Plus que d'autres, peut-être, la question bioéthique convoque le meilleur de nos consciences humaines. À vrai dire, c'est presque un peu malheureux : nos consciences sont-elles suffisamment en éveil, suffisamment précautionneuses, face aux enjeux plus quotidiens du climat, de la santé, du travail, du chômage, des inégalités ou de la démocratie qui, chacun, posent de lourdes questions éthiques ?
Toujours est-il que le pouvoir acquis par l'humanité sur la vie elle-même, à travers la connaissance et la technologie – la condition humaine devenant ainsi, sous certains aspects, réformable – , interroge de façon particulière notre destin commun. Que faire de ce pouvoir, de ce super-pouvoir et à quelles fins ? Que devenons-nous en l'exerçant ? Nous voici face à des questionnements vertigineux, parfois des doutes, face à des enjeux de civilisation qui peuvent engager l'avenir du genre humain.
Ces questions, si elles touchent à l'intime, n'en sont pas moins éminemment politiques. Elles nous amènent à une seule interrogation qui les sous-tend toutes : comment respecter la dignité de la personne humaine ? Contrairement aux apparences, poser la question ne suffit pas pour y répondre. Et il serait fou d'aborder cette discussion sans dire un mot de cette exigence fondamentale. Nous savons combien elle peut être battue en brèche par les logiques de marchandisation, d'instrumentalisation, de profit ou de rentabilité qui cherchent à s'insinuer partout où elles le peuvent.
Nous savons à quel point cette exigence peut aussi être mise en cause par des démarches totalitaires, déshumanisantes ou discriminantes. Nous devons faire l'effort d'envisager les choses à la bonne échelle, de prendre le recul et la hauteur de vue nécessaires, d'affronter les questions sans biaiser, de nous soucier de toutes les conséquences, en ayant le courage de tracer collectivement les frontières de l'éthique.
Cela requiert un débat profond, un travail d'élucidation du sens. Cela suppose de ne pas s'en tenir à une approche libérale, de marché, mettant en regard une offre et une demande. En d'autres termes, il ne peut y avoir de bioéthique sans frontières, sans conditions ni interdits. Le désir individuel ne peut suffire à s'affranchir d'une règle s'il va à l'encontre des fondamentaux communs essentiels à la communauté des humains.
Cette réflexion doit être menée avec considération pour les premiers concernés, parce que les sujets sont sensibles et que, derrière les décisions que nous avons à prendre, il y a des attentes, des désirs, et des possibles. Les réponses ne sont pas nécessairement en noir et blanc, ni les contours toujours faciles à tracer. Souvent, il s'agit de savoir sous quelles conditions peut s'exercer le pouvoir que nous confèrent les avancées scientifiques. Ni le libéralisme ni le conservatisme ne sont des options envisageables – ce serait mal poser le problème. Les sujets doivent être résolument examinés avec le souci de respecter à la fois tout être humain et tout l'être humain, la personne en tant que sociétaire de l'humanité passée, présente et à venir.
Ainsi, le champ des questions qui nous sont posées est vaste et la loi ne le couvre pas entièrement. Nous sommes sans doute en deçà des enjeux liés aux progrès de l'intelligence artificielle – IA – , des applications du big data, des démarches transhumanistes ou de la nouvelle guerre des étoiles. Il y a là des potentialités émancipatrices, mais aussi de quoi dénaturer l'humain, de quoi porter atteinte à nos libertés, de quoi altérer notre libre développement. De puissants moteurs, actionnés notamment par des intérêts privés, sont à la manoeuvre dans tous ces champs technologiques. Or la personne humaine est le fruit d'un processus civilisant dont elle est aussi le sujet. Alors, quelle humanité voulons-nous être ? N'écartons pas cette question, ne laissons pas la réponse être dictée hors de toute délibération démocratique.
Je veux dire ici la nécessité de fonder les choix que nous sommes amenés à faire sur des arguments cohérents et conséquents, qui prennent en compte les contradictions réelles.
L'assistance médicale à la procréation – AMP – a été développée ces dernières années pour les couples qui connaissent des difficultés à procréer. Il est proposé ici d'étendre la possibilité d'y recourir aux couples de femmes et aux femmes seules qui nourrissent un projet parental. Nous y sommes favorables. Selon certains, il s'agirait d'ouvrir un droit à l'enfant. Ce serait inacceptable si c'était le cas, parce que l'enfant est une personne qui ne saurait être chosifiée. Mais il s'agit, en l'occurrence, d'ouvrir non pas un droit opposable mais la possibilité d'accéder à une assistance possible dans son projet familial. Le texte n'invente pas les différentes formes de parentalité qui existent déjà dans la société. Au nom de quoi refuser un accompagnement, médical et social, dans des démarches dont on sait qu'elles peuvent être difficiles et parfois infructueuses ? Elles ne portent pas atteinte en elles-mêmes à la dignité humaine ni aux droits de l'enfant, dès lors que l'amour parental en est à la source.
