Intervention de Bernard Tardieu

Réunion du jeudi 4 juillet 2019 à 9h15
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Bernard Tardieu, membre de l'Académie des technologies :

– Notre pays s'est engagé à diminuer ses émissions de gaz à effet de serre et c'est le seul argument qui nous conduit à faire cette transition énergétique si importante. Cette transition énergétique est importante pour la France, mais elle n'est pas très significative au niveau mondial, comme vous le savez. Personne d'autre que nous ne prendra les décisions qui prépareront le rôle que notre pays jouera dans le monde de demain. Cette transition industrielle est entre nos mains et dans les mains de personne d'autre. Cette transition industrielle doit guider la recherche. La recherche n'est pas en avance puisque cette transition industrielle est guidée par la politique. C'est un point important.

Bien sûr, cette transition industrielle a déjà démarré dans le domaine de l'électricité, dont nous avons beaucoup parlé ce matin, et du chauffage. À notre avis, le bouleversement le plus important de l'industrie de notre pays et du monde concerne l'ensemble de la mobilité. Il touche tous les transports : terrestre, aérien, fluvial et maritime. D'ailleurs, depuis le début de la matinée, je regarde la carte de France des voies navigables affichée au mur de la salle et vois que le canal Seine-Nord Europe, dont nous commençons la construction, n'y est pas mentionné. Pourtant, il va éviter que des chaînes de poids lourds transportent vers Paris les containers qui arrivent de Rotterdam et d'Anvers.

Le sujet de la mobilité est important, parce que c'est toute l'industrie, du carburant jusqu'à l'objet final, qui sera modifiée. Nous avons abordé ce problème industriel dans plusieurs avis ou rapports – sur les métaux rares, sur le méthane, sur la réglementation thermique du bâtiment, sur les compteurs communicants – et en ce moment, nous travaillons sur l'hydrogène, sujet hautement politique au sein de notre Académie des technologies. Ce qui nous paraît le plus important pour guider la recherche est de savoir que nous avons besoin de créer des écosystèmes industriels qui soient porteurs pour un marché mondial.

La recherche est en cours, souvent à très bon niveau en France, pour la mobilité. Je vais rappeler quelques exemples que vous connaissez déjà : les batteries embarquées qui pourraient utiliser d'autres métaux que le lithium ou le cobalt, plus denses et plus efficaces que ceux-ci ; les super-condensateurs pour les transistors pour l'électronique de puissance ; des piles à hydrogène miniaturisées par des nanotechnologies, et si possible avec moins de platines ; des électrolyseurs qui permettent de produire de l'hydrogène dans toutes les configurations de sources d'électricité, de proximité de la demande et de stockage ; des membranes pour ces appareils, très importantes car nous les importons toutes ; de nouveaux process d'exploitation de l'hydrogène natif ; des avancées pour l'électronique de puissance, sous l'angle de la régulation et de la sécurité des systèmes ; des stations de recharge pour édifier les systèmes d'alimentation ; mais aussi les biocarburants, avec une pensée particulière pour le grand continent voisin qu'est l'Afrique. Nous pensons que la profondeur du marché de l'occasion impliquera un long délai pour obtenir une transformation intégrale du parc vers un fonctionnement différent. Comme cela a été dit, le fait de remplacer une partie du carburant fossile par un carbure bio-généré est un progrès majeur pour ce continent. On peut également mentionner la production de lithium à partir de l'eau géothermale, dans le fossé rhénan, et les différents moyens de stocker de l'hydrogène, y compris à grande profondeur.

Même si toutes ces recherches, souvent magnifiquement menées, débouchent, s'il n'y pas les écosystèmes industriels pour les développer à grande échelle, c'est-à-dire des industriels fabricants – et pas seulement des ensembliers –, des réseaux de sous-traitants et des banquiers – l'existence d'un appui bancaire indique le risque financier –, soit tout un ensemble de systèmes qui permettent de créer des marchés au départ pour alimenter ensuite le marché mondial, nous ne préparerons pas réellement l'avenir des Françaises et des Français.

Du point de vue de la recherche, il n'est probablement pas souhaitable que la stratégie vise les grands ensembles. Souvent, les grands ensembles conduisent à importer des composants. Nous pensons qu'il faut vraiment développer des composants essentiels à forte valeur ajoutée, dont tout le monde aura besoin et pour lesquels nous pouvons avoir de l'avance, ou au pire un retard pas trop important, qui reste rattrapable. Nos grands sous-traitants automobiles exportent dans le monde entier des composants indispensables pour les voitures. Nous en exportons plus que des voitures elles-mêmes. L'idée des constituants essentiels doit guider la recherche vers ce que sera notre industrie de demain.

Nous ne savons pas du tout comment se fera, dans le domaine de la mobilité, l'arbitrage entre le véhicule électrique 100 % batterie et le véhicule hybride avec de l'hydrogène. Le fait que cette inconnue concerne le monde entier constitue une raison de plus pour se préparer. Il y a cependant un consensus pour dire, d'une part, que la transition sera très lente à cause, une fois de plus, de la profondeur du marché de l'occasion, d'autre part, que le caractère progressif de cette transformation génère un problème de taille de marché. Or, on ne s'engage pas industriellement pour la production de séries sur un marché trop restreint. Il existe un consensus pour dire que les premières séries industrielles de composants concerneront des chariots industriels, des flottes commerciales – cela peut être le train, le bateau ou le camion – captives, avec des transporteurs qui n'ont pas la même approche financière que des acheteurs de voiture individuelle ni la même exigence en termes de taux d'utilisation.

Le développement prévisible de ces marchés va guider les industriels. C'est cela qui doit inspirer la recherche pour aller en priorité vers des marchés à forte valeur ajoutée et à capacité d'exportation. Je le répète, il s'agit d'une mutation politique qui ne peut pas être guidée uniquement par l'inertie du progrès que nous avons envie de faire dans la continuité de ce qui existe. Nous devons vraiment changer et pour cela, la recherche doit écouter le marché qui va se créer sous l'incitation de l'État.

Je comprends très bien par ailleurs l'importance du critère de la création d'emplois dans cette réflexion. Il se trouve que j'étais le mois dernier en Corée où j'ai visité une usine de fabrication de panneaux solaires, qui faisait la surface de 10 terrains de football, et il n'y avait personne à l'intérieur. Ce n'est donc pas le prix de la main-d'oeuvre qui faisait la différence. L'impact sur la main-d'oeuvre ne réside pas dans l'usine mais dans la fabrication des robots, dans la préparation des réseaux (que ce soit pour l'électricité ou l'eau, les routes, le transport), dans la logistique et plus généralement dans l'ensemble du système économique. Il ne faut pas chercher à créer de l'emploi pour créer de l'emploi. Il faut créer de la valeur et c'est cette valeur qui créera l'emploi.

Sur un dernier point, nous avons déjà largement évoqué les SHS. Nous y sommes extrêmement sensibles. Quand nous avons travaillé sur les compteurs communicants, nous ne parlions que de cela. Une remarque m'avait été faite par mes confrères et amis des SHS au CNRS : le mot « acceptabilité » est très souvent perçu comme ayant un contenu manipulateur. Il vaut mieux parler de perception, parce que la perception implique de s'intéresser à la compréhension des mécanismes, et non pas seulement à comment me contraindre à les accepter.

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