Oui, mais la tendance – et c'est ce que fait l'IPEV –, c'est bien d'offrir une offre pluridisciplinaire, c'est pour cela que le bateau océanographique français polaire est assez important. Nous avons réellement besoin d'avoir une approche pluridisciplinaire quand nous cherchons à comprendre comment dysfonctionne ou fonctionne un système polaire, ou l'océan en général.
Ce papier écrit par un autre français basé à Tromsø vous donne le nombre de publications en biologie et en écologie marine en Arctique et en Antarctique depuis le début des années 1990, jusqu'en 2010. Nous avons plus de compétences, plus de savoir-faire, plus de connaissances en Antarctique qu'en Arctique. La raison principale, c'est Anne Choquet qui vous l'a donnée. Le fait que nous n'ayons pas de traité international en Arctique limite notre capacité à avoir des connaissances nouvelles et à accumuler des connaissances. La collaboration internationale chez les scientifiques n'est pas un vain mot. Je pourrai rebondir tout à l'heure sur la nécessité de se marier encore plus intensément avec nos cousins québécois ou canadiens et de continuer à développer nos travaux avec le Danemark ou la Norvège en Arctique. Il faut absolument que nous transférions nos compétences d'Antarctique vers l'Arctique dans une espèce d'urgence. Les Français ont des compétences en Antarctique. Les Bretons ont appris à travailler sous les tropiques, à travailler en Bretagne en milieu tempéré. Je peux vous montrer deux ou trois exemples où ce qui est mis au point en rade de Brest est très facilement applicable en Arctique aujourd'hui. Le concept de transfert de connaissances fonctionne bien, et c'est d'ailleurs ce qui attire, maintient, ou scelle nos relations avec le Danemark, la Norvège, ou le Canada, quand on parle d'Arctique. Ce n'est pas parce que nous sommes Français ou parce que nous avons quelques compétences que ces pays n'ont pas.
Il reste en Arctique et en Antarctique des défis technologiques qu'il va falloir relever, notamment ceux qui sont propres aux sciences de l'ingénieur. Nous avons déjà développé pas mal de capteurs. Nous avons une aptitude à mesurer en quantité et en qualité un grand nombre de facteurs avec des capteurs, comme nous le faisons dans un avion ou en aérospatiale. Il faut continuer. Nous avons développé beaucoup de connaissances en biologie moléculaire, notamment via des associations avec le Canada et en utilisant l'ADN environnemental. Nous faisons des listes d'espèces qui ne nécessitent plus des connaissances en faunistique, mais bien en génétique. Nous devons – et l'IPEV le propose – développer des méthodes d'observation automatisées. Notamment à Dumont d'Urville, il va nous falloir câbler et instrumenter les capteurs et en installer de façon pérenne, non seulement pendant les hivers polaires, la nuit polaire, mais pendant des années. Nous anticipons des mariages forts avec les gens qui sont capables de faire du traitement du signal, c'est-à-dire que les mathématiques vont rentrer assez drastiquement dans les sciences de l'environnement et dans l'écologie côtière polaire.
