Intervention de Cecilio Madero Villarejo

Réunion du lundi 17 juin 2019 à 16h00
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Cecilio Madero Villarejo, directeur général adjoint en charge des affaires antitrust à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne :

Merci, monsieur le président, de donner à trois fonctionnaires de la Commission européenne l'occasion de vous aider dans vos travaux. C'est un honneur pour nous d'être entendu par cette commission d'enquête de l'Assemblée nationale. Vous voudrez bien m'excuser car mon français n'est pas aussi fluide qu'il le faudrait mais je vais faire de mon mieux.

En tant que directeur général adjoint, j'ai été en charge des affaires antitrust pendant sept ans et, depuis le 1er mars, je m'occupe des fusions et concentrations. En fait, je cumule les deux fonctions en attendant la nomination de mon successeur aux affaires antitrust.

Quel est le contexte, du point de vue de la Commission européenne ? La situation a beaucoup évolué par rapport à celle qui prévalait il y a encore quelques décennies. Sous l'effet de la concurrence dans la grande distribution, les consommateurs ont désormais à leur disposition des produits alimentaires d'une variété et d'une fraîcheur sans précédent, à des prix raisonnables et dans un nombre toujours plus grand de points de vente.

Pour arriver à ce résultat, la grande distribution a dû réaliser des économies d'échelle dont, à notre avis, tout le monde a profité : les consommateurs mais aussi les fournisseurs qui ont beaucoup moins de difficultés à distribuer leurs produits. Il suffit de comparer la France avec d'autres pays européens – l'Italie, la Pologne ou la Grèce, par exemple – où un fournisseur doit passer par de nombreux systèmes complexes de grossistes, pour se rendre compte que ce pays est du bon côté en ce qui concerne la distribution dite « moderne ».

Dans ce contexte, les opérateurs raisonnent en grande taille pour se rapprocher du consommateur et satisfaire ses exigences toujours plus variées, dans des délais sans cesse plus courts. Quoi qu'ils disent dans les enquêtes, les consommateurs se montrent toujours plus sensibles au prix. Les personnes qui ont du mal à faire face aux dépenses du quotidien mais aussi les consommateurs plus aisés ne veulent pas payer des prix élevés pour leur nourriture. Que l'on approuve ou non cet état de fait, il semblerait que tout le monde veuille des produits bon marché. Selon nos études, le prix est le premier facteur d'achat et, partant, de choix du magasin où le consommateur va faire ses courses.

Partout en Europe, les distributeurs qui gagnent des parts des marchés sont ceux qui affichent les prix les plus bas : les discounters de type Aldi et Lidl dans beaucoup d'États membres ; les champions des prix bas de certains marchés nationaux comme Leclerc en France et Colruyt en Belgique.

Face à cette exigence de prix bas, l'offre des produits de marque est assez – voire très – concentrée dans nombre de catégories. Cela signifie que les grands fournisseurs de produits de marques nationales représentent à eux seuls près de la moitié des ventes ; ils ont acquis depuis longtemps un fort pouvoir de négociation et ils peuvent augmenter les prix de manière non négligeable. En France, par exemple, l'essentiel des ventes dans beaucoup de catégories – thés, cafés, eaux minérales, sodas, céréales, poudres de chocolat, produits laitiers et autres – est dans les mains de trois, deux ou parfois un seul fournisseur.

Il existe donc des raisons objectives qui poussent les distributeurs à obtenir des économies d'échelle, synonymes aussi de gains de pouvoir de négociation. C'est ce qui a conduit très tôt à la création de centrales d'achat dont la Commission européenne s'occupe. Ces centrales d'achat regroupent des commerçants qui vendent sous des enseignes distinctes – en France, l'exemple typique est celle de Leclerc et Intermarché. Ces enseignes ont grandi au point de devenir parfois les plus gros opérateurs de marché. Le secteur est aussi marqué par des opérations de fusion-acquisition dont mes fonctions actuelles m'amènent à m'occuper. Je vous assure que nous avons du travail.

La Commission pense que ces alliances ont des effets bénéfiques qui ne se limitent pas aux seuls distributeurs. Selon une étude de la Banque centrale européenne – BCE –, la présence d'alliances se caractérise par des prix plus bas pour les consommateurs. La concentration à l'achat peut aussi être bénéfique en termes d'innovation. Certains ont parfois du mal à comprendre que l'agriculture et l'innovation peuvent aller de pair, que ces deux choses ne sont pas contradictoires. Il y a quelques années, nous avions commandé une étude économétrique approfondie portant sur des centaines de magasins à travers l'Europe. Elle a montré que l'augmentation de la concentration à l'achat était associée à une plus grande fréquence d'apparition de nouveaux produits dans les rayons des magasins, voire d'innovations. Selon les auteurs de l'étude, les fournisseurs – eux-mêmes très concentrés – sont obligés d'innover davantage pour convaincre un nombre plus limité d'acheteurs de prendre leurs produits.

Cependant, les alliances à l'achat peuvent aussi avoir des effets négatifs et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne commence à s'y intéresser. Elles peuvent susciter au moins trois types de problèmes.

