Les difficultés que connaît Presstalis depuis de longues années, et dont cette entreprise n'est toujours pas sortie, nous avaient effectivement conduits, George Pau-Langevin et moi-même, à nous pencher l'an dernier sur la situation de la filière de la distribution de la presse à l'occasion de l'évaluation de la loi du 17 avril 2015 portant diverses dispositions tendant à la modernisation du secteur de la presse. En conclusion de ce travail d'évaluation, nous préconisions quinze mesures afin de rénover en profondeur ce secteur sans pour autant remettre en cause les fondements de la loi Bichet. Par exemple, nous suggérions de confier la régulation du secteur à une unique autorité administrative du type de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), de réformer le statut des sociétés coopératives de messageries de presse ou encore de libéraliser de manière effective l'assortiment des titres de presse ne relevant pas de l'information politique et générale (IPG).
Il faut croire que nos recommandations ne sont pas restées lettre morte, puisque toutes ces mesures sont précisément au coeur du projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse que nous examinons aujourd'hui, à la suite de son adoption en première lecture par le Sénat le 22 mai dernier. Je me réjouis que nous étudiions ce texte car il est évident que le statu quo serait mortifère pour toute la filière.
S'agissant tout d'abord de l'organisation du système de distribution de la presse imprimée, ce texte opère une refonte de l'architecture de la loi Bichet du 2 avril 1947. En effet, si le système de distribution de la presse organisé par ladite loi Bichet a pu s'avérer vertueux en période d'expansion et d'augmentation continue des volumes distribués, il montre aujourd'hui clairement ses limites en période d'attrition constante du marché de la presse vendue au numéro, sous le triple effet de la progression de la vente par abonnement, du portage et du virage numérique.
C'est la raison pour laquelle, tout en préservant les atouts de son armature actuelle, le projet de loi adapte le système de distribution de la presse aux enjeux de notre temps, selon un calendrier d'application très progressif, détaillé aux articles 7 et 8.
Aux sociétés coopératives de messageries de presse qui, en théorie, assurent elles-mêmes les opérations de groupage et de distribution des titres édités par leurs associés, mais qui, en pratique, les confient systématiquement à des sociétés commerciales qu'elles détiennent majoritairement, seraient substituées des sociétés coopératives de groupage de presse dont l'article 1er détaille les règles de composition, d'actionnariat et de gouvernance, en maintenant le principe égalitaire qui veut qu'indépendamment du volume de sa participation au capital et du nombre de titres qu'il distribue par l'intermédiaire de la société coopérative, chaque associé dispose d'une voix et d'une seule.
Afin de mettre le droit en cohérence avec la pratique, le projet de loi acte le fait que ces sociétés coopératives de groupage de presse, composées d'entreprises de presse, peuvent ne pas effectuer elles-mêmes les opérations de groupage et de distribution des titres de leurs associés, mais recourir aux services de sociétés agréées de distribution de la presse dont elles ne seront pas nécessairement actionnaires majoritaires, voire actionnaires tout court. Cet agrément serait délivré sur la base d'un cahier des charges, dont le contenu et le processus d'élaboration d'ici à 2023 ont été précisés par le Sénat, ainsi que sur la base d'engagements comme celui d'assurer une desserte non discriminatoire des points de vente au sein de la zone géographique couverte par un schéma territorial présenté avec la demande d'agrément.
Enfin, au niveau 3, se trouveraient, comme aujourd'hui, les diffuseurs de presse dont le rôle de marchand – avec tout ce que cela recouvre en matière d'expertise et d'initiatives commerciales – se trouverait valorisé par les nouvelles modalités d'accès au réseau de distribution de la presse dessinées par le projet de loi, et en particulier par la libéralisation encadrée de l'assortiment qu'il opère. En effet, si le droit inconditionnel d'accès au réseau de distribution de la presse est préservé pour la presse IPG, dont une définition est gravée dans le marbre de la loi, ce ne serait pas le cas pour les autres catégories de presse.
Ainsi, le projet de loi prévoit que les titres admis au régime économique de la presse par la commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) mais non-IPG ne pourront être distribués que dans les limites de règles d'assortiment des titres et de détermination des quantités servies fixées par un accord interprofessionnel.
Pour ce qui est des titres non éligibles au régime économique de la presse – presse dite « hors CPPAP » –, leur distribution sera organisée au cas par cas par des conventions qui, négociées de gré à gré par les professionnels, détermineront les références et les quantités servies aux points de vente.
Afin de garantir aux titres CPPAP non-IPG et aux titres hors CPPAP une possibilité d'être distribués, et de permettre aux diffuseurs de presse de prendre connaissance de la diversité de l'offre de presse, le Sénat a prévu que ces titres pourront faire l'objet d'une première proposition de distribution auprès des points de vente : c'est ce qu'on appelle le droit de présentation.