Il y a les défis naturalistes, c'est évident. Le climat change la répartition des espèces, mais le fait que nous cherchions à naviguer et à installer des ports etou à forer, etou à déplacer des touristes, contamine les eaux qui étaient pour l'instant dépourvues de contamination – ce n'est pas complètement vrai, parce que l'atmosphère avait apporté quelques contaminants – et introduisent du bruit. Là, les Français sont très bien placés. La Défense nationale a développé des connaissances, transférées aujourd'hui à ceux qui s'intéressent au bruit en milieu polaire. Il est évident que le bruit a un impact. Sur cette photographie, les invertébrés qui sont posés au fond au stade larvaire ont des soucis lorsque le niveau sonore augmente. Au pied de la base Corbel, le niveau sonore a déjà doublé ces dix dernières années du fait de la présence des bateaux touristiques l'été. Sur cette photo, ce que vous voyez, ce sont de vraies curiosités. Si je ne vous dis pas que l'eau est à – 2 degrés, que la photo a été prise à trente mètres de fond, vous n'imaginez pas que c'est un milieu polaire. Cela ressemble à un environnement tropical. La base Dumont d'Urville, à partir de trente mètres de profondeur, ressemble à la luxuriance – si on veut parler un peu de poésie et d'esthétique et arrêter de mettre des chiffres, c'est simplement beau, c'est une esthétique parfaite. C'est d'une poésie absolue. C'est tellement beau que vous avez du mal à revenir en Bretagne. Vous avez du mal à sortir de cette eau, même si elle est gelée. C'est réellement quelque chose de troublant. Une des difficultés est que nous ne comprenons pas comment ces animaux font pour supporter cinq ou six ans de banquise permanente, comment ils arrivent à jeûner pendant des périodes longues. Se posent des questions vraiment intéressantes sur la longévité de ces animaux, leur gigantisme, sur le taux d'endémisme. De vrais débats ont lieu dans la communauté scientifique sur la question de savoir comment apparaissent de nouvelles espèces et pourquoi le rythme des mutations en Antarctique est aussi élevé. Ce que vous voyez sur cette image est une prédominance de bryozoaires et d'échinodermes, c'est-à-dire d'oursins, de crinoïdes, et d'étoiles de mer. C'est une vraie curiosité, une vraie richesse. Nous ne comprenons pas encore comment cela a pu se fabriquer.
En Arctique, il y a 11 000 espèces qui sont reconnues. Nous sommes déjà certains qu'il nous en manque 3 000. Nous sommes donc en train de faire brûler l'immeuble, et nous ne savons pas qui habite le huitième, le neuvième et le dixième étages. Nous n'avons pas la liste des habitants de l'Arctique. Ce que nous savons, c'est que quand je vous parle de l'Arctique, vous imaginez les animaux comme sur cette photographie, vous imaginez des morses, l'ours polaire, mais il y a bien quelque 4 000 espèces qui vivent sous l'eau, soit dans la glace, soit dans la neige, ou dans le phytoplancton, dans la colonne d'eau, et 5 000 invertébrés dans le sédiment. Si nous nous fions aux données de nos amis canadiens sur la partie arctique, il y a autant d'espèces que dans la partie atlantique et dans la partie pacifique. Ce n'est pas vrai que l'Arctique est un endroit où la biodiversité est plus faible. Elle a la même biodiversité au fond que l'Atlantique, il faut retenir cela. L'autre élément, c'est la surface échantillonnée. La moitié d'un terrain de tennis a été échantillonnée pour avoir ce chiffre, pas plus que cela. Nous n'avons pas plus d'argent et plus de moyens. Même les Canadiens pourraient aller échantillonner des surfaces et avoir des chiffres sérieux à vous présenter. Quand on parle de limite, c'en est une vraie.