En premier lieu, elles peuvent servir de véhicules de coordination des prix, ce qui contrevient aux règles de concurrence applicables au niveau du traité, notamment parce qu'elles peuvent annuler les effets bénéfiques dont je viens de parler. Cela est interdit par le droit de la concurrence, quelle que soit la taille du marché couvert par l'alliance. Ce souci est d'autant plus pertinent dans des cas où, comme en France, les distributeurs changent fréquemment d'alliance. Cette tendance se développe aussi dans les alliances internationales. La réponse à ce type de comportement est l'application du droit de la concurrence et je vous assure que la commissaire, Mme Margrethe Vestager Hansen, n'hésite pas une seconde à le faire lorsque les conditions sont réunies.

En deuxième lieu, les alliances peuvent réduire structurellement la concurrence entre distributeurs si les partenaires se trouvent être les principaux concurrents en aval pour la vente au consommateur final. Dans les cas extrêmes où tous les distributeurs d'un marché s'entendent pour acheter tous les produits qu'ils vendent, ils auront les mêmes assortiments et, comme par hasard, quasiment les mêmes prix, car ils n'auront plus d'intérêt à se faire concurrence. Une telle situation a été observée en 2014 en Italie et les autorités de la concurrence nationales ont agi de façon très professionnelle pour y mettre fin. Il est très rare que ce soit aussi simple – tout le monde se mettant d'accord sur le même assortiment et le même prix – car il existe la plupart du temps d'autres concurrents en aval qui ne sont pas membre de l'alliance. Dans ce cas, il faut voir si ces concurrents extérieurs sont suffisamment forts pour obliger les membres de l'alliance à transmettre leurs économies à l'achat aux consommateurs. En se fondant sur des observations empiriques et des études économiques sérieuses, nos lignes directrices « horizontales » considèrent que ces problèmes sont peu probables quand les parts de marché ne dépassent pas 15 %. En cas de problème, il faut mener des enquêtes de confiance et appliquer les règles de concurrence.

En troisième lieu, les alliances peuvent affecter négativement l'offre en amont si l'alliance couvre une très grande partie du marché et force les fournisseurs à dégrader leurs offres ou à diminuer l'innovation. Là encore, nos lignes directrices considèrent que ce problème est peu probable quand les parts de marché ne dépassent pas 15 %. Au-delà de ce taux, il faut voir. Ce problème risque de toucher les petits fournisseurs plutôt que les grands qui couvrent une large partie du marché. Là encore, la réponse consiste à mener des enquêtes de concurrence sur le plan national – en France, vous êtes très bien servi avec l'Autorité de la concurrence – ou européen lorsque plusieurs États membres sont concernés.

Pour résumer, les alliances entre distributeurs ont des raisons objectives d'exister mais elles comportent des risques qui peuvent être traités par des enquêtes de concurrence appropriées. Je le répète : nous n'hésitons pas à le faire lorsque les conditions sont réunies. En France, nous avons récemment mené des inspections au siège de plusieurs sociétés faisant parties de ces alliances. Ces enquêtes étant en cours, je ne peux pas vous en dire grand-chose mais vous pouvez imaginer que lorsque nous effectuons ce genre de visites surprises, en France ou dans un autre État membre, c'est que nous pensons que certains éléments nécessitent au moins une vérification pour nous assurer d'un strict respect des règles de concurrence applicable.

Cela étant dit, il existe d'autres problèmes générés par les distributeurs, que le droit de la concurrence ne peut pas régler. Avec humilité et objectivité, je peux vous dire que nous ne prétendons pas pouvoir tout faire et tout régler avec le droit de la concurrence. Il faut d'autres instruments. C'est pourquoi le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne ont récemment adopté une directive sur les pratiques déloyales de la chaîne agroalimentaire, qui est entrée en vigueur le 30 avril dernier et que les États membres devront transposer dans les deux ans à venir. Indépendamment des alliances et des distributeurs, la taille de certains opérateurs dans la chaîne agroalimentaire leur donne un pouvoir de négociation par rapport aux petits fournisseurs, qui peut être mal utilisé et conduire à des pratiques commerciales abusives. Celles-ci doivent être appréhendées par la directive et les règles concernant les pratiques déloyales et pas nécessairement par les règles de concurrence.

Le problème existe et c'est pour cela que nous avons proposé cette directive. Avec notre approche, les institutions européennes cherchent à éliminer les pratiques manifestement abusives qui sont généralement inefficaces. En même temps, cette approche laisse aux partenaires la possibilité de se mettre d'accord sur des pratiques – telles que les contributions à des promotions – qui peuvent être efficaces et bénéfiques pour les petits partenaires. Cette directive ne peut pas tout régler mais elle représente un précédent important. Le législateur national est libre de compléter ces dispositions en fonction de la situation spécifique du marché du pays.

Pour conclure, je tiens à répéter qu'à la Commission, en particulier à la direction de la concurrence et à la direction générale de l'agriculture et du développement rural, nous n'hésiterons pas à appliquer ces règles si les conditions sont réunies. Je vous remercie de votre attention.

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