Intervention de Gabrielle Radica

Réunion du mercredi 2 octobre 2019 à 16h15
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille :

Il s'agit là des questions 2 et 3 du questionnaire que vous m'avez adressé, relatives à l'évolution du modèle français de politique familiale, à sa cohérence, à ses résultats et donc aux efforts supplémentaires qui peuvent être faits. Pour ce qui concerne le droit privé, des efforts visibles et évidents ont eu lieu en faveur de l'égalité intrafamiliale à partir des années 1970 – années avant lesquelles la situation était scandaleuse –, puis les choses se sont soudainement accélérées avant d'être systématisées, si bien qu'en cette matière la question est quasiment réglée.

Il est important de repérer dans ces efforts les deux sens de la liberté que j'ai suggérés. Non seulement a eu lieu une reconnaissance très importante de la liberté avec l'introduction du divorce par consentement, du droit à la contraception et de la tolérance du concubinage, mais on peut relever et apprécier comme spécifique de la politique familiale française, pour ce qui concerne le droit civil, un texte qui fait pour moi figure de modèle : la loi sur l'autorité parentale conjointe, qui inscrit dans l'ordre public l'impossibilité de céder l'autorité parentale. Elle relève de ce fait d'une autre conception de la liberté, qui n'est pas la liberté de consentement mais la liberté comme statut inexpugnable garanti par le législateur, y compris contre les concernés eux-mêmes, qui ne sont pas à l'abri de certaines manipulations en famille. Cette dualité doit être maintenue dans les politiques familiales, car on ne peut transiger avec certains statuts ; cette loi, à mon sens, est exemplaire.

D'autre part, la politique française de soutien aux familles a été et reste extrêmement volontaire, active, soucieuse de détails et inventive, se traduisant par des aides pour la petite enfance mais aussi au soutien des proches malades, etc. Une autre spécificité française importante qui explique pourquoi, selon moi, rompre d'un coup avec des traditions me semble difficile, est l'ancrage résolu et clair des mesures prises en matière de politique familiale dans un projet politique, républicain : un consensus transcendant les oppositions politiques a toujours existé sur la compatibilité entre un modèle individualiste du citoyen et l'évidence qu'il fallait soutenir la famille.

Pour le reste, on voit que divers efforts de cohérence sont régulièrement fournis : par exemple, des efforts, documentés par Dominique Méda, ont eu lieu en faveur de la cohérence entre le temps de travail et le temps familial. D'autres que moi, tels Jacques Commaille ou le Collectif Onze, ont aussi remarqué que la politique familiale dépend de très nombreux autres secteurs sociaux et qu'elle ne peut tout faire seule. Comment défendre une politique familiale efficace s'il y a un fort taux de chômage, si les inégalités sont criantes, si la culture n'est pas distribuée de façon satisfaisante ? La politique familiale est un maillon d'une grande chaîne et sa cohérence interne n'est pas tout ; il faut aussi, notamment, concilier ses objectifs avec ceux du monde du travail.

Pour ce qui est plus particulièrement des allocations et des aides, on a pu dire que la cohérence de l'ensemble a pu pâtir d'un système à deux vitesses, la promotion sans précédent de la liberté et de l'égalité dans le droit privé se doublant dans le cas de familles défavorisées d'une surveillance et d'une tutelle parfois présentées comme la contrepartie du maintien de l'aide sociale – tutelle que ne subissent pas des familles qui peuvent se passer de cette aide et qui, pourtant, pourraient être tout aussi délinquantes sur tel point ou tel autre. Aussi Jacques Commaille oppose-t-il « un droit civil libéral et égalitaire » à un droit social et une aide sociale parfois plus normatifs voire tutélaires.

Au sein des allocations familiales elles-mêmes existe une tension entre universalisme et politique ciblée des aides. Il me semblerait tout à fait regrettable pour la cohésion sociale ou la solidarité de renoncer à l'aspect universaliste. Le coût serait que les bénéficiaires des aides apparaîtraient désormais comme des charges, des consommateurs passifs des aides, alors que le message à adresser à toutes les personnes qui « font famille » est qu'elles participent, ensemble, à un effort de renouvellement des générations, sans que certaines profitent et que d'autres payent pour les autres.

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