Intervention de Matthieu Auzanneau

Réunion du jeudi 4 juillet 2019 à 9h15
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Matthieu Auzanneau, directeur du think tank The Shift Project :

– Je vous remercie de me faire l'honneur de me permettre de m'exprimer sur les actes nécessaires pour répondre aux objectifs de la programmation pluriannuelle de l'énergie, et plus largement sur les engagements en matière de transition énergétique que la France a pris devant la communauté internationale à l'issue de la COP 21, au Bourget, en décembre 2015.

Je dirige l'association d'intérêt général The Shift Project, un groupe de réflexion qui a pour vocation de favoriser l'émergence d'une conversation éclairée sur les enjeux de la transition énergétique. Cette association est soutenue par les pouvoirs publics et financée par de grandes entreprises françaises qui cherchent à construire, à travers la transition énergétique, un avantage stratégique, pour une économie sans énergies fossiles.

Sortir des énergies fossiles est bel et bien l'objectif central de la transition à laquelle s'est engagée la France. C'est une tâche colossale, sans doute de loin le plus grand défi lancé aux sociétés techniques depuis la Révolution industrielle. Viser la neutralité carbone à l'horizon 2050, comme s'y est engagée solennellement la France, revient à baisser nos émissions d'environ 5 % par an chaque année, au cours des 30 prochaines années. Cela n'est jamais arrivé, sauf en temps de guerre ou en cas de récession grave. Sortir des énergies fossiles carbonées (pétrole, gaz, charbon) revient tout simplement à changer le « système sanguin » de notre société.

Pour y parvenir, il nous semble, au sein du Shift Project, que la République est en train de se tromper de méthode. Nous avons pensé jusqu'ici que les outils à notre disposition tiennent lieu de plans de montage. La stratégie nationale bas carbone, qui sert de cadre à la programmation pluriannuelle de l'énergie, n'a de fait, pour l'heure, de stratégie que le nom. Ce n'est qu'une boîte à outils. Si vous préférez, c'est une liste de courses optionnelle, avec de probables contradictions internes entre les options proposées. La crise des « gilets jaunes », dont le déclencheur a été – ce n'est pas un hasard – le prix du pétrole, a été la démonstration flagrante de ce problème de méthode. Nous avons voulu croire que l'outil, qu'était la taxe carbone, tenait lieu de plan de montage, de stratégie. Nous avons fait le pari bancal de l'acteur économique rationnel : « Français, paie tes taxes ou fais un choix économique rationnel ». Cependant, quand un citoyen habite loin d'un centre-ville, il n'a pas d'autre choix que de prendre sa voiture. Cette alternative et cette stratégie, la République doit en débattre, afin de les concevoir, les financer, les construire, en un mot les planifier.

Nous pouvons fournir hélas de nombreux exemples – Didier Roux vient déjà d'en donner quelques-uns – de la courte vue actuelle de la République, de son manque de consistance et d'audace pour tenter de boucler la très difficile équation de la transition énergétique. Le législateur, par exemple, n'a aujourd'hui aucun moyen de connaître les disponibilités réelles et effectives de la France en biogaz, et surtout les contreparties nécessaires pour mobiliser ces ressources. Le législateur n'a pas le moyen de se faire une idée des contreparties nécessaires et des conditions qui limitent un développement massif de la mobilité électrique. Le législateur ne peut qu'être dubitatif face au manque d'infrastructures massives de stockage. RTE (Réseau de Transport d'Électricité) montre que plus on accroît la part des sources renouvelables d'électricité intermittente, plus les émissions de CO2 du système électrique augmentent ou promettent d'augmenter. Le législateur est enfin bien en peine pour mettre en adéquation les objectifs de rénovation des bâtiments avec la loi. Je pourrais multiplier les exemples.

La transition énergétique est un enjeu systémique. Par définition, elle réclame une planification au sens plein du terme, ce qui suppose une discussion démocratique patiente, sans raccourci ni pensée magique, à la hauteur de l'enjeu vital que constitue la sortie des énergies fossiles. Ce constat est aujourd'hui partagé par de nombreux chefs de grandes entreprises industrielles, par certains des champions internationaux que compte l'économie française, par des responsables du patronat aussi bien que par les organisations syndicales.

