Intervention de Gabrielle Radica

Réunion du mercredi 2 octobre 2019 à 16h15
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille :

Je vous remercie pour cette invitation à venir m'exprimer au sujet de l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle et je me réjouis de votre intérêt pour une approche philosophique de cette question.

La politique familiale semble rencontrer certaines exigences : elle doit faire sens pour tous, s'appuyer sur des principes clairs et lisibles, composer avec des moeurs et des pratiques qui résultent d'amples évolutions sociales. Enfin, elle inscrit son action dans la durée des familles, car l'alliance, la procréation, l'éducation, la solidarité, la redistribution économique représentent toujours des engagements à long terme. Changer leurs règles en cours de route ne peut se faire brutalement.

Une légitimité large et la continuité sont deux aspects de la cohérence dont vous suggérez qu'elle est décisive pour une politique familiale. Plus généralement, un parent, un enfant, un conjoint ne doit pas avoir le sentiment d'être tantôt reconnu comme tel, tantôt bafoué, en fonction des interlocuteurs publics qu'ils rencontrent, qu'ils soient maires, avocats, juges, médecins, personnel des crèches et des centres de protection maternelle et infantile (PMI) enseignants, assistants sociaux, psychologues, psychiatres, etc. Si les discours de ces personnes sont dissonants et leurs injonctions contradictoires, si la famille n'est pas la même pour l'état civil, les assistants sociaux et les médecins, les acteurs s'épuisent et se découragent.

En outre, une politique familiale libérale est confrontée à une tension entre le respect de la sphère privée d'une part, le volontarisme politique qui poursuit divers objectifs de promotion, de défense ou de protection de la famille d'autre part. Cette tension fait que l'on cherchera et refusera tout à la fois une définition de la famille. On répugnera notamment à expliciter dogmatiquement ou autoritairement les fonctions qu'elle remplit, alors que le gouvernement qui propose une politique familiale ne peut éviter d'avoir en vue certaines de ses fonctions.

Loin que le silence sur ce point soit souhaitable au motif que toute définition discriminerait ceux qui n'y satisfont pas ou qu'elle soulèverait trop de disputes, il faut plutôt tâcher de rendre une telle définition compatible avec le libéralisme ; elle doit donc être minimale, large, non restrictive et offrir une énumération non contraignante de fonctions familiales possibles : la procréation, les soins de vie, l'éducation, la solidarité, la socialisation, le soutien matériel… tous ces éléments pourraient y figurer utilement, sans qu'il faille pour autant les accomplir toutes pour se voir reconnaître comme une famille.

J'ajouterai quelques mots sur les principes d'égalité et de liberté auxquels la politique familiale française a régulièrement accordé une importance directrice, desquels elle peut continuer de tirer sa cohérence, et sur lesquels vous me questionnez.

La réalisation de ces deux principes en famille est délicate et sujette à toutes sortes de ratés. D'abord, la famille est un groupe différencié, asymétrique et même parfois hiérarchique. L'égalité, en ce sens, ne pourrait signifier la suppression de ces reliefs mais, plus modestement, la correction d'inégalités devenues insupportables : celles, par exemple, que subissaient les femmes avant les réformes du droit civil des années 1970 où les enfants autrefois dits illégitimes. C'est donc une visée plutôt correctrice que prométhéenne de l'égalité qu'il faut chercher.

La liberté, quant à elle, est exposée à de grands risques dans la famille car ce milieu rend possibles et abrite de multiples oppressions, dominations, exploitations, chantages et mauvais traitements contre lesquels chacun a besoin de garanties explicites et objectives.

Or deux attitudes symétriques nuisent au développement de cette complexe et fragile liberté familiale : l'excès d'intrusion et l'insuffisance d'intervention. Il est rare de prendre des mesures coercitives dans une famille sans menacer sa substance propre ; le sociologue Benoît Bastard ose dans une petite publication poser la question de savoir si les conjoints violents sont nécessairement de mauvais parents. Il remarque et déplore – mais il n'y a pas de bonne solution – que rares sont les décisions judiciaires dans ce domaine, par exemple les mesures d'éloignement, qui peuvent être inconditionnellement satisfaisantes.

À l'opposé, il n'est pas certain que la liberté familiale soit bien définie comme extension maximale de la sphère d'action de l'individu : son consentement, pour central qu'il soit – consentement au mariage, consentement au divorce… – n'est qu'une partie de la liberté en famille et il finit par la détruire si l'on se contente de lever toujours davantage les contraintes qui pèsent sur le choix des individus. Ainsi, la liberté de divorcer a paradoxalement pu diminuer, comme l'ont montré certaines études américaines, la capacité qu'avaient les femmes de négocier avec leur conjoint au sein du mariage aux États-Unis, faute de système de compensation suffisamment contraignant pour les maris qui voulaient divorcer. On pourrait craindre que la récente loi française sur le divorce ait des effets de ce type ; du moins faut-il y être attentif.

Je suis libre en famille d'abord si je me sens libre, et cette sécurité psychologique suppose que mon statut, mes liens de filiation, voire d'alliance, soient garantis et reconnus. La liberté familiale inclut la protection et la stabilité du lien familial et surtout du statut de membre de la famille. Ce statut se consolide si la personne est protégée contre les mauvais traitements, chantages et oppressions, toujours plus insidieux quand ils relèvent des proches. La liberté familiale ne s'oppose pas à ces statuts ; elle ne s'oppose pas non plus à toute contrainte ni à toute institutionnalisation : les individus qui forment une famille acceptent certains aspects du lien, ils cherchent la communauté et certains engagements et certaines dépendances ont du prix à leurs yeux.

Enfin, le privilège exclusif qui serait conféré à la liberté individuelle dans la définition globale de la liberté familiale délégitimerait l'action publique en matière familiale car il conduirait à ne relever que les interventions juridico-politiques intrusives et répressives ; on resterait aveugle au rôle constituant et protecteur que peut présenter l'action juridique et politique en matière familiale. Je ne critique pas la valeur du consentement, auquel je suis évidemment attachée, mais il ne doit être promu qu'en accord avec d'autres formes de liberté qui comptent tout autant en famille, en accord avec la spécificité de cette institution qui inclut l'individu et dont il ne peut seul tracer tous les contours.

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