Intervention de Didier Migaud

Réunion du mardi 16 juillet 2019 à 16h45
Commission des affaires sociales

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Je vous remercie de m'avoir invité à présenter devant votre commission les principaux constats et recommandations formulés par la Cour des comptes dans le rapport qui vous a été remis il y a quelques jours. Je suis accompagné de Denis Morin, président de la sixième chambre, ainsi que de Monique Saliou et Martine Latare, conseillères-maîtres, qui ont participé à l'instruction de ces travaux.

Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, vous avez saisi la Cour en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, d'une demande d'enquête sur les régimes spéciaux de retraite. Nous avons arrêté ensemble le périmètre et les objectifs de cette enquête, et nous sommes convenus qu'elle porte sur trois de ces régimes, ceux de la RATP, de la SNCF et des industries électriques et gazières. Nous avons fait ce choix, car ce sont les plus importants des seize régimes spéciaux existants, après ceux de la fonction publique. Les trois caisses de retraite concernées, qui comptent au total 325 000 cotisants, versent en effet, chaque année, 11,4 milliards par an à 347 000 retraités et 135 000 bénéficiaires de réversions. Ces régimes ont aussi en commun de bénéficier à des personnels sous statut, majoritairement salariés d'entreprises publiques, anciens monopoles qui sont aujourd'hui – ou seront, d'ici à quelques années – confrontés à la concurrence. Enfin, la Cour a déjà publié, en 2016, un rapport sur les régimes de retraite des fonctionnaires ; c'est pourquoi ce sujet n'a pas été repris.

Dans le cadre de la présente enquête, l'équipe chargée de l'instruction a examiné les règles de gestion des trois régimes concernés, leurs conséquences sur la situation des assurés, les financements mobilisés et leurs perspectives d'évolution. Grâce à des contrôles exercés sur les caisses de retraite, elle a également évalué la performance de celles-ci. J'ajoute que les rapporteurs ont entendu les représentants des entreprises et l'ensemble des syndicats représentatifs des entreprises ou branches concernées.

Notre rapport se veut ainsi une photographie précise de la situation financière des trois régimes spéciaux que nous avons examinés, régimes qui présentent des points communs mais aussi des disparités plus ou moins fortes. Vous le mesurez néanmoins, l'état des lieux que nous avons réalisé ne couvre en fait qu'une petite partie du sujet beaucoup plus vaste qu'est celui de l'avenir de notre système de retraite, que nous n'aborderons donc pas aujourd'hui dans sa globalité.

Voilà pour la méthode. J'en viens aux principaux constats formulés dans ce rapport ; ils sont au nombre de trois.

Tout d'abord, notre rapport retrace les réformes successives dont ces trois régimes spéciaux ont fait l'objet. La Cour constate que, outre le fait qu'elles aient laissé subsister quelques particularités, ces réformes ont surtout été plus tardives que celles dont ont fait l'objet le régime général et celui de la fonction publique. La Cour relève ensuite la lenteur avec laquelle la situation des retraités relevant des régimes spéciaux se rapproche de celle des retraités du régime général et de la fonction publique. Enfin, le rapport met en évidence le montant élevé des financements publics dont ces trois régimes bénéficient, destinés en grande partie à compenser leurs déséquilibres démographiques.

Premier message : les trois régimes spéciaux que nous avons examinés ont longtemps été tenus à l'écart des processus de réforme. Engagées en 2008, 2010 et 2014, les réformes des régimes spéciaux ont en effet été plus tardives que dans le régime général et celui de la fonction publique et elles ont laissé subsister des écarts s'agissant des règles applicables.

Ainsi, alors que les premières mesures de réforme concernant le régime général sont intervenues en 1993, avec notamment l'augmentation de la durée d'assurance requise pour bénéficier d'une retraite à taux plein, et que l'ensemble des régimes de retraite, dont celui des fonctionnaires, ont fait l'objet d'une réforme en 2003, il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour qu'interviennent les premières évolutions portant sur les régimes spéciaux.

Ces évolutions se sont déroulées en trois temps. D'abord, ont été créées des caisses autonomes, séparées de l'entreprise publique, gestionnaire jusqu'alors du régime spécial ; des modalités de financement propres à chacun des régimes ont alors été mises en place. Le deuxième temps de la réforme est intervenu en 2008, pour harmoniser les règles régissant ces trois régimes avec celles de la fonction publique, dont les paramètres de calcul des pensions sont historiquement proches. Malgré ce rapprochement, des différences importantes persistent. Enfin, en 2010 et 2014, à la faveur de réformes plus globales, les âges légaux de départ à la retraite de ces trois régimes ont été relevés de deux ans et les durées d'assurance allongées.

