La capacité à fonctionner en mode dégradé a toujours existé dans les armées, à des stades plus ou moins développés – les moyens les plus développés étant ceux qui sont dédiés à la dissuasion nucléaire et qui peuvent résister. Mais, pour l'avoir vécu, je sais que c'est toujours douloureux. Si vous mettez hors d'usage le GPS demain matin, vous mettrez tout le monde dans l'embarras. Ce n'est pas un sujet nouveau. J'ai souvenir d'avoir été jeune lieutenant pendant la première guerre du Golfe dans ma compagnie de combat, à une époque où l'on distribuait les premiers navigateurs GPS à l'ensemble des forces engagées dans le désert saoudien, puis irakien. J'avais hérité au départ d'un navigateur non pas satellite, mais radio, qui fonctionnait à partir de signaux envoyés par des balises à terre. Le problème du navigateur radio est que sa fréquence des signaux est bien moins importante que celle du navigateur satellite. Il existe donc une inertie considérable dans le guidage. Ainsi, avant que vous ne puissiez rectifier votre erreur de cap, il se passe un certain temps. Vous accentuez donc votre erreur avant de pouvoir commencer à la corriger, et quand vous la corrigez, vous le faites de façon excessive. J'avais donc dû apprendre à me servir de ce GPS qui n'en était pas un. Au moment du Ground Day, c'est-à-dire de l'offensive terrestre, alors que toute la division Daguet bénéficiait de magnifiques navigateurs satellites, les Américains ont décidé de brouiller les signaux GPS sans nous en parler. Toute la division Daguet s'est alors retrouvée incapable de se guider dans le désert. Et le lieutenant Lecointre, qui lui avait encore son navigateur radio, a dû guider tout le 3e RIMa, qui marchait quasiment en file indienne derrière lui ! Et pour cause, je savais encore fonctionner en mode dégradé. Donc oui, il y a de la résilience. Oui, il y a du mode dégradé. Je ne crois pas que la société civile soit capable de fonctionner ainsi, et je pense même qu'elle en sera de moins en moins capable. La réalité est que nous aurons une dépendance de plus en plus forte à la numérisation et à la 5G. Il faut que nous nous en préoccupions, étant entendu que ces questions ne se posent pas seulement aux armées. Le problème est pris en compte, mais il faudra du temps pour le résoudre.
Une question concernait la polémique sur la mort de Cédric de Pierrepont et d'Alain Bertoncello. Je suis très sensible à ces sujets, évidemment. Je considère que la polémique n'avait pas lieu d'être. D'abord parce qu'un soldat sert son pays par les armes. Ensuite, parce qu'il ne se pose pas la question de savoir si la personne qu'il va sauver est un inconséquent ou non, quelle est sa religion ou quelle est son orientation sexuelle. Il s'agit de Français, et nous défendons les Français. Par ailleurs, comme j'ai eu l'occasion de le dire, dans cette mission, nous atteignons notre ennemi dans ses flux logistiques. Bien sûr, nous avons pu sauver ces otages. Mais nous avons surtout pu échapper à un moyen de chantage sur notre liberté d'action et sur nos décisions. En outre, nous avons privé l'ennemi d'une ressource considérable qu'il aurait négociée fort cher. Donc, pour moi, il existe une relation directe entre ce que nous cherchons à faire en affaiblissant les terroristes – ce que j'évoquais tout à l'heure en répondant à la question de Monsieur de Ganay – et ce que nous avons fait ce jour-là en sauvant ces otages.
Enfin, vous avez raison, nos soldats doutent toujours. Cela me paraît sain. La question que vous posez est extrêmement profonde et renvoie à la singularité militaire. Je ne cesse de rappeler qu'une des expressions les plus fortes de cette singularité militaire est la stricte subordination du militaire au politique, laquelle doit s'accompagner d'une sorte de contrepartie selon laquelle, si je suis prêt à obéir perinde ac cadaver, je dois malgré tout être capable de participer à l'élaboration de la décision que j'aurai à mettre en oeuvre. Par ailleurs, jamais une décision qui aura été prise par un échelon supérieur n'exonérera un échelon subordonné de la responsabilité de l'acte qu'il a à conduire. Cela figure dans le règlement de discipline générale et dans le statut militaire. Ce qui fait la très grande beauté de notre métier, mais sa très grande difficulté aussi, est le fait que chacun, quand il a à mettre en oeuvre un acte aussi grave que celui de donner la mort, est face à sa conscience et ne peut s'exonérer de sa responsabilité en considérant qu'il ne fait qu'exécuter un ordre reçu.
Cela se travaille par un accompagnement permanent, par un questionnement continu et par des échanges qui se font tout au long de la chaîne hiérarchique entre un chef militaire et ses soldats. C'est le sens de l'hommage que j'ai voulu rendre aux maréchaux de France et qui avait fait polémique en novembre dernier, en expliquant à quel point la discipline dans les armées est une sorte de communion entre le niveau le plus élevé et le niveau le plus faible de la hiérarchie, chacun étant à la fois chef et subordonné – chacun ayant, lorsqu'il donne un ordre, la charge morale de savoir qu'il va éventuellement exposer la vie de ses subordonnés, et chacun ayant, lorsqu'il reçoit un, la charge morale de savoir que pour le mettre en oeuvre, il va éventuellement devoir soit donner des ordres terribles, soit lui-même donner la mort. C'est cela, notre métier.