Intervention de Camille Escudé

Réunion du mercredi 18 septembre 2019 à 9h40
Commission des affaires étrangères

Camille Escudé, doctorante sur la construction de la gouvernance régionale de l'Arctique :

Je suis professeure agrégée de géographie et je travaille à Sciences Po sur la coopération politique en Arctique, plus précisément sur le Conseil de l'Arctique. La gouvernance multilatérale a-t-elle encore une chance en Arctique ? Pourquoi je pose cette question aujourd'hui ? Parce que vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a eu quelques coups diplomatiques cet été. De nombreux discours de l'administration Trump en particulier ont un peu bouleversé les choses. Alors que, depuis la fin de la guerre froide, on disait que l'Arctique était une zone exemplaire de coopération scientifique, de paix, etc., il faut avouer que, depuis le début de l'année 2019, on peut se poser quelques questions ; la coopération multilatérale a-t-elle toujours une place en Arctique ? Je parle évidemment de la proposition de Donald Trump d'acheter le Groenland. Je parle également de deux discours de l'administration Trump, un premier de Mike Pompeo en mai 2019, en marge du Conseil de l'Arctique en Finlande où celui-ci a fustigé l'attitude agressive de la Russie et de la Chine en Arctique, et un discours beaucoup plus récent, dont nous avons moins parlé, début septembre en Islande, où cette fois-ci c'est Mike Pence, le vice-président des États-Unis, qui a tenu un discours semblable. Au-delà de l'anecdote de l'achat du Groenland, la question que je me pose, c'est : que signifient ces coups d'éclat de l'administration Trump pour la politique de la région Arctique ? Est-ce si anecdotique que cela ? Et surtout, le multilatéralisme en Arctique est-il aujourd'hui remis en cause, alors qu'on en avait vanté les succès jusqu'à présent ?

Ce multilatéralisme arctique est né en 1987 avec un discours de Mikhaïl Gorbatchev, président de l'Union soviétique, à Mourmansk, qui lance la coopération politique et parle de dénucléariser le nord de la planète, et surtout d'en faire une zone de coopération scientifique et de coopération autour des enjeux environnementaux. Aujourd'hui, il existe une multitude d'initiatives de coopération plus ou moins formelles en Arctique, dont la plus connue et la plus solide est le Conseil de l'Arctique qui est, de fait, aujourd'hui, le cadre privilégié de la gouvernance régionale. Ce n'est pas une institution internationale, mais un forum fondé sur la science avec un mandat essentiellement technique. Il fonctionne par groupes de travail auxquels participent également des scientifiques français autour de la protection environnementale et du développement durable. Il y a un certain nombre de groupes de travail qui visent à mettre en oeuvre des recommandations, des normes, mais qui sont ensuite appliquées selon le bon vouloir des États parties. Les décisions ne sont pas contraignantes juridiquement. Néanmoins, ce forum, ce Conseil de l'Arctique, auquel participent les huit États au nord du cercle polaire, mais également des participants permanents, c'est-à-dire des groupes autochtones et des observateurs – dont fait partie la France –, a souvent été présenté comme un succès de gouvernance multilatérale. Un exemple que l'on peut prendre, c'est celui de la crise ukrainienne. Malgré les sanctions de l'Europe contre la Russie, malgré des contre-sanctions, etc., la coopération scientifique en Arctique est restée plus ou moins bonne, et les réunions du Conseil de l'Arctique ont continué à avoir lieu. Les Premiers ministres et les présidents des pays ont continué à se rencontrer, un peu comme si de rien n'était. On a souvent eu l'impression que, parce que tout le monde a intérêt à la coopération environnementale, pour notamment développer des activités qui peuvent être économiques, personne n'avait intérêt à faire de cette zone une zone de guerre.

Le Conseil de l'Arctique et le droit de la mer, la convention de Montego Bay, sont les principaux cadres juridiques et politiques en Arctique qui font qu'aujourd'hui, il n'y a quasiment pas de revendications qui peuvent être émises par les États, hormis des mini-revendications. Je pense par exemple à l'île Hans qui est revendiquée à la fois par le Danemark et le Canada, mais il n'y a pas de quoi commencer une nouvelle guerre.

Néanmoins, il y a un contexte international qui, nous ne pouvons pas le nier, montre de l'intérêt pour l'Arctique. J'en veux pour preuve ce graphique qui montre l'entrée des observateurs au Conseil de l'Arctique, c'est-à-dire des États qui peuvent être présents pour observer les activités et participer au travail scientifique. Ces observateurs peuvent être des États, des organisations intergouvernementales, mais également des organisations non gouvernementales. Nous observons un pic en 2013, puisque sont rentrés au Conseil de l'Arctique de nouveaux observateurs, en particulier des observateurs asiatiques qui sont entrés en grand nombre avec la Chine, l'Inde, la Corée du Sud, Singapour, etc. Ils ont fait bondir le nombre d'observateurs et un peu déséquilibré la balance entre les États membres et les États observateurs. Ceci a provoqué la frayeur des États membres du. Ils ont un peu l'impression d'être observés – c'est le cas – et de perdre leur pouvoir politique dans les décisions de la région, puisque désormais, il y a tout un tas d'États qui peuvent, en marge des réunions du Conseil, faire des propositions politiques. Évidemment, cet intérêt politique traduit des intérêts économiques stratégiques forts.