Ce processus de réforme progressive appelle trois remarques.

D'abord, l'ensemble de ces dispositions sont entrées en vigueur avec un décalage significatif par rapport aux autres régimes. Pour la réforme de 2008 portant sur la durée d'assurance, ce décalage a été de quatre ans et demi par rapport à la fonction publique et de quatorze années et demie par rapport au régime général. Le relèvement de deux ans de l'âge légal d'ouverture des droits, décidé en 2010, ne sera, quant à lui, totalement effectif qu'en 2024, contre 2017 pour les autres régimes. Enfin, les mécanismes de décote auxquels sont soumis les assurés de la RATP, de la SNCF ou des IEG sont montés en charge lentement.

Deuxième remarque : pour garantir leur acceptabilité sociale, ces réformes ont bénéficié d'un accompagnement très favorable. Celui-ci a pris des formes diverses, allant de mesures touchant à la grille salariale jusqu'à des primes de fin de carrière. Selon les évaluations réalisées à ce jour, le coût de ces dispositifs de compensation pour les entreprises sera, au moins jusqu'en 2020, plus élevé que les gains attendus de ces réformes. Dans son rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale de 2012, la Cour avait estimé que, sur la décennie 2011-2020, le coût de ces dispositifs d'accompagnement serait supérieur à 4,9 milliards pour les deux entreprises SNCF et RATP et qu'ainsi il serait plus élevé d'environ 600 millions que le gain attendu de la réforme sur cette période, estimé à 4,3 milliards.

Enfin, alors que l'objectif était de rapprocher les règles régissant la gestion des régimes spéciaux de celles de la fonction publique, des spécificités ont subsisté. Outre les âges légaux plus précoces d'ouverture des droits, la principale différence reste la prise en compte d'une partie des primes dans l'assiette de cotisations et le calcul des pensions. Le même constat peut être fait pour les droits non contributifs. Si les droits familiaux ont bien fait l'objet d'une refonte sur le modèle de la fonction publique, des exceptions demeurent. Les minima de pension, singulièrement à la SNCF, sont aussi plus élevés que dans les autres régimes. En outre, les retraités des régimes spéciaux continuent à bénéficier des avantages en nature servis aux actifs des entreprises concernées, comme la gratuité des transports pour la SNCF et la RATP et des tarifs réduits d'énergie pour les IEG.

Ces spécificités expliquent que la situation effective des retraités de ces trois régimes spéciaux ne se rapproche que lentement de celle des retraités du régime général ou de la fonction publique. C'est le deuxième message que je souhaiterais développer.

Pour établir des comparaisons entre régimes, le rapport se réfère notamment à la notion d'âge conjoncturel de départ à la retraite ; cet indicateur permet de calculer un âge de départ moyen, en neutralisant les variations du nombre d'actifs par génération. Ainsi, alors qu'en 2017, l'âge conjoncturel de départ à la retraite était de 63 ans dans le régime général et de plus de 61 ans dans la fonction publique civile d'État et la fonction publique territoriale, il était de 57,7 ans pour les IEG, de 56,9 ans pour la SNCF et de 55,7 ans pour la RATP.

Si l'on constate, en dix ans, une élévation de l'âge conjoncturel de départ d'une à deux années pour les trois régimes spéciaux, la différence avec la fonction publique ne se résorbe pas. Surtout, le maintien de ces départs précoces ne se justifie pas par des écarts significatifs d'espérance de vie à 60 ans, âge auquel 80,6 % des salariés des IEG, 94,8 % de ceux de la SNCF et 89,9 % de ceux de la RATP sont à la retraite.

Le rapport établit également des comparaisons sur la base des montants moyens de pension. Ceux-ci sont plus élevés pour les trois régimes spéciaux que nous avons examinés que dans la fonction publique. Ainsi, pour les nouveaux retraités de 2017, la pension brute moyenne en équivalent carrière complète s'échelonne de 3 592 euros pour les IEG à 2 636 euros à la SNCF, contre 2 206 euros en moyenne pour les fonctionnaires civils de l'État.

