Les débats qui s'ouvrent cet après-midi exigent de nous un examen de conscience et un acte de responsabilité. Parce que nous ne détenons pas de mandat impératif, nous sommes disposés à nous déterminer librement, sans autre injonction que celle de notre intime conviction, loin des intérêts partisans. C'est le sens de notre mission constitutionnelle et du mandat que nous ont donné les Français par leurs suffrages : faire coïncider le destin de la France avec l'intérêt général.
C'est au nom de l'intérêt général que furent promulguées les ordonnances portant création de la sécurité sociale. C'est au nom de l'intérêt général que des femmes et des hommes avaient une certaine vision de l'homme et une haute vision de la France. Mais que reste-t-il de cette vision, que reste-t-il de l'héritage de ces noms gravés dans le marbre de l'histoire ? Que reste-t-il de l'ambition de Pierre Laroque, d'Ambroise Croizat, de Charles de Gaulle ou d'Alexandre Parodi, lorsque les lois de financement de la sécurité sociale n'ont d'autre horizon que l'orthodoxie budgétaire ?
Que reste-t-il de l'ambition du Président de la République, qui, pour la première fois sous la Ve République, a affiché une volonté politique claire et de premier plan en santé ? Que reste-t-il, madame la ministre, de votre ambition de transformer le système de santé, quand les mots ont un sens et qu'il n'y a dans ce texte ni les moyens budgétaires ni les moyens techniques d'emporter une véritable transformation ? Au vrai, ce texte résonne comme un camouflet pour l'ensemble des acteurs de santé et comme une oraison funèbre pour le système en général.
Ce projet de loi de financement de la sécurité sociale fait l'unanimité, mais l'unanimité contre lui, contre les principes mêmes qui ont présidé à sa rédaction, principes qui sont ceux toujours repris, mais de manière plus grave encore cette année, par une administration sourde à l'inquiétude des Français et à la sidération des professionnels, notamment hospitaliers.
Des organisations représentatives différentes par leur nature et par la diversité des intérêts qu'elles représentent se sont prononcées publiquement contre ce texte, qu'il s'agisse de la Mutualité française, du conseil d'administration de la Caisse nationale des allocations familiales, des syndicats de praticiens et des fédérations hospitalières. Les avez-vous entendus ?
Une récente enquête sur la santé, menée auprès des Français, se conclut par ces mots : « L'accès à de bons établissements de santé est, juste après l'éducation, la condition essentielle d'égalité des chances dans la vie ». Les avez-vous entendus ?
La semaine prochaine, les professionnels de santé hospitaliers, notamment ceux des urgences, viendront manifester leur colère, leur désespérance, leur amertume, leur fatigue. Les entendrez-vous ?
Madame la ministre, vous êtes assise, comme le Gouvernement, et sans doute aussi le Parlement, sur un baril de poudre. La crise de notre système de santé en est la mèche lente, allumée déjà depuis de nombreux mois. Je veux vous dire ce soir avec gravité mon inquiétude face à la déflagration qui ne manquera pas de se produire et pourrait consumer notre pays tout entier, bien au-delà de ce que la crise des gilets jaunes a pu emporter de conséquences ! À la lecture des Échos de ce jour, je ne suis pas loin de croire qu'à l'Élysée aussi on s'en inquiète.
Vous nous direz certainement, et à juste raison, que les épreuves que traverse notre système de santé sont profondes et qu'elles vous précédaient. Sur ce point, je ne saurais vous contredire. Néanmoins, s'il est aisé de condamner les errements du passé, rien ne peut masquer le manque de courage du discours et de l'action politiques, que ni les patients ni les professionnels de santé n'ont plus la force d'attendre.
Sans doute nous direz-vous encore que la loi du 24 juillet 2019 que nous avons adoptée ensemble, agrémentée des quelques menues mesures que contient ce budget de la sécurité sociale, suffira à répondre au naufrage annoncé de notre système de santé. Je vous avouerais alors que mon inquiétude est plus grande encore, parce que votre réponse serait dès lors, soit la manifestation d'un aveuglement politique, soit un aveu d'impuissance des capacités réformatrices de l'action publique.
Sans doute nous expliquerez-vous que le pacte de refondation des urgences, financé à hauteur de 250 millions d'euros par an pendant trois ans, est une réponse adaptée. Mais qui pourra croire que son financement, sans doute prélevé sur les autres moyens dévolus à l'hôpital, pourra panser les plaies béantes que la sous-évaluation des ONDAM successifs, depuis au moins dix ans, n'a fait qu'exacerber ?