C'est donc dans ce contexte que s'est produit cette année quelque chose de très étonnant pour les observateurs de l'Arctique. C'est la première fois pour la réunion ministérielle de 2019 du Conseil de l'Arctique – c'est-à-dire la réunion ministérielle qui concerne les chefs d'État des huit États de l'Arctique –, depuis la création du Conseil en 1996, qu'aucune déclaration commune n'a été signée. Je vous rappelle que cette déclaration n'a pas de valeur de loi. Néanmoins, traditionnellement tous les deux ans, une déclaration commune était signée, qui parlait de coopérer pour davantage de protection de l'environnement, etc. Cette année, l'administration Trump, alors qu'elle avait accepté en 2017, a refusé de signer cette déclaration parce qu'il était question du changement climatique et que cela ne lui plaisait pas. Ce blocage des États-Unis, d'après moi, peut être interprété comme un retour de la Realpolitik, alors que c'était un terme qui était quelque peu effacé de l'observation de la région. Les États-Unis ont pendant très longtemps laissé l'Arctique au dernier plan de leurs priorités. Il faut rappeler que les États-Unis sont une nation arctique grâce à l'Alaska, qu'ils ont acheté il y a à peu près cent cinquante ans. L'Alaska est l'un des derniers États à être entré dans la fédération des États-Unis. Depuis 2019, la diplomatie américaine multiplie les coups d'éclat. Je vous ai parlé du discours de Mike Pompeo au Conseil de l'Arctique où il refuse de signer cette déclaration en fustigeant l'attitude agressive de la Chine et de la Russie. Ce sont, pour lui, les deux ennemis qui sont identifiés.

Pour m'étendre un peu plus sur la Chine – nous aurons sans doute l'occasion de parler de la Russie –, ces déclarations états-uniennes viennent en contrepoint d'une présence chinoise qui est non seulement politique, mais surtout économique. La politique arctique de la Chine est apparue en janvier 2019, quand le pays a déclaré qu'il être un presque-État arctique, ce à quoi Mike Pompeo a répondu : « Il n'y a pas de presque-État arctique, il y a soit les États arctiques, soit les États non arctiques, et la Chine n'en est pas un. » Dans ce même discours, Mike Pompeo a donné le chiffre de 90 milliards de dollars d'investissement de la Chine en Arctique entre 2012 et 2017. Je n'ai pas eu l'occasion de vérifier ce chiffre. Cela me semble difficilement vérifiable. Néanmoins, que ce chiffre soit vrai ou pas, cela donne tout de même un ordre d'idée des investissements chinois en Arctique, qui sont présents dans des projets gaziers – on peut penser à Yamal, où la France est présente par le biais de Total dans le port de Sabetta en Sibérie – mais également dans des projets d'infrastructures dans les pays scandinaves, au Groenland, en Islande, etc. Dans le projet des routes de la soie chinoises, dont vous avez certainement entendu parler, il y a une route polaire de la soie qui passe par la route maritime du Nord.

Pour conclure sur l'état de la gouvernance en Arctique en septembre 2019, ce qui est intéressant, c'est que nous observons que ce sont les États-Unis qui sont finalement les trouble-fêtes du multilatéralisme arctique, peut-être comme ailleurs. Nous avons remarqué que ce n'était pas vraiment le « truc » de Donald Trump. Néanmoins, cela s'oppose à la Russie qui joue le rôle de la coopération, tout simplement parce qu'elle a des intérêts économiques prégnants en Arctique. La Russie n'a aucun intérêt à ce qu'il y ait des troubles politiques. Elle est active, de manière certes discrète, mais constante, dans la coopération politique. Nous savons qu'au nord du cercle polaire en Russie, c'est 10 % du produit intérieur brut (PIB) qui se joue. Ce sont 20 % des exportations, des ressources comme du gaz naturel liquéfié. La Russie a tout intérêt à faire profil bas et ici, ce sont les États-Unis qui tapent du poing sur la table face à cette menace perçue par eux de la Russie et la Chine. Cependant, la coopération technique continue à d'autres niveaux. Au Conseil de l'Arctique, le travail scientifique se poursuit à bas bruit, pas forcément au niveau de l'État, mais en tout cas avec des acteurs arctiques américains qui sont très actifs, par exemple l'Alaska. Quoi qu'il en soit, ces coups diplomatiques sont à prendre au sérieux. Parfois, nous avons tendance à ridiculiser ces prises de position. Il y a quand même des choses à prendre très au sérieux et qui interrogent aussi notre place en tant que Français et interrogent également la place de l'Union européenne, qui, dans toutes ces histoires, semble un peu hors-jeu. L'Union européenne est présente dans l'océan Arctique grâce au Groenland, mais de loin tout de même. D'après moi, cela pose aussi la question : face à ce combat de géants en Arctique, que peut faire l'Union européenne ? C'est une question que je soumets à votre sagacité.

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