La proposition de résolution qui nous est soumise aujourd'hui s'inscrit dans le droit fil du traité d'Aix-la-Chapelle signé en janvier dernier par le Président français et la chancelière allemande. Elle reprend une proposition adoptée par l'Assemblée franco-allemande le 23 septembre dernier. À ces deux reprises déjà, le groupe auquel j'appartiens s'est opposé aux dispositions que contient ce texte ; nous le ferons à nouveau aujourd'hui.
Il s'agit d'abord d'une opposition de principe à une vision de l'Europe comme un condominium franco-allemand. Nul ne conteste l'amitié entre nos deux peuples. Qu'on ne nous accuse pas de le faire, nous les héritiers de Jaurès, lequel en 1905 déjà se faisait, envers et contre tous, l'avocat de « la paix durable, la paix confiante entre l'Allemagne et la France ». Mais c'est précisément parce que nous sommes pétris de la grande tradition internationaliste que nous rejetons le duopole franco-allemand qui obsède tant les auteurs de ce texte. Ils prétendent mettre l'amitié franco-allemande au service de l'Europe ; en vérité, ils rabougrissent et détruisent l'Europe en la réduisant à un dialogue bilatéral entre deux nations qui s'arrogeraient le droit de marcher en tête et dicteraient leur volonté aux autres. Comment Madrid, Rome ou Varsovie accepteraient-elles pareille hiérarchie ? Parce que nous croyons à la coopération pleine et entière entre les peuples d'Europe et du monde, nous rejetons cette Europe franco-allemande.
La coopération entre les peuples que nous défendons ne peut être bâtie au prix du déni de leur souveraineté et de leur indépendance. C'est la seconde raison pour laquelle nous nous opposons à la vision qu'exprime ce texte. Lier d'emblée et par principe la France à des positions communes avec l'Allemagne, avant les rencontres européennes comme plus largement en matière de défense et de sécurité, ce serait renoncer à la vocation de notre pays « d'agir par lui-même en Europe et dans le monde », comme le disait le général de Gaulle. Déposséder le Parlement français de certaines de ses prérogatives au profit d'on ne sait quel conseil franco-allemand d'experts économiques ou de défense ; défaire l'unité et l'indivisibilité de la République en saucissonnant son territoire en improbables collectivités transfrontalières au statut incertain et au droit différencié ; imaginer des formes d'élaboration conjointe des droits français et allemand : ce serait fouler aux pieds l'article 3 de notre constitution qui proclame que « la souveraineté nationale appartient au peuple ». Défenseurs de cette souveraineté nationale qui est justement la souveraineté populaire et qui représente le fondement de notre République, nous ne saurions accepter d'y renoncer au profit d'une chimère franco-allemande.
De plus, en croyant consolider le prétendu moteur franco-allemand, l'on aboutirait en réalité seulement à renforcer un peu plus l'Europe allemande et austéritaire dans laquelle nous vivons déjà aujourd'hui. La formule et le constat sont du grand sociologue allemand Ulrich Beck, peu suspect de la germanophobie et du populisme dont nos contradicteurs ne manqueront pas de nous accuser.
Il est grand temps de considérer notre relation avec l'Allemagne avec lucidité : le traité d'Aix-la-Chapelle dont il est question aujourd'hui n'est que la dernière étape de la politique que M. Macron poursuit depuis le début de son mandat. Le Président n'a cessé de donner des gages à la chancelière allemande, faisant passer la France à la moulinette de l'austérité dans l'espoir d'arracher des concessions : une relance économique dans la zone euro, une meilleure gouvernance de celle-ci, une mutualisation des dettes souveraines. Qu'a-t-il obtenu ? Absolument rien. Le budget de la zone euro tant vanté par M. Macron a accouché d'une souris. Berlin continue de refuser d'abandonner son dogme austéritaire. Comment croire dans ces conditions que la convergence économique et sociale qui nous est proposée aujourd'hui serait autre chose qu'un nivellement par le bas, vers le moins-disant social et écologique ?
Pire, l'Allemagne revendique le siège permanent de la France au Conseil de sécurité de l'ONU. Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente du parti conservateur, l'a dit publiquement à M. Macron dans la lettre ouverte – on devrait dire le camouflet – qu'elle a adressée à la France en mars dernier. La coopération militaire que Berlin est disposé à envisager revient en vérité à un transfert des technologies françaises au bénéfice de l'Allemagne, et à une défense chevillée à l'OTAN. On reconnaît bien dans tout cela la politique que l'Allemagne a menée de façon presque continue depuis les débuts de la construction européenne, utilisant la coopération avec ses voisins pour regagner à leur détriment les capacités qu'elle avait perdues en 1945, sans rien céder en échange.
Ce n'est pas attenter à l'amitié franco-allemande que de faire aujourd'hui ce bilan raisonné : notre pays n'a pas les mêmes intérêts que la grande coalition qui gouverne aujourd'hui chez notre voisin. Graver dans le marbre une relation spéciale avec l'Allemagne serait un marché de dupes. Nous ne pouvons pas l'accepter.