Les informations que nous vous donnons sont liées à des animaux qui ont vraiment des espèces charismatiques. Certains animaux servent de fer de lance, mais nous n'avons pas beaucoup d'informations sur la petite crevette ou le petit bivalve qui vit dans la vase à trois cents mètres de fond. Ce n'est pas complètement vrai, parce que nous inventons des méthodes, mais nous avons de vraies difficultés à vous donner des tendances autres que sur les espèces dites « charismatiques ». Ce que nous savons quand même, c'est qu'entre cinquante et soixante-dix kilomètres, pour les espèces marines, c'est le rythme de migration par décennie vers le nord. Nous présentons beaucoup d'informations sur un copépode ou un ours polaire. Quand vous enlevez la banquise, vous avez tendance à laisser pénétrer – il y a plein d'autres évènements moins sympathiques que celui-là – la lumière. La banquise a pour effet, surtout s'il y a de la neige dessus, d'arrêter la lumière, et donc d'interdire la photosynthèse et la présence de certaines grandes algues. Le goémon ne peut pas être là facilement et les forêts de laminaires vont avoir tendance à monter au nord quand la banquise va disparaître, parce que la lumière va augmenter. Il y a toute une communauté scientifique qui commence à dire que la biodiversité va augmenter puisqu'un nouvel habitat va apparaître. C'est un habitat riche. C'est celui-là qui nourrit des morues arctiques, qui permet d'abriter les crevettes. Nous n'avons pas encore imaginé les effets positifs mis en balance avec les effets négatifs. Nous sommes bien dans un schéma complexe de réflexion entre gains et pertes. En termes d'écologie, ce n'est certainement pas un budget facile à établir, puisqu'il y a pas mal de subtilité. Dans les subtilités que l'IPEV nous propose, il y a l'accès à la base du Svalbard. Voilà une photo que j'ai prise il y a dix ans, par quinze mètres de fond au Svalbard. La banquise n'était déjà plus là. Il n'y a plus de banquise permanente à l'ouest du Svalbard depuis plus de dix ans maintenant. Les laminaires s'étaient développées. Ce que je viens de vous dire était vrai. Ce que vous voyez là, c'est l'apparition vers le nord d'un petit oursin qui, lui, se développe et est en train de dévorer – cela s'est déjà passé en Alaska – la forêt de laminaires. L'oursin est un animal brouteur qui mange des végétaux. Certains deviennent brutalement carnivores et sont même capables de cannibalisme. N'imaginez pas que nous puissions imaginer ces différents scénarios partout, tout le temps. Nous sommes en train de bouleverser et de créer de l'instabilité dans les relations entre les espèces en milieu polaire.
Une découverte récente complexifie un peu cela. Nous venons de découvrir que, notamment en Arctique, les animaux qui sont dessous sont capables de changer leur régime alimentaire à peu près à leur guise. Cette découverte ne date même pas d'un an. Nous n'avions pas imaginé que des animaux ou des peuplements étaient capables de changer de régime alimentaire avec glace, sans glace, qu'une partie accepte cela très correctement. Quoi qu'il arrive, l'introduction d'espèces va changer. Le fait qu'il y ait des bateaux, que les courants marins changent, que la glace disparaisse et que la température change, des espèces vont être introduites. Nous sommes en train de parler de turnover. 60 % des espèces vont être remplacées par d'autres en Arctique, c'est le chiffre québécois.
Vous comprenez bien que nous avons besoin d'installer des observatoires et nous avons vraiment besoin de séries temporelles longues pour pouvoir conclure sur ce qui est en train de se passer et avoir un scénario à peu près cohérent à proposer à tout le monde. Parmi les méthodes de surveillance dont nous disposons, figure l'acoustique. Nous avons développé à Brest le fait que pas mal de crustacés, pas mal d'invertébrés émettent des sons lorsqu'ils bougent, communiquent, mangent, et se reproduisent. Nous utilisons ces sons pour détecter leur présence, leur transfert. À l'inverse, parmi les choses étonnantes que nous proposons à l'étude, il y a l'impact du bruit sur la fixation ou l'installation d'invertébrés en Arctique. Vous découvrez que des bruits de bateaux modifient le paysage – quand je dis « modifient », il y a un facteur cinq dans la quantité de larves, de moules, capables de se fixer si vous faites passer un bruit de bateau deux fois par jour. Or, nous en avons déjà la preuve au Spitzberg, et c'est vrai à Dumont d'Urville, que la quantité de bruit a tendance à augmenter. Au Spitzberg le niveau sonore moyen d'un été arctique là-bas a doublé.
Il nous reste à comprendre comment une coquille Saint-Jacques réussit à vivre dans la glace et ce qu'elle y fait pendant cinq ou six ans, coincée. Il y a une myriade de mystères pour les biologistes à résoudre en Arctique et en Antarctique.