Je vous répondrai que le témoignage des syndicats d'urgentistes, recueilli à l'occasion des auditions que j'ai pu conduire en préparation de ce PLFSS, la semaine dernière, est plus que glaçant. Le directeur du SAMU de Paris m'a dit : « Nous ne passerons pas l'hiver. »
La baisse du financement du secteur hospitalier est un signal éminemment dangereux envoyé aux personnels des hôpitaux en particulier, aux acteurs de santé en général, et à tous les patients, qui ne manquera pas d'agréger les contestations autour des 250 services d'urgence déjà en grève.
Le sous-financement, cette année encore, de l'ONDAM hospitalier portera la dernière estocade à notre service public de santé. Certes, il y a dans ce texte des mesures qui recueillent notre soutien, à l'instar du congé de proche aidant ou de celles relatives aux pensions alimentaires, mais la logique strictement comptable que ce PLFSS perpétue est mortifère. En étant ni plus ni moins ambitieux que ceux qui l'ont précédé, il n'est ni à la mesure de l'attente légitime des Français ni à la hauteur de cet héritage, qui, après sept décennies, continue de nous engager.
La sécurité sociale a pour raison d'être de soulager les citoyens, sans exclusive, sans distinction d'âge ou de classe sociale, des angoisses et des inquiétudes charriées par les aléas de la vie. Qui peut honnêtement encore dire qu'il n'est pas inquiet, alors que la désindexation des pensions de retraites supérieures à 2 000 euros frappera une fois de plus le pouvoir d'achat des retraités des classes moyennes, déjà durement touchés par la hausse de la CSG ? Qui peut dire qu'il n'est pas inquiet alors que la revalorisation des allocations ne sera plus indexée sur l'inflation, et alors que les patients accèdent avec de plus en plus de difficultés à l'hôpital pour se soigner et qu'ils ne trouvent plus de médecins de ville pour les recevoir en consultation ?
Qui peut parmi nous, sur l'ensemble de ces bancs, affirmer qu'il n'est pas inquiet des coups de boutoir de Bercy contre le principe de compensation intégrale des exonérations de cotisations sociales par l'État à la sécurité sociale ? À ce sujet, je veux saluer la position courageuse de notre commission des affaires sociales, qui a adopté les amendements de suppression de cette non-compensation, soutenus par l'ensemble des oppositions et certains de nos collègues de la majorité. Pour justifier l'injustifiable, vous avez préféré au débat politique l'astuce comptable. Plutôt que de porter cette question sur le terrain des idées, parce qu'elle engage le sens et l'essence même de la sécurité sociale, vous la dissimulez maladroitement derrière de mauvaises raisons budgétaires. C'est la manifestation que la politique, en ce qu'elle porte de courage et de décisions, a cédé le pas, une fois de plus, à la technique ; la démonstration que, peut-être, le ministère chargé de la santé est plus que jamais sous la tutelle du ministère chargé du budget.
Pour revenir à l'équilibre, il vous faudra expliquer aux partenaires sociaux, aux établissements et aux professionnels de santé, aux retraités ainsi qu'aux entreprises de la filière du médicament ou du dispositif médical que les efforts qu'ils ont réalisés depuis tant d'années ont été vains. Il vous faudra leur expliquer qu'à vos yeux ces efforts n'étaient pas suffisants et que, pour quelques années encore, ils devront subir l'orthodoxie budgétaire à laquelle tous les gouvernements les ont condamnés depuis une décennie ! Et pour quelle raison ? Parce que l'État a choisi de transférer une partie de son déficit à la sécurité sociale.
Comme vous l'avez dit à juste titre, madame la ministre, le projet de loi de financement de la sécurité sociale n'est pas seulement un exercice comptable. Il devrait être la représentation chiffrée d'une vision, d'un projet, d'une destinée commune. Quelle est cette vision qui vous porte ? Quel est ce projet qui vous habite ? Où entendez-vous conduire notre système de santé dans les cinq, dix ou quinze prochaines années ? En avez-vous seulement une image claire ? Car, derrière les choix d'une politique et les ressources qu'on lui alloue, derrière les chiffres et les crédits de financement, il y a véritablement un choix de société.
Où est votre projet de société quand aucun moyen n'est provisionné dans ce budget au titre de la dépendance et du grand âge, alors même que vous nous promettez une loi au printemps prochain ?
Où est votre modèle de société lorsqu'à la suite de la réforme du reste à charge zéro, les premières augmentations des cotisations des mutuelles complémentaires se font jour, parfois très au-delà de l'inflation ?
Où est votre choix de société lorsque 12 millions de personnes vivent avec une pathologie psychiatrique avérée et que vous n'envisagez pas de réforme du financement de la psychiatrie avant au mieux 2021 ?
Où est votre choix de société lorsque la politique familiale n'est pas relancée, que le taux de natalité continue de chuter,