Toutefois, ces montants résultent au moins en partie d'écarts de qualifications. C'est pourquoi la Cour a plutôt cherché à établir des comparaisons fondées sur des indicateurs de taux de remplacement, qui rapportent le montant brut de la pension versée à une moyenne représentative des salaires bruts de fin de carrière. Ces taux de remplacement apparaissent alors plus élevés pour les retraités des trois régimes spéciaux que dans les autres régimes. Ainsi, à la RATP, ils atteignent en moyenne 88 % pour les nouveaux retraités de 2017, contre une moyenne estimée autour de 60 % dans la fonction publique.

Enfin, dernier constat formulé dans ce rapport, le coût pour les finances publiques des spécificités dont bénéficient ces trois régimes spéciaux est élevé et ce montant est déterminé selon des modalités que nous estimons complexes et peu transparentes. Pour rappel, le financement des régimes spéciaux de retraite repose sur trois grands leviers : des cotisations salariales et patronales, qui sont équivalentes à celles des régimes de salariés de secteur privé, des cotisations patronales supplémentaires, visant à financer certains droits spécifiques, et des contributions publiques.

Les trois régimes spéciaux que nous avons étudiés sont ainsi financés, dans une proportion variable, par des contributions publiques dont le montant total s'élève à 5,5 milliards. De fait, les cotisations des salariés et des entreprises ne constituent pas des ressources suffisantes ; elles ne représentent que 36 % du financement des retraites à la SNCF, 41 % à la RATP et 68 % pour les IEG.

Dans le détail, en 2017, les dotations budgétaires allouées à la RATP et à la SNCF étaient respectivement de 681 millions et de 3,28 milliards. Pour les IEG, la contribution tarifaire d'acheminement (CTA), taxe affectée payée par les consommateurs, a financé des dépenses d'un montant de 1,509 milliard en 2017, montant néanmoins appelé à décroître avec le nombre des retraités concernés.

Ces financements publics sont rendus nécessaires par une démographie défavorable aux régimes spéciaux. En 2017, ce déséquilibre démographique absorbait, en moyenne pour les trois régimes, plus de la moitié des financements publics dont ils bénéficient, soit un montant estimé par la Cour à environ 2,8 milliards d'euros. De même, un peu moins d'un tiers des financements publics affectés aux régimes spéciaux, soit environ 1,8 milliard en 2017, sont destinés à couvrir les droits spécifiques des retraités de ces régimes, principalement le droit à un départ précoce pour certaines catégories de salariés.

En dehors de ces chiffres, la Cour a également relevé que les coûts des régimes spéciaux, notamment ceux imputables à leurs droits spécifiques, restaient insuffisamment circonscrits, et donc mal connus. Les circuits de financement sont en effet organisés selon des modalités différentes et parfois complexes.

Pour les IEG, le dispositif retenu est celui d'un adossement aux régimes des salariés du secteur privé. Ce dispositif distingue les cotisations et les droits ouverts selon les règles applicables à ces régimes des droits spécifiques qui sont financés par des cotisations supplémentaires et par la CTA. Le dispositif prévalant à la RATP est celui d'une subvention d'équilibre finançant le déséquilibre démographique du régime et les droits spécifiques des retraités. Enfin, le régime de la SNCF est dans une situation intermédiaire : outre la subvention de l'État, un taux supplémentaire de cotisations patronales, dit « T2 », est destiné à couvrir une partie des dépenses spécifiques du régime.

Voilà pour nos constats. Chacun d'entre eux montre combien les principes qui doivent guider les réformes des régimes spéciaux – la soutenabilité, la transparence financière et l'équité – sont encore loin d'être appliqués. Dans ce contexte, le statu quo n'apparaît pas envisageable et, ce, pour plusieurs raisons.

D'abord, le montant des contributions publiques aujourd'hui versées est peu compatible avec les objectifs de soutenabilité des finances publiques. Ensuite, les cotisations payées par les entreprises concernées, qui sont souvent déjà fragiles et perdent progressivement, voire ont déjà perdu, leur situation de monopole, sont un facteur de perte de compétitivité pour elles. Enfin, la persistance au sein de la sphère publique d'avantages financés en partie par le budget de l'État ou par les consommateurs contrevient au principe d'équité et pose un problème d'acceptabilité par le reste de la communauté nationale.

Ces constats militent en faveur de la poursuite, voire de l'accélération, des transformations. Indépendamment de l'aboutissement des scénarios de réforme actuellement envisagés, trois leviers d'évolution sont à la disposition des pouvoirs publics et des entreprises concernées, quelles que soient les évolutions générales du système de retraite retenues.