En revanche, cette évolution s'inscrit dans une conception renouvelée de l'assistance médicale à la procréation avec donneur. Elle appelle à la repenser en s'extrayant des attendus de la vraisemblance et en assumant la force du don. Il convient de reconnaître que la parentalité naît du désir et du projet, qu'elle se construit dans la relation éducative et humaine, qu'elle est pleine et entière. Là sont les origines, non exclusives d'ailleurs, loin de toute conception biologisante de l'être humain : son développement et son émancipation sont tellement plus riches, tellement moins prédéterminés. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous exprimons des réserves sur la levée de l'anonymat du donneur, craignant de surcroît que celle-ci ne se transforme en une incitation sociale à la demander. L'anonymat est une condition indispensable du don. Le fait de porter atteinte à la philosophie du don telle que nous la connaissons n'est pas sans conséquences.
Par-delà toutes les possibilités existantes, pour préserver le sens donné à la naissance, il faut en rester à deux formules : l'assistance sans donneur lorsqu'elle est possible, et, lorsque tel n'est pas le cas, l'assistance avec donneur anonyme. L'ouverture à d'autres combinaisons ne conduirait-elle pas à d'autres démarches, risquées du point de vue éthique ?
Quant à la GPA – gestation pour autrui – , qui implique l'instrumentalisation, marchande ou non, du corps d'autrui, elle nous semble mettre gravement en cause nos principes éthiques.
Il s'agit donc non pas de nier la finitude des êtres humains que nous sommes, avec leurs facultés individuelles, et de faire semblant, mais bien d'assumer le fait que la société accompagne, dans les règles respectueuses de la personne humaine qu'elle se donne, l'accomplissement de projets familiaux.
Les dispositions relatives à la filiation ne doivent avoir d'autre but que d'établir l'égalité des enfants à naître au commencement du droit dans l'état civil. C'est pourquoi, nous défendions l'établissement d'une procédure identique, et vous avez fait un pas significatif dans cette direction.
Pour nous, la gestion de l'ensemble des activités liées à l'assistance à la procréation mérite un soin particulier. Aucun marché ne doit pouvoir se développer en ce domaine, aucun profit ne doit pouvoir en être retiré, quel qu'il soit – et je ne parle pas ici du juste salaire rétribuant le travail effectué. Il paraît donc nécessaire de développer de manière adaptée le service public, y compris pour gérer les démarches nouvelles ainsi que les fichiers de données. C'est pourquoi nous sommes vent debout contre l'offensive menée en commission visant à autoriser la conservation des gamètes par des établissements privés à but lucratif. Cette disposition doit être supprimée et les moyens doivent être donnés aux CECOS – centres d'études et de conservation des oeufs du sperme humains – de faire leur travail dans les meilleures conditions. Les enjeux que nous venons d'évoquer appellent des moyens sur lesquels, pour l'heure, nous n'avons pas d'assurances tangibles. L'éthique a un coût, et il faut l'assumer sans quoi nous philosophons, ce qui n'est pas inutile mais reste insuffisant.
Permettez-moi un mot sur le Laboratoire français de fragmentation et des biotechnologies – LFB – , dont le sort m'inquiète, puisqu'il semble prévu d'y faire entrer des investisseurs privés. À rebours de cette logique, il conviendrait de développer des capacités publiques en la matière. Mon amendement sur ce point a été refusé. Il ne sera pas examiné, alors que c'est bien un sujet de bioéthique dont l'Assemblée devrait avoir à connaître.
Je reviens un instant sur les données génétiques, qui font aujourd'hui l'objet d'un commerce à l'échelle internationale qui devrait inquiéter. Ces données sont à la fois individuelles et collectives, elles sont la matrice du genre humain. Le plus grand soin doit être apporté à leur devenir et leur utilisation. Les logiques de propriété des données, les exigences de stockage et autres contingences posent de vastes problèmes, au rendez-vous desquels nous ne sommes pas vraiment.
Pour ce qui est de la recherche, indispensable pour connaître, comprendre, et soigner, il convient – cela va de soi – de n'étendre son champ que dans les limites que nous déterminons, et sans céder à quelque pression que ce soit de la concurrence internationale en la matière, si l'éthique nous semble compromise.