terroriste a marqué une nouvelle inflexion. Tout en poursuivant nos opérations de gestion de crises dans un cadre de restauration du droit international, nous avons renoué avec des opérations de guerre antiterroristes, en Afghanistan. Il s'agissait d'y réduire la menace terroriste avant qu'elle n'atteigne le territoire national – ce qui a fini par arriver, hélas, en 2015.
Aujourd'hui, vous le savez, le terrorisme se développe en même temps que l'expansion incessante de menaces hybrides, l'apparition de nouveaux champs de conflictualité et une réelle désinhibition tout à fait frappante de l'usage de la violence et de la force. Celle-ci se généralise à travers les médias et réseaux sociaux et atteint notre société.
La période qui s'ouvre à nous, depuis l'invasion de la Crimée par la Russie en 2014 est encore différente. Elle combine, d'une certaine façon, les caractéristiques de périodes précédentes, sur fond de risque climatique, d'épuisement des ressources et d'inégalités de développement. Surtout, elle fait réapparaître la crainte de menaces existentielles, à même de saper les fondements de notre Nation.
Je considère que cette période nous expose à trois grandes formes de conflictualité, qui se conjuguent. D'abord, un affrontement majeur apparaît aujourd'hui comme une potentialité réelle. L'armement de la Chine, l'affirmation de puissances régionales avec des prétentions nucléaires, le jeu de la Russie, la concurrence à la puissance américaine ou les déséquilibres autour du golfe Arabo-Persique sont de nature à provoquer un point de rupture. Il faut être prêt à s'engager pour un « conflit de survie », seul ou en coalition, rapidement et dans la durée. Pour cela, il faudra disposer de moyens de haute technologie car ce conflit se déroulera dans les champs habituels, mais aussi dans ceux qui échappaient jusqu'ici à la conflictualité militaire. En effet, le déni d'accès de certains espaces et les stratégies indirectes, avec un rapport coût efficacité aujourd'hui à la portée de petits compétiteurs, pourraient préfigurer ce type de conflit.
Dans le même temps, un affrontement de nature asymétrique reste d'actualité. Le terrorisme persiste. Il mute. Il intègre opportunément toutes les revendications ethniques, religieuses, idéologiques ou identitaires. Par ailleurs, les groupes terroristes s'approprient les nouvelles technologies et savent investir tous les champs, exigeant de notre part une palette complète de réponses militaires.
Enfin, une ou plusieurs crises profondes sont de nature à déstabiliser sérieusement les grands équilibres mondiaux. Qu'elles soient de nature démographique, climatique ou d'accès à l'eau, elles ne manqueront pas d'affecter l'Afrique et auront de lourdes conséquences pour la stabilité de l'Europe tout entière.
Je pense que nous devons absolument nous y préparer et l'intégrer dans notre modèle d'armée, d'autant que cette typologie de la menace n'exclut pas la simultanéité des occurrences et que chaque type d'affrontement se conjuguera dans le temps et l'espace. Nous devons être capables d'anticiper et de voir venir ces menaces ou ces conjugaisons de menaces, mais aussi de créer les coalitions qui nous permettront d'y faire face.
La stratégie que nous avons adoptée lors de la revue de 2017 consacre la consolidation de notre modèle complet d'armée et garantit une forme de sûreté, comme celle que défendait le général Lucien Poirier et qu'il définissait comme une « stratégie d'attente qui maintient la garde haute pendant que s'élaborent des modes d'action nouveaux ». Elle nous paraît être la bonne, car elle vise à créer les conditions de la liberté d'action en prévision d'un avenir incertain, par la conservation de moyens et de compétences dans le haut du spectre de la violence.
J'en viens à ma troisième partie qui, je l'espère, ne sera pas trop longue. Elle me permettra d'évoquer rapidement ce que je crois nécessaire pour adapter nos armées aux défis que je viens de citer.
L'an dernier, j'ai précisé les grands principes de ma vision stratégique, en particulier ceux qui permettent de réaffirmer la singularité militaire, d'encadrer l'action des armées et de garantir leur succès. J'ai, depuis, décliné cette vision en un plan stratégique qui vous a été distribué et qui précise ce que nous devons faire. Il est fondé sur la recherche de la performance et la promotion de la subsidiarité. Il ne s'agit pas de mettre en place des moyens nouveaux, mais d'ajuster notre organisation et de simplifier nos processus pour gagner en réactivité et en résilience.
Mon objectif est triple. Il s'agit de gagner aujourd'hui, c'est-à-dire de continuer à réparer notre appareil militaire. Il faut gagner demain, en développant les armées futures. Enfin, il faudra gagner ensemble en assurant la performance globale.
Le premier de ces objectifs, gagner aujourd'hui, est celui qui garantit l'efficacité opérationnelle. Notre loi de programmation militaire (LPM) est en effet celle d'une remontée en puissance. Elle prend en compte cette capacité de réparer nos capacités, en particulier les difficultés et les carences structurelles dont nous souffrons.
À titre d'exemple, certains stocks de munitions sont toujours très bas. Au rythme actuel des commandes et livraisons, nous ne serons toujours pas capables de soutenir un engagement majeur en 2022. Pour la défense sol-air, surface-air, l'engagement air-air, ainsi que pour la lutte antinavire, nos stocks ne nous permettent déjà pas de faire face à la situation opérationnelle de référence. Par ailleurs, nous avons encore des trous capacitaires, notamment dans les domaines de la projection stratégique, du renseignement par drone, du ravitaillement à la mer et de l'aéromobilité, ce qui nous rend dépendants de nos alliés américains, otaniens et européens, ainsi que des contrats d'affrètement.
La disponibilité technique opérationnelle de certaines de nos flottes d'aéronefs demeure à un niveau faible, de l'ordre de 50 % à 60 % pour les flottes d'hélicoptères de l'armée de terre, de patrouilleurs maritimes de la marine et d'avions de transport tactique de l'armée de l'air. Les causes de la sous-performance des flottes les plus critiques sont connues. Celles-ci sont soit très anciennes et doivent alors subir des mises à niveau capacitaires entraînant des immobilisations longues, soit très récentes et souffrant alors de défauts de maturité.
Toujours dans cette logique d'efficacité, nous ciselons notre dispositif déployé en fonction de l'analyse de la menace : c'est le rôle, en permanence, des revues de théâtre. Nous veillons aussi à maintenir l'ultima ratio à un niveau de robustesse et de résilience pour agir en situation de chaos et absorber le choc inhérent à tout type de confrontation armée. C'est le but de notre préparation opérationnelle, dont l'offre est adaptée au juste besoin, en recherchant la priorisation et la mutualisation.
Gagner aujourd'hui, c'est aussi affaire d'alliances et de partenariats valorisés, pour répondre aux enjeux de compétition stratégique et à l'instabilité persistante que j'ai évoqués précédemment. Pour cela, nous cherchons à développer une véritable culture européenne de l'intervention car nous avons des responsabilités collectives sur ce qui se passe au-delà de nos frontières. L'Initiative européenne d'intervention va dans ce sens et doit trouver d'autres déclinaisons que le seul volet militaire. La force conjointe franco-britannique procède de la même impulsion. Nous travaillons aussi sur d'autres structures pour partager le fardeau, démultiplier l'efficacité stratégique des engagements et diversifier ce réseau d'alliances. Je vous en ai parlé précédemment, notamment en Afrique ou dans le golfe de Guinée.