Le texte répond aussi aux problèmes actuels en modifiant radicalement la régulation du secteur de la distribution de la presse. Il prolonge en ce sens l'intention du législateur de 2011 qui avait voulu adjoindre une autorité administrative indépendante au Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP). Il faut dire que ce bicéphalisme était source de complexité et de lenteur dans le processus décisionnel, et qu'il ne remédiait que très imparfaitement aux situations de conflit d'intérêts que l'autorégulation avait fait naître. Le projet de loi entend donc confier la régulation et la distribution de la presse à un régulateur reconnu par tous pour ses compétences économiques et juridiques dans des domaines présentant des enjeux de même nature : l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, l'ARCEP.
L'autorité, qui deviendrait celle des communications électroniques des postes et de la distribution de la presse, aurait ainsi pour mission de faire respecter les principes au coeur même de la loi Bichet : liberté de la distribution de la presse, continuité de la distribution de la presse IPG, solidarité entre les entreprises de presse, neutralité totale du réseau de distribution, couverture large et équilibrée du territoire par le réseau des points de vente.
C'est cette autorité qui délivrerait les agréments aux sociétés de distribution de la presse, sur la base du cahier des charges qu'elle aura au préalable proposé à l'exécutif. Elle exercerait, dans le cadre du respect de l'agrément ainsi délivré, un contrôle relativement poussé sur ces sociétés, notamment au niveau comptable et financier, afin de s'assurer du caractère raisonnable et non discriminatoire des tarifs proposés aux éditeurs. Elle aurait également pour mission de vérifier que l'accord interprofessionnel relatif à l'assortiment respecte bien les principes énoncés par la loi et pourrait, le cas échéant, se substituer aux professionnels concernés pour décider seule des règles d'assortiment des titres et des quantités servis aux points de vente.
S'agissant de ces derniers, l'autorité fixerait les règles relatives à leur implantation ainsi que leurs conditions de rémunération. Il appartiendra toutefois à une commission composée notamment d'éditeurs de décider de façon concrète de l'ouverture des points de vente sur le territoire et d'en gérer les agents.
Par ailleurs, le projet de loi s'intéresse aussi à la diffusion numérique de la presse. Eu égard à l'importance que prend désormais le numérique dans la diffusion de la presse, qu'il s'agisse des moteurs de recherche, du partage de contenus de presse via les réseaux sociaux, des applications des kiosques numériques inclus dans les abonnements téléphoniques ou bien encore des widgets de nos téléphones mobiles, il était nécessaire de transposer à l'univers digital les principes de la distribution de la presse nécessaires au débat démocratique. C'est la raison pour laquelle les kiosques numériques se voient transposer les exigences de diffusion applicables aux titres IPG ; les éditeurs de titres IPG qui le souhaitent pourront ainsi accéder à ces kiosques dans des conditions techniques et financières raisonnables et non discriminatoires.
Au-delà, le projet de loi poursuit la politique engagée par le Gouvernement en matière de régulation des opérateurs de plateformes en ligne dans leur activité de diffusion de contenus de presse. Après l'entrée en vigueur de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information et l'adoption prochaine de la proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit de la presse, le présent projet de loi apporte une nouvelle pierre à cet édifice juridique en assurant une meilleure information des utilisateurs de ces plateformes quant à l'utilisation de leurs données personnelles dans le référencement ou le classement des contenus extraits de publications de presse qui leur sont proposés.
Enfin, soucieux de ne pas laisser de côté la distribution par portage, le Gouvernement a eu à coeur d'assouplir le statut juridique des vendeurs-colporteurs de presse (VCP), de façon à favoriser leur activité et l'attractivité de celle-ci. Cela passe notamment par la possibilité qui leur est ouverte à l'article 6 d'avoir, en sus d'une activité principale de vente de titres de presse, une activité accessoire de distribution sans vente de publications de presse, quelles qu'elles soient, tout en conservant leur statut de travailleur indépendant.
Vous l'aurez compris, le présent projet de loi apporte des réponses précises aux problèmes que traverse aujourd'hui la distribution groupée de la presse, tout en ayant à coeur de conserver intacts les grands principes qui sont au fondement de la loi Bichet et qui sont aussi ceux de notre République : la liberté de diffusion de la presse, l'égalité des entreprises de presse dans l'accès au réseau, qui se traduit notamment par le maintien du statut coopératif, et la fraternité entre des entreprises de presse appelées à contribuer à la répartition des coûts spécifiques induits par la distribution des quotidiens, grâce à un mécanisme de péréquation.
Tout en préservant ces principes très propices au pluralisme qui nous ont été enviés par le monde entier et auxquels les acteurs de la distribution de la presse sont à juste titre très attachés, le présent projet de loi opère les ajustements nécessaires à la modernisation de cette filière pour qu'on ne puisse plus dire, comme Mme Michèle Benbunan, l'an dernier en audition : « On est comme des fakirs sur des clous : on a mal, mais on ne bouge pas ». (Sourires.)