Pourquoi est-ce un enjeu vital ? Parce que la France est confrontée à une double contrainte carbone. Le climat n'est pas la seule raison, excellente et urgente, de sortir des énergies fossiles. La France et l'Europe sont cernées par des zones pétrolifères en déclin, comme l'Algérie ou la mer du Nord (un cas d'école en la matière) ou au bord du déclin comme, de son propre aveu, la Russie. Celle-ci fournit à elle seule plus d'un quart des approvisionnements de pétrole brut de l'Union Européenne.

Depuis la dernière campagne présidentielle, The Shift Project n'a eu de cesse de défendre la nécessité d'un plan et l'exigence pour la République de se doter de moyens concrets pour construire un plan techniquement réaliste, économiquement salubre, et socialement accepté, voire désiré. Nous nous appuyons pour cela sur un texte que nous avons appelé le « Manifeste pour décarboner l'Europe », signé, durant la campagne présidentielle, par plus de 80 dirigeants de grandes entreprises, par de nombreuses figures académiques et auquel Emmanuel Macron a apporté son soutien. Aujourd'hui, grâce à la création du Haut conseil pour le climat et à la volonté de réunir une consultation de citoyens tirés au sort, nous avons les ferments du dialogue nécessaire, mais il s'agit de ferments épars. En particulier, où sont les entreprises dans ce dialogue ? Les entreprises doivent déjà instruire leur stratégie dans un avenir sévèrement contraint et disruptif. La France a le devoir moral mais aussi l'opportunité historique d'agir.

Nous proposons que la République se dote d'une structure ad hoc de dialogue public-privé, capable de décrire effectivement, secteur par secteur, un chemin compatible avec la neutralité carbone. Nous n'avons pas bouclé l'équation. Nous n'avons pas cherché à le faire. Personne dans le monde n'a en fait cherché à le faire. C'est pourquoi la première nation qui montrera la voie d'un monde débarrassé de l'emprise, qui deviendra mortelle, des énergies fossiles se dotera d'un avantage comparatif décisif pour les décennies de bouleversements qui viennent, et montrera une voie historique salubre.

Construire un plan, une économie, une politique économique au plein sens du terme, à la mesure de l'enjeu, réclame une méthode. La sobriété systémique est nécessairement la pierre d'angle d'une telle méthode. Qu'appelle-t-on sobriété systémique ? C'est la recherche de la plus grande sobriété techniquement possible et démocratiquement désirable pour les grands systèmes techniques, agricoles, industriels, de transport, d'habitat et de services. Bien ordonnée, en conformité avec l'analyse intégrale d'un problème qui est d'abord physique, puis technique, et enfin seulement socio-économique, la sobriété de nos systèmes conduira l'économie à faire des économies et par conséquent, à recréer des marges d'investissement pour l'avenir. Ces marges sont aujourd'hui absentes en dehors de tout subterfuge monétaire.

La mise en oeuvre d'un plan de transition à la hauteur des objectifs de l'accord de Paris constitue un projet sociétal total, novateur, désiré, fédérateur, historique et vital. Il réclame des efforts de chacun pour recréer une capacité à investir dans notre avenir. Il réclame aussi de renoncer au modèle dominant de la voiture individuelle, par exemple, et réclame aussi d'urgence des formes d'obligation intelligentes de rénovation de l'habitat. Il ne s'agit pas de demander aux gens de « se serrer la ceinture » : la sobriété systémique consiste, au contraire, à soulager le budget des gens les plus modestes. C'est vrai notamment pour le développement des transports partagés. C'est aussi vrai d'évidence pour les économies d'énergie dans l'habitat. Au niveau macroéconomique, ce principe d'épargne, d'économie économe, permettra de résorber le déficit de notre balance commerciale, qui est grosso modo égal à notre facture des imports d'énergies fossiles. Aujourd'hui, la démarche d'un Donald Trump est plus cohérente que la nôtre. Ce serait un déshonneur pour la France de continuer à reculer devant l'obstacle. Je vous remercie.

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