Le premier levier est celui de l'accélération de l'alignement des régimes spéciaux sur les règles de la fonction publique. Les évolutions devraient porter notamment sur le réexamen des conditions permettant un départ précoce à la retraite, qui représente la part essentielle du coût des droits spécifiques de ces régimes.

Deuxième levier : celui de la transparence accrue des financements. La question des droits non contributifs devrait ainsi être réexaminée. Le paiement des pensions à terme échu, c'est-à-dire à la fin du mois et non au début, devrait également être mis en oeuvre à la SNCF et dans les IEG. Enfin, les modalités de financement des droits spécifiques, si certains d'entre eux étaient maintenus, devraient être mieux cernées, notamment au sein du régime de retraite de la RATP, par exemple via un dispositif de cotisations supplémentaires à l'image de celui, dit « T2 », de la SNCF.

Par ailleurs, même si les montants en jeu sont moins importants, des économies peuvent être réalisées grâce à une meilleure gestion des caisses de retraite, dont les personnels pourraient, à l'instar de ceux de la caisse de la RATP, être recrutés sous le statut des personnels de sécurité sociale, ce qui aurait l'avantage de conférer une véritable autonomie aux caisses par rapport aux entreprises de leurs affiliés.

Dans la perspective d'une réforme systémique des retraites telle qu'envisagée à ce jour par les pouvoirs publics, différentes solutions sont possibles. Elles vont d'un alignement pur et simple des régimes spéciaux sur les règles du système universel à un dispositif qui maintiendrait un régime de cotisations différencié pour financer des droits spécifiques. Ce dispositif passerait alors par la création d'un « étage » supplémentaire, sur le modèle des régimes par capitalisation.

Dans ce contexte, les solutions retenues quant à l'avenir des régimes spéciaux devraient veiller à préserver tant la soutenabilité des finances publiques de notre pays que la compétitivité des entreprises concernées. Pour ce faire, notre rapport met en lumière plusieurs points d'attention.

D'abord, si la mise en place d'un système universel ne signifie pas nécessairement la disparition de toute spécificité, les droits spécifiques éventuellement maintenus, quelles qu'en soient les modalités, devraient nécessairement être financés par les cotisations salariales et patronales. Cela exclut donc un financement sur le budget de l'État ou par le biais de charges pesant sur les entreprises publiques, qui altéreraient alors de manière significative leur compétitivité. À cet effet, si le choix était fait de maintenir des droits spécifiques, il serait nécessaire de distinguer ce qui relève de la pénibilité particulière de certains postes de travail de ce qui relève d'avantages n'ayant d'autre justification que l'héritage du passé.

Ces mêmes principes devraient s'appliquer durant la période de transition, pour laquelle est annoncée une reprise intégrale des droits acquis. Il n'est pas avéré que cette solution soit justifiée lorsque ces droits acquis s'écartent très significativement des règles régissant les régimes des assurés du secteur privé ou de la fonction publique.

Des choix de financement devront, en outre, être opérés. Un financement des droits passés uniquement par le système universel nécessiterait de trouver des ressources pour remplacer les cotisations supplémentaires des entreprises et les dotations de l'État. Celui-ci peut également faire le choix de maintenir temporairement une part de financement public ou de faire supporter ces droits passés par des cotisations supplémentaires non créatrices de droits, à la charge des actifs et des entreprises.

Le rapport qui vous est remis s'inscrit dans un contexte particulier, car il précède de quelques jours la remise des conclusions du haut-commissaire à la réforme des retraites, M. Jean-Paul Delevoye, que vous auditionnerez dès la semaine prochaine. À cet égard, il ne m'appartient nullement de me prononcer en opportunité sur les contours d'une éventuelle réforme systémique des régimes de retraite ; le rapport qui vous est remis aujourd'hui ne traite que d'une petite partie du sujet bien plus vaste qu'est l'avenir du système de retraite français.

Nos travaux complètent, en revanche, une analyse déjà riche formulée par la Cour sur le sujet des retraites. Je rappellerai ainsi l'existence de notre rapport consacré aux régimes de retraite des fonctionnaires, paru en 2016. Les rapports annuels relatifs à l'application des lois de financement de la sécurité sociale contiennent également des éléments financiers annuels sur l'équilibre des différents régimes. Je citerai enfin – et cette liste n'est pas exhaustive – le rapport consacré en 2014 aux régimes de retraite complémentaire AGIRC-ARRCO. L'ensemble de ces documents pourra venir compléter et élargir utilement les conclusions que je viens de vous présenter.

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