Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 18 juillet 2019 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

– Les trois notes n° 15, 16, et 18 sont la suite, ou plutôt le corps du sujet des technologies quantiques, après la note n° 13 qui en constituait une introduction générale. Ces trois nouvelles notes 15, 16 et 18 développent chacune un domaine particulièrement notable des technologies quantiques : nous examinerons ainsi successivement l'ordinateur quantique, la programmation quantique et la cryptographie quantique et post quantique.

Les termes « ordinateur quantique » font penser au hardware, au matériel qui va calculer. La programmation quantique correspond plus à la façon dont on programme un ordinateur quantique, autrement dit ce qui tiendra lieu de logiciel. Enfin, les cryptographies quantique et post-quantique concernent les protocoles de sécurisation des échanges d'informations confidentielles.

Cet ensemble de notes constituera une contribution asses complète aux travaux de la mission qui a été confiée par le gouvernement à Paula Forteza sur les technologies quantiques ; mission qui a démarré le 5 avril dernier et qui doit se conclure à la reprise de la session parlementaire. La mission de Paula Forteza poursuivra ce travail et, en particulier, fera des recommandations sur la politique du gouvernement : quels montants investir, etc…

Nous allons commencer par l'ordinateur quantique en évoquant la question de la performance des supercalculateurs actuels. Nous savons que le développement du calcul numérique a été marqué par une augmentation exponentielle des performances depuis plusieurs décennies avec la fameuse « loi de Moore ». Cette dernière peut s'exprimer suivant différents indicateurs, mais si l'on retient celui de la densité de transistors, un palier est attendu d'ici 2022.

C'est dans ce contexte que l'ordinateur quantique apparaît comme une solution ambitieuse, prenant le relais des technologies classiques, qui sont en train d'atteindre leurs limites.

Un ordinateur quantique est presque entièrement différent d'un ordinateur classique, et ce dès son unité élémentaire de fonctionnement : pour un ordinateur classique, l'unité élémentaire est le bit, qui peut prendre soit la valeur 0, soit la valeur 1. L'équivalent quantique est le qubit, pour « quantum bit ». L'objet physique peut être par exemple un atome ou un ion, dans un état quantique. Cela veut dire qu'il peut être dans une superposition d'états, comme le fameux chat de Schrödinger, dont l'état quantique correspondrait à moitié « état vivant » plus moitié « état mort ». Toutes les opérations logiques qui s'effectuent sur un système quantique vont se faire sur ce modèle, avec une combinaison des états A et B. Un ordinateur fondé sur une technologie quantique permet ainsi d'opérer sur un grand nombre d'états à la fois avec, en théorie, une démultiplication spectaculaire de la vitesse de calcul. Dans un ordinateur classique, rajouter un bit permet de représenter une valeur de plus avec laquelle on peut calculer ; en revanche, pour un ordinateur quantique, comme les opérations s'effectuent sur toutes les combinaisons possibles de ces états, rajouter un qubit double le nombre de valeurs sur lesquelles on va pouvoir travailler.

La mise en oeuvre d'un ordinateur quantique est extrêmement complexe, et rencontre encore de nombreux verrous technologiques. Malgré les annonces qu'on peut voir ici et là, il n'existe aucune machine dans le monde aujourd'hui que l'on puisse qualifier d'ordinateur quantique. Il existe des précurseurs, des « embryons », des combinaisons d'un certain nombre de qubits, mais aucun ne permet pour l'instant de faire des calculs significatifs. Un des principaux problèmes consiste à conserver, sur une durée de temps suffisante pour effectuer les calculs, le caractère quantique des qubits, qui est menacé par les perturbations extérieures. Ce phénomène de décohérence marque la frontière avec le monde classique. De la même façon, notre corps est constitué d'atomes dont chacun, s'il est isolé, est un objet quantique. Mais nous sommes, au final, et jusqu'à preuve du contraire, des êtres classiques dans un état bien défini. Quand on lance une pièce en l'air une fois, le résultat est aléatoire, mais quand on lance une pièce en l'air un million de fois, on sait très bien qu'à la fin, on obtiendra 50 % de pile et 50 % de face, il n'y a pas d'incertitudes là-dessus, pas de combinaisons de pile et de face, mais une résolution de l'incertitude, si l'on peut dire.

Quand on établit des raisonnements, on considère le qubit comme un objet parfait sur lequel, grâce à des combinaisons d'états, on peut travailler sur plusieurs valeurs à la fois et effectuer des opérations pour résoudre des calculs. En pratique, comme ils ne sont jamais parfaits et souvent bruités, il faut faire la distinction entre le qubit physique, qui est imparfait, et le qubit logique, qui sera parfait et sur lequel on pourra travailler informatiquement. Concrètement, un grand nombre de qubits physiques sera nécessaire pour réaliser un seul qubit logique. Quand on parle de grand nombre, ça peut être mille, ça peut être cent mille, ce qui veut dire que là où un algorithme va nécessiter un certain nombre de qubits logiques, pour sa réalisation physique, il faudra 1 000, 10 000, 100 000 fois plus de qubits physiques, ce qui représente des quantités absolument considérables : les prototypes les plus récents possèdent environ 50 qubit physiques alors qu'il en faudrait au minimum 50 000 pour réaliser des opérations. On est donc encore très loin d'une « révolution quantique », c'est-à-dire du moment où les ordinateurs quantiques commenceront à être compétitifs par rapport aux ordinateurs actuels, et encore plus loin d'une « suprématie quantique », où les ordinateurs quantiques seront beaucoup plus performants que les ordinateurs classiques.

Plusieurs formes concurrentes de qubit sont étudiées en parallèle par diverses équipes. Comme indiqué dans la note, une des technologies se fonde sur des ions qui se retrouvent piégés dans une cavité dans un certain état quantique. Une autre utilise des atomes froids à la place des ions. La technologie la plus aboutie en France est celle des semi-conducteurs. Compétitive au niveau mondial, elle peut devenir une technologie d'avenir et est développée au CEA LITEN à Grenoble. Il y a là un enjeu à la fois scientifique et industriel, économique mais aussi d'innovation pour identifier la forme de qubit qui sera la plus rentable et qui se prête le mieux à une intégration à grande échelle.

De plus, des discussions portent sur la création d'un standard international pour établir des comparaisons objectives qui permettront de dire que telle ou telle technologie ou telle ou telle équipe est la plus en avance.

Personne ne sait à quel horizon se réalisera l'ordinateur quantique ; ça peut être quelques années, ou 10, 20 ans ou encore plus. Il est presque certain que l'ordinateur quantique n'arrivera pas de sitôt ; et même quand il apparaîtra, il n'aura pas vocation à remplacer l'ordinateur classique. La voie la plus probable sera une coexistence entre les ordinateurs classiques et les ordinateurs quantiques. Peut-être même une coexistence de plusieurs technologies d'ordinateur quantique ! Ces dernières années, dans le cas de la reconnaissance faciale, par exemple, on a vu des architectures, dites en réseaux de neurones et basées sur des processeurs graphiques, cohabiter avec des architectures classiques ; de la même façon, on pourra voir des technologies classiques et quantiques cohabiter dans le futur.

Même quelques qubits bruités pourront se combiner à une architecture classique pour apporter, sur certaines tâches précises, des « accélérations quantiques », avec, pour un algorithme, une partie du travail traitée de façon classique et une partie traitée de façon quantique.

Il reste beaucoup d'incertitudes pour l'instant, mais, en même temps, il s'agit de technologies sur lesquelles il est vital pour la France de se positionner, avec un possible enjeu majeur en termes d'équipements à travers le monde.

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