Pour les chirurgiens-dentistes, la prise de conscience au niveau ordinal s'est faite avec l'intégration de notre profession dans les travaux de la MIPROF au cours du dernier trimestre 2015. Les travaux opérationnels ont commencé en 2016 avec l'élaboration d'un certificat médical et d'une affiche – nous vous avons transmis tous les documents que nous avons réalisés dans ce cadre.
La lettre de notre organe national, diffusée auprès de tous les chirurgiens-dentistes, a consacré plusieurs articles à la question des violences.
Les chirurgiens-dentistes ont l'habitude de faire des certificats médicaux initiaux. Par exemple, lorsqu'un enfant tombe à l'école et se casse une dent, il faut acter d'une façon neutre que la dent est cassée, comment elle est cassée et comment elle va être réparée. Ce certificat est d'autant plus important que reconstituer une dent est souvent un acte financièrement lourd. Dans le cas des violences, la différence tient à la prise en charge sociétale et à notre rôle éventuel dans l'accompagnement.
Lorsqu'une patiente se présente à nous, nous pouvons constater les chocs, faire une détection opératoire. Je pense à la patiente qui déclare avoir pris une porte de garage sur la tête mais qui a les dents cassées comme si elle avait pris un coup. Nous pouvons alors détecter les violences mais il n'est pas simple de s'immiscer. Le questionnement systématique n'est pas non plus aisé à intégrer dans notre pratique qui est déjà compliquée.
Face à ces difficultés, l'Ordre a décidé de vraiment s'impliquer et de s'investir en aidant les professionnels de manière plus cadrée et plus systématique. Nous avons ainsi mis en ligne une formation, en e-learning, où nous mettons à disposition tous les documents et films de la MIPROF. Nous l'avons fait en collaboration avec la MIPROF, de manière à ce qu'un maximum de professionnels puisse être formé dans un cadre plus simple, facile et moins contraignant qu'une formation en présentiel. Ces dernières existent mais elles sont beaucoup plus élaborées. Le e-learning permet de développer les fondamentaux et de donner des outils sur les certificats, des fiches de prise de charge pour savoir réagir. Nous avons également mis en place un référent dans chaque conseil départemental. La désignation se fait parfois par défaut, mais souvent vise des gens qui sont quand même un peu impliqués ; ils bénéficient d'un soutien national. Quand il y a une « défection » ou une carence au niveau local, le conseil régional prend le relais.
Les référents ont été formés par la MIPROF ; nous avons aussi organisé une formation au niveau de l'Ordre pour appuyer et aider les professionnels. La démarche est en effet difficile. L'affiche que j'évoquais, nous l'avons voulue neutre, pas trop agressive pour pouvoir être mise dans tous les cabinets dentaires. Nous avons voulu essayer d'avoir quelque chose de générique pour avoir l'adhésion d'un maximum de professionnels. La difficulté est que l'on demande au chirurgien-dentiste de s'impliquer sociétalement, ce qui est humainement complexe.
Mettre une affiche dans nos salles d'attente, dans un lieu visible, pousse un peu les femmes à nous parler quand nous sommes en consultation. Ce qui est important, c'est de savoir que souvent, les patients ne rentrent pas forcément seuls en consultation. Il n'est pas forcément facile de s'y opposer et l'accompagnateur peut être l'auteur des violences. Il faut néanmoins y être attentif et cela suppose d'avoir été formé.
La formation, qui n'existait pas vraiment dans notre profession, se développe, que cela soit en présentiel ou par cet outil en e-learning.. Les référents permettent de constituer un réseau au niveau départemental pour faire le lien avec tous les acteurs, que ce soit la police, les parquets, ou les associations.
Il est toutefois difficile de suivre les changements. En tant que chirurgienne dentiste de terrain, je dois dire que dans le cadre d'un exercice libéral il est difficile de suivre les mutations professionnelles, de savoir qui est le référent départemental de s'adresser au nouveau quand il a changé, de savoir qui contacter dans les associations… À Paris, il existe des structures importantes qui peuvent faire le lien ; en province ce n'est pas forcément aussi évident.
Pour les signalements, je laisserai ma collègue juriste intervenir. Je voudrais juste revenir sur certains éléments. Il est difficile de savoir comment signaler. En Savoie où j'exerce, le parquet nous conseille de passer par le filtre ordinal. Le conseil départemental a en effet un contact direct avec le parquet et les magistrats du siège. Ces derniers n'ont pas à traiter toutes les demandes, ni à recevoir les appels parfois abracadabrantesques de certains confrères. C'est l'Ordre qui présente des dossiers et les magistrats n'ont ainsi qu'un seul interlocuteur. On peut ainsi aller plus vite et assurer une permanence. Au niveau de l'ordre, nous savons aussi comment réagir et quels éléments faire remonter.
Les référents disposent quant à eux d'une liste recensant ce qu'il est possible de faire, document que nous pouvons remettre à une patiente ; ils ont aussi la liste des associations qui peuvent être contactées.
Personnellement, j'ai ajouté un item au questionnaire médical que j'utilise. Je n'ai pas retenu la question : « êtes-vous victime de violences ? », car elle n'est pas facile à poser si le mari est à côté de la patiente. J'ai préféré la formule « avez-vous pris déjà un choc, des coups ? ». Sur la base de sa réponse, nous engageons la conversation et c'est plus facile ainsi. On peut envisager un questionnement plus direct mais les patients ne vont pas forcément oser répondre. Une femme va peut-être plus facilement le dire ; un homme pas toujours ; un enfant, comment va-t-il le dire ? Nous avons des leviers pour engager la conversation, et surtout nous pouvons nous appuyer sur une prise de conscience de plus en plus importante du phénomène.
Les instances ordinales sont très impliquées et il faut poursuivre l'effort. Grâce à la MIPROF, nous avons un vrai rôle, un engagement que nous n'avons pas forcément en tant que chirurgiens-dentistes. Nous avons pris conscience que nous pouvions agir en tant que profession. Lorsque nous constatons des traces de choc, des dégâts sur le visage, un coup, une lèvre blessée… nous pouvons établir un certificat. Ce dossier médical dentaire doit être très bien rempli. Même si la personne ne nous dit pas qu'elle a été blessée ou qu'elle a subi quelque chose, le fait de noter, de prendre l'habitude de noter systématiquement ce que nous avons constaté, de garder les radios, de tout conserver est une base. Nous avons aussi pris l'habitude de communiquer avec nos collègues, surtout lorsqu'il faut réaliser des actes très invasifs qui demandent de travailler avec un médecin – je pense par exemple à une extraction qui peut être cinglante ou aux hémorragies. Se parler est un atout ; l'aide du référent est importante car nombre de nos confrères ne sont pas à l'aise. Certains n'ont pas de difficulté mais nombre d'entre eux restent convaincus que c'est une contrainte supplémentaire. Je sais que cette affirmation peut apparaître choquante. Mais il est compliqué de faire face à une personne violente qui se présente au cabinet alors que sa compagne ne souhaite pas porter plainte ou qu'elle a fini par retirer sa plainte. Il faut savoir comment réagir. C'est la vraie vie des cabinets libéraux : faire face à de tels événements parfois tard le soir et seul.
Alors parler avec ses confrères est une aide. Il faut soutenir les formations, accélérer les prises de conscience, développer les réseaux multiprofessionnels,… On y arrive progressivement mais, comme vous l'aurez compris, les signalements ne sont pas faciles à faire.